Santé

En Inde, la crise sanitaire fait des ravages sur la santé mentale

India covid crisis

C’était le 1er mai et Sushma, une employée de maison qui fait la cuisine pour trois familles de Bombay, dans l’ouest de l’Inde, était en retard au travail. La jeune femme de 31 ans n’avait pas dormi de la nuit. Elle n’avait cessé de se tourner et de se retourner dans son lit à même le sol, à côté de sa belle-mère qui ronflait, en pensant à son frère et à sa famille, à 1 500 kilomètres de là, dans la capitale New Delhi. La dernière fois que Sushma les a vus, c’était il y a plus d’un an, avant que la pandémie ne frappe et que les frontières des États ne se ferment.

Depuis, elle a vécu des montagnes russes d’émotions. Elle est passée de la peur mêlée d’espoir au début de la pandémie à la confiance et à l’excitation lorsque les choses semblaient s’améliorer au cours de la nouvelle année, puis à un sentiment de désespoir et d’apathie aiguë, dans un contexte de recrudescence sans précédent des cas.

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Au cours du mois dernier, Delhi est devenu un épicentre du Covid-19 dans une Inde qui enregistre le plus grand nombre de cas quotidiens au monde. Les cas ont augmenté si rapidement que le système de santé public de Delhi s’est presque effondré. On a pu voir des scènes déchirantes de personnes se bousculant pour obtenir de l’oxygène et des lits d’hôpital, des crématoriums pleins à craquer, des cadavres s’entassant dans les morgues, incinérés dans des parcs publics improvisés ou même sur des trottoirs, et des employés de cimetière travaillant sans relâche. Et bien que la famille de Sushma ait été épargnée par le virus jusqu’à présent, son anxiété la ronge.

« En temps normal, j’aime bien aller au travail, mais ces derniers temps, je dois me forcer à sortir du lit, dit-elle. Je ne veux pas que mon entourage panique, alors je garde tout pour moi, mais en fait, je suis tendue en permanence. Chaque appel téléphonique fait battre mon cœur à toute vitesse. Je n’arrive pas à travailler correctement. »

Même pour moi, qui suis une Indienne privilégiée bénéficiant d’un meilleur accès socio-économique dans la vie, les mots de Sushma ont une résonance. Ma main est lourde alors même que je tape ces lignes, mais je continue par culpabilité. Culpabilité parce que mes proches sont en grande partie en sécurité, alors que tant de gens ne le sont pas. J’ai honte de ma fatigue, car je me dis que je ne la mérite pas. Mais je suis fatiguée. Je suis tentée d’appeler mon rédacteur en chef et de lui demander un congé, ce que mes privilèges me permettent de faire, contrairement à la plupart des gens dans ce pays.

Je retourne en cuisine pour essayer de trouver du réconfort dans de la bonne nourriture comme je le faisais l’année dernière à la même époque, mais maintenant chaque émotion est amplifiée. Ma gratitude pour la sécurité de mes proches est maintenant multipliée par 100. Mon empathie pour ceux qui souffrent est maintenant plus profonde. Tout comme mon chagrin pour les personnes qui meurent, que je ne connaîtrai jamais et que ce pays réduit à une simple statistique.

Et il y a la rage. Une rage impuissante face aux gens pour qui nous avons voté et qui nous ont si misérablement laissé tomber. Je sens des larmes chaudes et piquantes qui sortent de nulle part, et je me demande si je ne suis pas en train de dramatiser parce que, en toute honnêteté, je ne comprends même pas le vrai chagrin des gens qui souffrent réellement. J’ai envie de me dire que tous mes sentiments sont valables aussi, mais cela me semble aussi insignifiant que les gens qui affichent leurs photos de vacances pendant une pandémie.

« Parce que nous traversons collectivement ces émotions, nous ne voyons aucun espoir venant de quelque part que ce soit, m’explique la psychologue et psychothérapeute Hvovi Bhagwagar. Ce n’était pas le cas l’année dernière. Il y a un an, on pouvait facilement trouver un ami avec un état d’esprit relativement plus optimiste. Mais maintenant, chacun a sa propre histoire d’horreur à partager. »

Les mots de Bhagwagar sonnent juste. J’ouvre le journal le matin et je suis confrontée à des images traumatisantes et à des statistiques affligeantes. Je prends mon téléphone pour faire défiler des mèmes et des vidéos de chiens sans intérêt et je tombe sur des posts désespérés de personnes qui réclament de l’oxygène ou des médicaments pour sauver leur vie. Je sors mon chien pour une courte promenade et je compte au moins cinq sirènes d’ambulance qui passent en trombe. Les personnes qui vivent à proximité de crématoriums se réveillent avec l’odeur âcre des corps brûlés et la fumée des bûchers qui s’élève en un nuage de cendres grises au-dessus de leur quartier. En raison des problèmes liés à la pandémie, comme la perte des moyens de subsistance, les conditions difficiles du télétravail, les problèmes financiers et les foyers toxiques, nous étions déjà épuisés avant même que la terrible deuxième vague n’éclate.

Ceux dont les proches ont été emportés par le Covid-19 vivent une situation bien plus difficile que les autres peuvent imaginer. « L’un de mes meilleurs amis, qui avait tout juste 30 ans et était asthmatique, est décédé, mais je ne peux même pas aller voir ses parents pour leur offrir du réconfort », raconte Burhanuddin, professeur de sport dans une école de la ville de Bengaluru, dans le sud de l’Inde.

Les campagnes de vaccination aléatoires à travers le pays ne sont pas non plus rassurantes.

« Lorsqu’un traumatisme frappe pour la première fois, nous avons une tolérance innée plus élevée, car nous sommes nés avec la résilience. Parce que nous ne connaissons pas l’ampleur d’une situation, nous avons de l’espoir, explique Arushi Sethi, cofondatrice de Trijog, une organisation pour la santé mentale. Mais lorsque cette situation persiste et qu’il n’y a pas de répit en vue, la peur se transforme en phobie. »

Sethi utilise un terme qu’elle a inventé : « la fermentation de la peur ». Il touche immédiatement une corde sensible. Nous avons tous un certain degré de peur qui fermente en nous, en particulier parce que nous avons eu un aperçu de la vie normale avant que la deuxième vague ne nous frappe de plein fouet. Tout le monde a utilisé cette période intermédiaire entre les deux vagues pour rattraper le temps en terme de fêtes, de voyages et de vie sociale. Nous pensions en avoir fini avec l’horreur. En fait, nous n’en étions qu’au début.

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Une patiente respire à l’aide d’oxygène fourni par un Gurdwara, lieu de culte sikh, sous une tente installée au bord de la route à Ghaziabad, en Inde, le 29 avril. Photo : Prakash Singh/AFP

Si je parviens encore à décrire mes sentiments d’apathie et de chagrin, la plupart des Indiens n’ont même pas de vocabulaire pour verbaliser leurs émotions. Aucune des 22 langues officielles de l’Inde n’a de mots pour dire « santé mentale » ou « dépression ». Il est tabou de parler de ses véritables sentiments. En 2016, une enquête nationale sur la santé mentale menée dans 12 États a permis de documenter une liste de plus de 50 termes péjoratifs utilisés pour désigner les personnes souffrant de maladie mentale. « En général, les personnes atteintes de troubles psychiatriques sont perçues comme incompétentes, irrationnelles et indignes de confiance ; par conséquent, elles ont peu de chances de se marier », a déclaré l’un des participants à l’enquête.

L’Inde a également un taux de suicide extraordinairement élevé. Bien qu’il y ait eu des signes de changement, avec des lignes d’écoute de plus en plus saturées, le problème est systémique et nécessitera beaucoup plus d’efforts de la part des dirigeants au sommet. L’Inde n’a consacré que 1,8 % de son PIB à la santé en 2020-21. C’est l’un des plus faibles montants consacrés à la santé par un gouvernement dans le monde. Sur ce montant, moins de 1 % a été alloué à la santé mentale.

Bhagwagar estime que cette pandémie de santé mentale n’a pas encore atteint son apogée et que nous n’en verrons les retombées que dans les mois à venir. Je demande à des experts ce que nous pouvons faire pour faire face à notre nouvelle réalité, mais ils me donnent des conseils qui me semblent trop simplistes : se concentrer sur son sommeil, faire de l’exercice, établir une sorte de routine ou de structure et s’y tenir, se concentrer sur sa respiration. Cela semble trop simple pour un tel traumatisme de masse. Mais peut-être que la simplicité est précisément ce dont nous avons besoin en ce moment.

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