Au large de Marseille, non loin des îles du Frioul, s’étend le plus important spot de pêche des marins professionnels du coin. Tous s’y ruent dès le petit matin pour placer leurs filets ou leurs palangres.
Sac à dos vissé sur le dos, je suis partie rejoindre Fabien et Nicolas, deux pêcheurs pas tout à fait comme les autres, avec mon sandwich à la rosette et une plaquette de médocs anti-vomitif. L’aventure a ses limites et j’étais bien décidée à ne pas passer la journée à nourrir les poissons.
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Les deux acolytes m’avaient donné rendez-vous, dans une des innombrables criques. Attentionnés, Fabien et Nicolas m’avaient même épargné un réveil aux aurores. C’est donc à 12 heures pétante que j’ai pris la navette sur le Vieux Port direction la calanque de la Crine.
La première épreuve de la journée consiste à sauter d’un petit rocher jusqu’à bord du chalut sans tomber dans une eau à 10 degrés. En plus de perdre une partie de ma dignité, j’aurais également laissé filer mon déjeuner.
Une fois arrivée sur le pont du bateau, j’ai fait face aux deux grands gaillards qui allaient accompagner ma journée. Salopettes en caoutchouc, bottes de marin, canifs à la main les deux gars en imposent. Le premier contact a tout de suite été le bon. Patients et accueillants, ils ont vite fait de me trouver une petite place entre le vivier et le treuil à filet.
Ils ont commencé à me raconter leur vie de marins professionnels, bien loin de celle des pêcheurs plus « traditionnels ». Leur crédo, tuer le poisson selon une technique japonaise ancestrale appelée Ikejime. « On enfonce une pointe en inox au niveau du canal rachidien situé entre les deux yeux, puis on glisse dans ce trou une tige pour détruire la moelle épinière », m’explique Fabien, pêcheur professionnel depuis 2012.
« C’est une méthode qui consiste à mettre le poisson en état de mort cérébrale tout en laissant fonctionner le cœur, poursuit-il. L’animal souffre peu et se vide ainsi de son sang qui ne stagne pas et ne dégrade pas sa chair », Moi qui m’étais préparée à inhaler des odeurs de poisson pourri toute la journée, j’étais sauvée.
C’est lors de son bref passage sur les chaluts normands que Fabien a entendu parler de cette technique qui n’altère pas le goût du poisson et respecte l’animal. De retour à Marseille, il convainc son collègue de chasse sous-marine de rendre les gants d’aide-soignant pour enfiler le ciré. « On a regardé des vidéos pendant des heures, on s’est formés seuls. Au début c’était pas facile de trouver le canal rachidien », raconte-t-il.
À force d’efforts, le résultat escompté est tombé. « Le goût était époustouflant. » Une victoire qui les pousse à acheter leur petite embarcation de 8 mètres en avril dernier et à se lancer.
Respect du poisson, respect du goût, respect de l’environnement, les deux pêcheurs font figure d’ovnis dans le paysage phocéen. « Au début, on a fait rire tous les pêcheurs du Vieux Port. Ils nous ont pris pour des fous avec notre technique venue du Japon. D’ailleurs, à ce que je sache on est les seuls à faire ça ici », explique Nicolas, clope au bec et yeux pétillants de fierté.
À tout juste 29 ans, Fabien est le plus jeune pêcheur de la rade. « Nous, en cette saison (début de l’hiver), on pêche la dorade à la palangre. C’est-à-dire qu’on tend un fil sur 1 kilomètre environ sur lequel on fixe 300 hameçons. Une fois toutes les palangres positionnées, on va les relever. »
Et c’est là que les choses se gâtent et que la tension monte entre les deux matelots. Faut dire qu’un poisson perdu pèse lourd sur la facture de la journée. Alors pour ne pas s’emmêler les hameçons et ne pas perdre un temps précieux, chacun a un poste bien défini.
Fabien pilote presque à l’aveugle l’engin sous les ordres de Nicolas qui remonte la ligne et lui décrit comment se positionner. Quand un poisson est ferré, Nicolas l’attrape avec son salabre [NDLR : une sorte de grande épuisette] puis le jette dans le vivier.
S’il a le temps, Fabien le pose sur son poste de travail et le tue façon Ikejime. C’est un travail d’une précision incroyable, où chaque geste est mesuré et où chacun doit garder son calme sans déraper. Quand on sait qu’il faut environ 1 h 30 pour relever une palangre d’un kilomètre, ne pas s’engatser relève de l’exploit.
Les deux amis se connaissent par cœur et arrivent à anticiper les coups de sang de l’autre. Passer 10 heures de sa journée sur 16 mètres carrés, ça renforce les liens. Mais c’est au club de chasse sous-marine que leur amitié est née il y a plus de 10 ans.
« Ma femme pète un câble, ironise Nicolas, je passe déjà toute la journée avec Fabien et en plus quand on n’est pas sur le bateau, on enfile les palmes et on prend le fusil pour aller chasser ! »
Du temps pour décompresser, ils en ont besoin. On ne peut pas dire que les deux pêcheurs font ça pour l’argent mais plutôt par profond respect de l’animal et de la mer. Dépendants des caprices de la météo, les conditions de travail de Fabien et Nicolas sont hostiles.
« Quand il y a du vent, c’est mort on ne peut rien faire. Pour faire ce métier, il faut aimer la mer, pas que la baignade ! En été, on crame comme des écrevisses et en hiver on se gèle les bonbons ! », ironise Nicolas.
« Les pêcheurs traditionnels pêchent des tonnes de poisson par jour alors que nous, ça tourne autour de 30 kg pour une bonne journée », assure Fabien. La technique de l’ ikejime est longue et fastidieuse et même si le poisson est vendu 2 fois plus cher (en moyenne 30 € /kg), cela leur permet tout juste de couvrir le crédit du bateau et de se tirer un petit salaire.
« C’est une technique qui prend du temps car on tue les poissons un à un et dans l’heure qui suit. On ne fait pas agoniser le poisson et on ne massacre pas notre zone de pêche. C’est l’avenir, on en est convaincu ! »
Alors quand on aborde le sujet du parc national des calanques, qui a réduit leur zone de pêche en une peau de chagrin, le ton monte et la colère se fait sentir. « On œuvre véritablement pour une pêche durable, on ne détruit pas la faune et on respecte les saisons de reproduction, c’est à ça qu’ils auraient dû penser plutôt que de tous nous entasser sur la même zone », s’emporte Nicolas.
Ces valeurs leur ont valu le respect des plus grands chefs de la région, devenus clients fidèles. « Dès qu’on débarque, on passe quelques coups de fil pour dire ce qu’on a dans nos glacières et on livre aux grands restaurants de la côte. Les retours des chefs sont toujours très bons, ils nous disent tous que jamais ils n’avaient travaillé un poisson pareil. Ça nous encourage à continuer ! »
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