Charles braque d’un coup sec son volant. Quelques affaires du tableau de bord se renversent sur la moquette. Il ne quitte pas des yeux la voiture qu’il poursuit, quitte à couper la route aux bus et vélos qui se mettent en travers de sa route. « Elle tourne à droite là », dit-il, au téléphone, en kit mains-libres. Ce matin, Charles, 57 ans, est en binôme avec Valentin, 22 ans. Ils suivent à la trace une ancienne coach sportive, incapable de reprendre son travail et soupçonnée par son assurance d’avoir menti pour bénéficier d’une belle indemnité. Mais il ne s’agit que d’un exercice pratique, la coach est jouée par une élève. Dans quelques mois, Charles et Valentin seront officiellement des détectives privés. Encore à l’Ecole Supérieure des Agents de Recherches Privées (ESARP), leurs études touchent à leurs fins dans quelques semaines.
« Doucement, Charles, n’oubliez pas de respecter le code de la route quand même », réprimande Julie Catalifaud, détective privée et enseignante, tout en s’accrochant autant que possible à une poignée du véhicule. Ce matin, les deux étudiants sont faussement mandatés par une assurance pour vérifier si la coach n’a toujours plus l’usage normal de sa jambe et de son dos.
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Il est maintenant régulier que des entreprises fassent appel à des détectives pour enquêter sur des cas suspects. « Il y a même des algorithmes qui permettent de détecter des cas de fraudeurs et déclenchent des enquêtes », affirme Samuel Mathis, le directeur de l’école. La fausse coach donne un cours particulier dans un parc où elle utilise sa jambe sans problème. Les élèves tentent de la photographier et manquent encore de discrétion. Valentin s’assoit près d’elle dans le parc et fait mine de textoter et téléphoner pendant qu’il prend des photos et vidéos avec son smartphone. Charles, plus loin, prend des clichés avant de se faire reprendre par la professeur : « On vous voit trop là ».
Désormais chacun dans leurs véhicules respectifs, les deux comparses échangent de place pendant qu’ils roulent pour ne pas se faire repérer. « L’idée c’est qu’il y ait toujours une voiture tampon (d’un particulier) entre le détective et l’enquêté », déclare la prof. Valentin prend le relais et se gare derrière la coach, qui se dirige à pied vers un centre commercial. Il enfile une casquette sur la route. Sans pour autant changer totalement d’apparence, les détectives utilisent régulièrement des accessoires comme des lunettes, chapeaux ou perruques pour éviter d’éveiller les soupçons.
Une fois dans la galerie marchande, difficile de ne pas se faire remarquer. Entre les deux élèves qui marchent lentement et se cachent au maximum pour éviter d’attirer l’attention de la coach, la professeur qui les suit et notre équipe, la filature se transforme elle-même en filature. En effet, cinq vigiles sont déjà à nos trousses et nous suivent en se parlant par talkies walkies. Un comble pour des détectives privés. L’enseignant sourit : « Ça arrive souvent dans ce genre d’endroit, on est forcément un peu suspects quand on est aussi nombreux. En temps normal, bien sûr, ça ne doit pas arriver ». Elle sonne la fin de l’exercice. Valentin et Charles montrent leurs photos et font un résumé de la citation, comme ils le feraient à un client. Leur rapport manque de détails. « On l’a vu faire du sport », raconte l’un. « Oui, mais quoi exactement ? Elle utilisait sa jambe droite ? Son dos ? », questionne la prof intransigeante, qui attend d’eux un professionnalisme à toute épreuve. Tout doit être parfait, il s’agit des dernières semaines avant qu’ils soient lâchés dans la nature.
Depuis 2003, une formation d’un an est obligatoire pour exercer le métier de détective privé. Seuls, les anciens officiers de police judiciaire ont une équivalence pour éviter de repasser par les bancs de l’école. Il existe quatre formations en France, deux universitaires et deux privées. En une année, les étudiants doivent passer par 1 200 heures de cours. Pour entrer dans un de ces établissements, la sélection est drastique. Un millier de candidats se présente chaque année au concours d’entrée rien qu’à l’ESARP. À l’issue d’un écrit et d’un oral, une vingtaine d’élèves sont sélectionnés pour la promotion de directeur d’agence et une quinzaine pour celle de collaborateurs. « On est presque à parité et pour la première fois cette année, on aurait pu faire une promo constituée de 80% de femmes. Il y a 20 ans, le métier n’était occupé que par des hommes », se réjouit le directeur.
Julie Catalifaud, 36 ans, est la seule femme parmi les instructeurs présents pour cette semaine de cours de filature. Lorsqu’elle s’est lancée dans le métier, il y a 11 ans, elle faisait partie des rares femmes détectives privés. Juriste de formation, elle est passée par la formation universitaire d’Assas pour devenir directrice d’agence. « Je pensais devenir avocate mais j’ai eu peur de m’ennuyer, je cherchais quelque chose de plus atypique. »
« Je passe bien sur le terrain, je suis une jeune femme, je n’ai pas le profil. »
Si le métier se féminise au niveau des écoles, les femmes se font encore rares. « Par mail, on me dit souvent “bonjour monsieur.” Je n’ai été entourée quasiment que d’hommes durant toute ma carrière mais ça n’a jamais été un problème. J’ai une personnalité qui fait que je me laisse pas marcher dessus. » Certains de ses clients font justement appel à elle car dans l’imaginaire collectif un détective privé est forcément un homme. On se méfie moins d’elle sur le terrain. « Je passe bien sur le terrain, je suis une jeune femme, je n’ai pas le profil. Je suis douée et connue pour les filatures. » Il lui arrive parfois de travailler à plusieurs, notamment pour créer un binôme homme-femme pour jouer un couple lors de missions plus complexes.
Dans le travail, comme dans la vie, la jeune femme est prévenante. « Vous ne mettrez pas ça dans votre reportage hein ? » ou encore « attention, ce sont des journalistes, ils peuvent déformer nos paroles, arrête de raconter ça », dit-elle, en engueulant presque un de ses confrères professeurs, lorsqu’il partage une de ses mésaventures au travail.
Aujourd’hui, un détective privé peut être mandaté par une entreprise comme un particulier, pour tout type d’affaires. Allant de l’adultère, de l’arnaque à l’assurance jusqu’au non-respect de clause de non-concurrence. Cas inattendu : depuis plusieurs années, ils peuvent être contactés par des parents inquiets des fréquentations de leurs enfants. « Certains de nos clients veulent savoir si leur enfant prend de la drogue, s’il sèche ou s’il a de mauvaises fréquentations », affirme Thibault Zandecki, autre instructeur.
Détective généraliste depuis cinq ans, il est aujourd’hui en charge d’un groupe de trois associés. « De base, j’avais une formation de technico-commercial mais je ne voulais pas faire que du bureau. Un jour, je vais travailler sur une affaire de garde d’enfant, un autre sur une usurpation d’identité et après sur un vol. On ne voit jamais la même chose ». En cours, il n’hésite pas à donner des conseils pratiques sur les meilleures manières de rester concentré “en planque”. En effet, après des heures d’attente dans une voiture, le sommeil peut vite gagner les enquêteurs. À chacun sa technique pour rester éveillé. Dans son cas, il écoute un livre audio ou un podcast, pour rester alerte. « C’est souvent le moment où tu es déconcentré que ça part. Cinq secondes de retard peuvent te poser problème pendant toute une filature ».
Dans le cadre ses cours, il envoie, aujourd’hui, son groupe sur une affaire d’adultère. « Vous êtes mandaté par sa femme qui a des soupçons. » S’ensuit une filature d’une demi-heure où l’homme à suivre entre dans un sex-shop, pour y retrouver quelqu’un. Reste à démontrer pour les élèves, s’il s’agit de sa maîtresse ou non, et surtout à rester discrets dans un environnement tel qu’un sex shop. Un se positionne non loin de la boutique pour guetter l’entrée. Quelques peu hésitante, une autre finit par entrer dans le magasin. Muni d’un gigantesque sac à dos noir, digne d’un black bloc, elle est remarquée par le vendeur qui la suit du regard.
« Je me suis même demandé si détective, ça existait vraiment comme métier »
Comme dans le centre-commercial, il faut non seulement être indétectable pour la personne suivie mais aussi dans tout l’environnement dans lequel on évolue. Presque tous les détectives finissent un jour ou l’autre par être repérés, que cela soit à l’école ou dans l’exercice de leur fonction. C’est ce qui est arrivé il y a quelques mois à un élève en stage, Valentin, qui en parle ouvertement : « J’ai appris de cette erreur de débutant, je sais que je ne le referais plus ». En mission dans un village, il s’est fait repérer par un voisin. « C’est plus difficile de travailler dans les petites villes, car tout le monde se connaît, on nous remarque beaucoup plus vite ». Dans ce genre ce situation, la règle est simple : nier, partir et mettre en pause la mission avant de la confier à un autre détective.
L’école n’impose pas de limite d’âge pour postuler, les vingtenaires côtoient les sexagénaires. La promotion va de 22 ans à 57 ans cette année. Tous les profils sont acceptés. Valentin, 22 ans, est diplômé en hôtellerie restauration. C’est par hasard, lors d’un bilan de compétences, qu’il a découvert ce métier : « Je me suis même demandé si détective ça existait vraiment comme métier ». Le jeune homme s’est découvert une passion pour le droit, matière la plus enseignée. À ses côtés aujourd’hui, Steven un autre de ses camarades, un ancien pompier et Charles, ancien banquier de 57 ans. « J’ai passé 35 ans en banque internationale. J’ai eu l’opportunité de partir avec une rupture conventionnelle dans des conditions idéales. Je suis assez proche de la retraite et en forme, je peux travailler encore 10 ans en tant que détective privé. C’est ce que je voulais faire pour ma fin de carrière. »
Après avoir déjà eu recours par deux fois à des détectives, Charles s’est donc lancé dans un métier qui ressemble beaucoup à son ancien poste. Investigations et enquêtes faisaient déjà parties de son quotidien en tant que banquier, lorsqu’il fallait déterminer si un client était fiable ou non. Mais cette reconversion n’a pas été de tout repos, entre le terrain, d’utilisations d’objets techniques et surtout la théorie, Charles a dû se remettre dans la peau d’un élève. « Je n’imaginais pas à quel point c’était considérable comme formation, surtout au niveau juridique. C’était très intéressant mais il fallait s’accrocher », raconte-t-il, en riant. L’ancien banquier n’a pas encore une idée très claire de ce qu’il compte faire à la sortie de l’école. Mais ce n’est pas le cas du directeur de la formation, Samuel Mathis, qui voit déjà un parcours tout tracé pour Charles. « Avec son expérience, il sera détective financier, c’est sûr, il y a de vrais besoins dans le domaine et il a déjà une expertise ».
Métier plein d’aventures ou encore recours à des gadgets en tout genre… Parmi les candidats qui se présentent au concours de cette école, beaucoup sont bercés par les fantasmes qui entourent ce métier, qui n’est pourtant pas de tout repos. Pour ceux à leur compte, le salaire fluctue selon les mois et les missions. Le tarif de l’heure en moyenne oscille généralement entre 80 et 130 euros de l’heure. Il est souvent difficile de maintenir un bon équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Le directeur s’étonne même qu’un des professeurs soit en couple. Sans cesse en déplacement, avec des horaires imprévisibles et dépendant de leurs missions, les détectives privés sont forcément solitaires.
Petit à petit les invitations aux anniversaires d’amis se tarissent jusqu’à ce qu’elles disparaissent totalement. « On sait où on part mais jamais quand on revient. Ça a marché un temps pour moi mais mes compagnes finissaient toujours par se lasser. À mes 30 ans, j’en ai même une qui avait déménagé quand je suis revenu. Je crois qu’elle a eu raison », déclare le directeur, avec un sourire triste. Mais l’homme ne changerait pour rien au monde de métier dont il parle avec des étoiles dans les yeux. Julie, quant à elle, se souvient de cette fois où une fête était organisée chez elle, sans qu’elle puisse s’y rendre. « J’ai prévenu trois heures avant que j’étais à Bordeaux ».
Malgré une sélection draconienne lors des concours et un train de vie épuisant, les détectives privés sont chaque année plus nombreux en France. Le territoire en compte entre 800 et 1000. Avec quatre écoles qui forment une trentaine d’élèves par promotion, une centaine de nouveaux détectives arrivent sur le marché chaque année. De quoi inquiéter quelques fraudeurs…
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