Om Sleiman est on ne peut plus éloignée de l’image que l’on peut se faire d’une ferme biologique. Le chemin de terre battue qui mène à la propriété longe une partie de la barrière de séparation israélienne, construite en 2004 dans la petite ville de Bil’in, en Cisjordanie occupée.
Des blocs de béton hauts de huit mètres se dressent vers le ciel, si proches que l’on pourrait les toucher du doigt – en admettant qu’ils ne soient pas protégés par ces interminables clôtures de fil barbelé. La ferme elle-même donne directement sur Modiin Illit, l’une des plus grandes colonies israéliennes de Cisjordanie, où l’expansion et la construction n’ont pas cessé depuis son implantation en 1994.
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Chaque matin, et jusqu’au soir, l’abondante production biologique d’Om Sleiman se nourrit des rayons du soleil, bercée par le fredonnement lancinant et discordant des moteurs des bulldozers. Mais au-delà des tristes paysages qui trahissent une occupation violente, l’espoir pousse jour après jour.
Muhab Al Alami et Mohammad Abu Jayyab ont créé la ferme Om Sleiman en janvier 2016. Ils avaient alors deux objectifs : reconnecter les Palestiniens aux produits qu’ils consomment et renforcer l’identité déclinante de l’agriculture locale. Cette ferme fonctionne sur le même modèle qu’une AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) – et elle est la première de ce type en Palestine.
« Il s’agit de reconnecter les producteurs et les consommateurs à la terre. Les familles que nous nourrissons ne sont pas des clients, mais des membres de la ferme », explique Al Alami. Le système est simple : les membres font confiance à Om Sleiman en payant leur part de produits au début de chaque saison.
Fondamentalement, cela permet d’assurer une production alimentaire fiable, écologique et juste, aussi bien pour le consommateur que pour le producteur. En deux ans d’existence, Om Sleiman a doublé sa capacité et fournit désormais chaque semaine dix-huit familles adhérentes en produits frais et biologiques.
La terre a une grande signification spirituelle pour les Palestiniens. Pourtant, après 50 ans d’une occupation militaire brutale et répressive, près d’un quart de la population palestinienne souffre d’insécurité alimentaire. Le savoir collectif autrefois vivace sur la manière de vivre en harmonie avec la terre risque aussi de se perdre.
Debout sous un olivier à Om Sleiman, Al Alami explique que les bosquets caractéristiques du paysage environnant témoignent de pratiques agricoles autosuffisantes perfectionnées sur des milliers d’années. Il dit que la revitalisation de ces pratiques présente de nombreux avantages : « Vous protégez la terre, vous reprenez possession de votre identité, vous créez des possibilités d’emploi et vous êtes indépendant. C’est la façon de vivre la plus pacifique qui soit. »
La terre sur laquelle poussent les produits est un symbole. « Avant, ils étaient derrière le mur », explique Muhab en montrant les pieds de tomates. Le mur, construit bien au-delà de la Ligne verte qui délimite la frontière reconnue par la communauté internationale avec Israël, a confisqué plus de la moitié de Bil’in. Sa construction a privé les fermiers locaux de leur accès aux terres que leurs familles cultivaient depuis des générations.
Bil’in est devenue une icône majeure du mouvement palestinien de résistance non-violente lorsqu’un groupe de leaders mondiaux – composé notamment de Richard Branson et Jimmy Carter – appelé « The Elders » a attiré l’attention du monde sur la situation. En 2007, la plus haute instance d’Israël a ordonné à l’armée de ramener l’axe du mur vers Israël, restituant ainsi à peu près la moitié de leur terre agricole à ses propriétaires légitimes. Un villageois local originaire de Bil’in a récupéré la sienne et en a fait don au projet Om Sleiman.
Yara Duwani, une Palestinienne âgée de 25 ans, participe à la gestion d’Om Sleiman depuis deux mois. Elle pense que l’autosuffisance est le premier pas vers la liberté. « On est tellement dépendant de l’occupant – pour l’électricité, l’eau, le logement, la nourriture, les déplacements, bientôt l’air qu’on respire… Si nous, Palestiniens, ne pouvons pas produire notre propre nourriture, construire nos propres abris, avoir notre propre énergie, comment pouvons-nous mettre fin à cette occupation ? »
Duwani a choisi l’éducation comme forme de résistance pacifique. Passionnée par la souveraineté alimentaire et l’agriculture durable, elle rêve d’amener Om Sleiman au-delà de la simple production de légumes biologiques. Elle veut en faire un lieu central d’apprentissage, d’enseignement et de partage d’idées.
Il existe des défis inhérents à l’exploitation d’une terre sur laquelle abondent les signes de l’occupation. Des cartouches de gaz lacrymogène bordent le chemin de terre menant à la ferme Om Sleiman. L’aire de stationnement est souillée par les résidus noirs de pneus en caoutchouc, brûlés pour créer un écran de protection contre les tireurs d’élite israéliens lors de la manifestation hebdomadaire du vendredi à Bil’in. Le rang de chou frisé s’étire vers le soleil qui se couche derrière le mur de séparation.
« Chaque jour à la ferme se termine par le même constat : pendant que vous travaillez, vous constatez qu’ils construisent des colonies sur vos propres terres avec vos propres ressources, déclare Duwani. Le seul avantage, c’est que cela vous motive à œuvrer pour créer une communauté autonome, indépendante et productive. »
Depuis son introduction en Cisjordanie en 2004, l’agriculture biologique a pris son essor. Aujourd’hui, au moins 5 millions de dollars d’huile d’olive bio sont exportés chaque année depuis les Territoires occupés. Toutefois, les réalités de l’économie locale impliquent que les entreprises chargées de vendre des produits palestiniens biologiques issus du commerce équitable à des distributeurs – comme Canaan – se tournent uniquement vers le marché international.
Selon le Programme alimentaire mondial, pratiquement un quart de la population n’a pas les moyens de se procurer des aliments nutritifs. Pour les Palestiniens vivant en Cisjordanie occupée, cela signifie généralement qu’ils ne peuvent pas tirer profit de l’essor des pratiques d’agriculture biologique. À court d’argent, les Palestiniens achètent des produits sur les marchés de fruits et légumes (appelés hisbeh). Certains sont de saison – la plupart ne le sont pas – d’autres sont même considérés impropres à la consommation.
« Ici, les gens pensent que ce qu’ils achètent au hisbeh est de la meilleure qualité, explique Duwani. Ils ne comprennent pas qu’Israël nous donne les pires produits, ceux qu’ils ne peuvent pas vendre sur le marché israélien. »
La surreprésentation des produits israéliens est le résultat du Protocole de Paris de 1994, qui a accordé aux produits israéliens un statut préférentiel et un libre accès, renforçant la dépendance palestinienne, rendant impossible le boycott des produits israéliens en Cisjordanie et établissant sur les Territoires palestiniens occupés un marché captif. « Ce protocole a été l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire palestinienne. Il ne protège que les produits israéliens et force les Palestiniens à les acheter. Ce n’est qu’une façon de plus d’être les esclaves d’Israël », raconte Al Alami en s’occupant des fraises sous la serre.
« Israël ne veut pas que nous soyons productifs, poursuit Al Alami. Ils font tout pour faire de la Palestine une société de consommation, dépendante de l’économie israélienne. » Et la dépendance est bel et bien réelle. Les économistes des Nations Unies ont estimé que sans l’occupation, l’économie palestinienne serait deux fois plus importante qu’elle ne l’est actuellement.
C’est là que réside le problème : l’économie de la Palestine est inextricablement liée à celle d’Israël. Le développement d’un modèle agricole qui ne soit pas basé sur des produits importés d’Israël est crucial pour les agriculteurs palestiniens. Om Sleiman propose une solution.
La ferme s’est développée beaucoup plus rapidement que prévu pour Al Alami. En deux ans et demi, la capacité a été doublée et il y a maintenant 50 plates-bandes surélevées. Des rangées de légume – tous ceux que vous pourriez imaginer – recouvrent le moindre recoin de la propriété. Les deux gestionnaires et les membres sont heureux. Le succès d’Om Sleiman a encouragé 20 autres exploitations agricoles de Cisjordanie à adopter le modèle de l’AMAP.
Pour autant, n’allez pas imaginer qu’ils sont à l’abri des effets de l’occupation militaire. En récoltant les courgettes pour la distribution de cette semaine, Al Alami explique : « Exister sur votre terre est l’un des moyens les plus importants de résister à l’occupation. Mais malgré tout, ils vous ont toujours en ligne de mire. »
Six mois après la création de la ferme, l’armée israélienne est venue l’avertir qu’il ne pouvait pas continuer à cultiver dans la serre et sur la clôture. Un des 14 000 ordres de démolition en circulation en Cisjordanie. Alors qu’Om Sleiman tient toujours debout, Al Alami a été témoin de la destruction par l’armée israélienne de cinq autres fermes dans un rayon de 500 mètres au cours des deux dernières années. Pourquoi ? Simplement parce qu’elles existaient au mauvais endroit.
Situées en zone C, le développement des cultures de brocolis et de choux de Bruxelles sont complètement limité. Ces terres sont sous contrôle militaire israélien et représentent environ 61 % de la Cisjordanie. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA, pour Coordination of Humanitarian Affairs, en anglais), il est presque impossible de vivre dans cette région en raison de la mise en œuvre de politiques et de pratiques qui restreignent l’utilisation des terres et des ressources par les Palestiniens.
De fait, les Palestiniens de la zone C vivent dans un état permanent d’insécurité généralisée. Al Alami dit que récemment, « l’État d’Israël a annoncé qu’il allait commencer à mettre en œuvre des ordres de démolition à Bil’in ». Comme il a déjà reçu un avertissement, cela signifie qu’à tout moment, Om Sleiman peut être entièrement détruit : plantes arrachées, serre démolie et système d’irrigation coupé.
Malgré cette dure réalité, Al Alami reste optimiste: « S’ils démolissent la ferme, on reconstruira quelque chose de nouveau », affirme-t-il.
Une chose est sûre, dans cette vie chaotique : quel que soit le nombre d’obstacles sur son chemin, Al Alami travaillera toujours pour un avenir autosuffisant à la ferme Om Sleiman. Produire de la nourriture, approfondir son lien avec la terre et inspirer les agriculteurs de toute la Palestine pour qu’ils utilisent leur activité comme un moyen de résistance pacifique et non-violente donne un sens à son existence. L’occupant peut détruire les structures, mais il ne peut pas venir à bout des graines d’espoir semées et cultivées à la ferme Om Sleiman.
Cet article a été publié sur MUNCHIES US