Le stade de foot de Gueugnon, 8 000 habitants, revit le 17 octobre 2018. L’entraîneur de l’équipe de France Didier Deschamps y joue un match 20 ans après sa victoire en Coupe du monde comme milieu défensif. On attend 10 000 spectateurs, et le plus grand parking à proximité du complexe sportif est condamné par deux barrières Heras. « Forcément, les supporters qui n’arrivaient pas à se garer ont fini par les défoncer », se souvient Fabien, un garagiste gueugnonais qui a assisté à la scène. Des dizaines de véhicules passent la soirée stationnés sur 20 000 tonnes de déchets radioactifs. Les dernières mesures effectuées par la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (CRIIRAD) sur les bords extérieurs du parking, en 2011, révélaient des points où les taux de gaz radioactifs sont 1 000 fois supérieurs à la moyenne mesurée à la surface du globe. Pourtant, pas un seul panneau n’indique la pollution radiologique du site ni n’explique les raisons de sa fermeture. Dans la petite ville de Saône-et-Loire, ce parking n’est que l’un des nombreux sites contaminés dans lesquels évoluent les habitants au quotidien.
Dès 1955, le Morvan proche est pailleté de mines d’uranium. L’une d’elles se situe à proximité du stade de foot de Gueugnon, au bord de l’Arroux. Juste en face, sur l’autre rive, s’installe une usine de traitement qui transforme ces minerais (puis d’autres importés d’Afrique subsaharienne) en près de 10 000 tonnes de combustible nucléaire au total. Propriété du Commissariat à l’Énergie Atomique, elle passera aux mains de la Cogema, renommée Areva en 2006 puis Orano en janvier 2018. Pendant 25 ans, les « résidus miniers » de cette industrie, des terres rouges riches en uranium mais inutilisables dans les centrales, et les « stériles miniers », un peu moins chargés radiologiquement, sont renvoyés par une passerelle au-dessus du fleuve dans une décharge à ciel ouvert, qui concentre à elle seule 220 000 tonnes de déchets. Le tout est encadré par l’État et l’usine est classée « installation nucléaire de base ». Mais les résidus débordent allègrement de la zone prévue, et les stériles sont parfois offerts aux riverains par la Cogema pour servir de remblais pour les constructions alentour. L’usine est démantelée en 1980.
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« Les enfants y grattaient la terre battue et y faisaient du vélo »
En 1981, Lorette achète avec son mari un ancien laboratoire et des logements de la Cogema et les retape à neuf. La préparatrice en pharmacie, aujourd’hui retraitée, y reste toute sa vie et y élève trois enfants. La coquette maison au bord de la rivière où elle reçoit Motherboard est toute proche de l’ancienne usine et fait face à la décharge nucléaire. À ce moment-là, une végétation éparse recouvre le site qui n’est entouré que d‘une basse clôture à bétails sur piquets d’acacia. Gérard, le mari de Lorette qui a grandi de l’autre côté de la ville dans les années 60 et 70 avant d’emménager ici, se souvient de la réhabilitation du quartier et ses moustaches frémissent. Dès le milieu des années 80, un parcours de santé avec agrès et petits bancs est aménagé tout autour de la décharge pour le bonheur des joggeurs, des pic-niqueurs et des chasseurs de lapins. Une vaste zone qui réunit 22 000 tonnes de déchets supplémentaires, hors de l’espace clôturé, est recouverte de 70 centimètres de gravier par la Cogema et mise à disposition de la municipalité pour devenir le parking principal du stade de foot.
Comme ceux de Lorette et Gérard, les enfants de Jean-Philippe et Sylvie grandissent ici. « Sur le parking, ils grattaient la terre » se remémore la Gueugnonaise de 54 ans rencontrée par Motherboard. « On les emmenait faire du vélo entre les arbres. C’était le seul espace naturel et accessible sans prendre la voiture. » Les ados lassés de faire des tours de 50cc sur le parking se faufilent entre les fils de fer pour boire des canettes. « Au début, les anciens nous répétaient de ne pas y aller, mais ils n’étaient pas écoutés, précise Sylvie. Alors, ils ont fini par laisser tomber ». La Cogema, seule à notre connaissance à y effectuer des mesures, n’y voit aucun problème. À l’époque, les connaissances scientifiques quant à la pollution radiologique des résidus et des stériles miniers sont proches de zéro.
Des taux de radiation 20 fois supérieurs à la normale
Tout a commencé par le coup de fil paniqué d’un riverain à la CRIIRAD. Les scientifiques de l’organisme indépendant travaillent régulièrement avec le public Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Ils se déplacent à partir de 2005 et publient leur premier rapport local en 2007 : « Les taux de radiation mesurés autour de la décharge nucléaire sont jusqu’à 20 fois supérieurs à la normale ». Selon la directive Euratom de l’Union européenne, le risque cancérigène n’est plus négligeable à partir d’une exposition radiologique à 10µS (microsieverts) par an (soit 500 radios complètes de la mâchoire). À proximité de certains lampadaires du parking, selon la CRIIRAD, ce seuil est dépassé en 10 heures d’exposition dans l’année.
L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) n’effectue à Gueugnon ses premières mesures, à notre connaissance, qu’en 2009. Cet organisme est une autorité administrative indépendante : elle n’est pas non plus responsable des décisions de la préfecture. Dans la région, elle travaille cependant en étroite collaboration avec les services de l’État. « Le parcours de santé était pollué radiologiquement » concède à Motherboard Marc Champion, l’actuel directeur régional de l’ASN. « Mais ça ne veut pas dire qu’il était dangereux de faire un footing dessus pour autant. »
« Ça a fait comme une cocotte-minute radioactive »
« La radioactivité est-elle de gauche, ou de droite ? » ironise Bernadette Lesme. « Nous ne sommes pas partisans ». Institutrice gueugnonaise pendant 37 ans, retraitée en 2008, elle rejoint la même année puis préside l’association Vigilance pour l’environnement de Gueugnon (VPEG) jusqu’en 2018. Commence alors un long combat fait de recours au tribunal administratif et autres Commissions locales d’information et de surveillance, échelonné de plusieurs victoires. Le parcours de santé est démonté entre 2007 et 2008, la décharge est clôturée sérieusement par des grilles métalliques de deux mètres et le parking est fermé au public en 2009. Les riverains prennent conscience des enjeux. « On a été très contrariés à ce moment-là » affirme Sylvie aujourd’hui « Pas besoin de sortir de Polytechnique pour savoir que c’était dangereux. »
L’heure de gloire du FC Gueugnon, lorsqu’il remportait la Coupe de la ligue 2 à 0 face au PSG en 2000, est derrière lui. Pour autant, la pression pour stationner sur le parking ne redescend pas complètement. Le club évolue encore en national 3, les tribunes du stade ont été agrandies pour recevoir jusqu’à 14 000 supporters et le complexe doit accueillir en septembre 2009 un match international. La mise en quarantaine du parking est donc temporaire, assure-t-on à Gueugnon.
Pour le remettre aux normes, Areva commence à l’été 2009 par recouvrir une partie de la zone de goudron, aux pieds de la billetterie du stade, afin d’isoler les matières nuisibles. « Ça a fait comme une cocotte-minute », illustre Bernadette. « Et ça a produit encore plus de gaz radioactifs. » Alors le fleuron de l’industrie nucléaire française met en place en 2010 une « nouvelle solution miracle, après des mois de perplexité », rapporte le Professeur Canardeau dans les colonnes du Canard Enchaîné. On pose une membrane plastique isolante sur le parking avant de goudronner à nouveau, sans plus de succès. Areva et l’État déboursent un million d’euros au total, révèle à l’époque le Canard. Orano (ex-Areva) affirme à Motherboard que des mesures radiologiques couronnent l’opération de succès à certains points de la zone. En 2011, le couperet tombe tout de même sous la forme d’un nouveau rapport accablant de la CRIIRAD : le flux de radon — un gaz radioactif et cancérigène — mesuré à d’autres « points chauds » du parking est 1 000 fois supérieur à ce qu’il devrait être. L’aire reste fermée et n’est plus utilisée que sporadiquement, à l’insu des autorités.
Outre l’aire de stationnement qui cristallise les tensions, Bernadette accepte de bonne grâce de faire le tour du propriétaire avec Motherboard, les bottines dans la gadoue. « C’est dommage qu’il pleuve, c’est plus joli d’habitude », s’excuse-t-elle. Au Sud du site de stockage d’Orano, des amoncellements ordonnés de planches et de chutes de bois font face aux dunes de déchets. Ici, une charpenterie emploie une quinzaine de personnes, dont trois assignées à des bureaux administratifs, mal isolés du sol et trop peu aérés. Au printemps 2015, Areva reconnaît que les taux de gaz radon, radioactif et cancérigène, mesurés dans les locaux sont bien trop élevés et finance la construction d’un nouveau bâtiment, confirment à Motherboard plusieurs sources à l’extérieur de l’entreprise. En attendant, les salariés travaillent dans des préfabriqués posés dans la cour depuis trois ans et demi, dans lesquels « il fait froid l’hiver, et où la clim’ ne fonctionne pas l’été », selon un employé rencontré par Motherboard.
« L’urgence, c’était de dépolluer la maison d’habitation »
Plus loin de la décharge et plus près de l’ex-usine de traitement, Bernadette guide Motherboard jusqu’à l’ancien terrain de camping local, installé dans les années 80. Durant la décennie suivante, une habitation, une entreprise de terrassement et un local associatif prennent sa place. En 2017, Areva y extrait des matériaux irradiés arrivés malencontreusement avant 1980, et les remplace par des roches saines. Plusieurs témoins rapportent à Motherboard que les engins creusent sur plusieurs mètres de profondeur. « L’urgence, c’était de dépolluer ce secteur à cause du logement qui s’y trouve », résume le directeur régional de l’ASN au bout du fil, sans mentionner les vacanciers qui ont séjourné là durant dix ans.
De sérieux efforts ont été fournis par Areva ces dix dernières années pour sécuriser plusieurs autres sites de Gueugnon. Mais les adhérents de VPEG ne comptent pas s’arrêter là. « Un tas de choses sont encore obscures » affirme Bernadette. « Par exemple, on n’a toujours pas de visibilité sur l’impact de ces déchets sur les eaux de la rivière. » Les Gueugnonais sont formels : chaque année, les crues de l’Arroux font déborder le cours d’eau sur ses berges mais aussi sur la décharge nucléaire. L’eau rejoint par infiltration les étangs mitoyens et retourne à la rivière. « La station d’épuration qui alimente Gueugnon se situe en amont de la zone industrielle nucléaire » nuance la militante environnementaliste. « Mais l’Arroux se jette en aval dans la Loire, ça peut être embêtant. » Orano précise à Motherboard que des mesures radiologiques « démontrent l’absence d’impact sanitaire ou environnemental [des résidus miniers sur] les eaux souterraines ou de surface ».
« Il faut laisser les gens bosser maintenant »
La dépollution radiologique de ces sites suscite des avis contraires. Fabien loue depuis quelques mois un bâtiment construit sur une ancienne friche assainie en 2014, dont personne ne voulait avant lui. À 33 ans, il y monte son premier garage et depuis, « c’est toute [sa] vie ». « [Les autorités] n’arrêtent pas d’étendre la zone interdite, quelle idiotie » regrette-t-il, sceptique. « Les vieux qui travaillaient à l’usine, ils n’ont pas eu de cancer, si ? Il faut laisser les gens bosser maintenant. S’ils viennent faire des mesures et veulent me déloger, il faudra qu’ils me dédommagent sacrément ».
Un nouvel arrêté préfectoral d’août 2018 entérine l’isolement de plusieurs zones et la fermeture du parking. Il est désormais classé « protection de l’environnement » au même titre que la décharge officielle qu’il jouxte, et doit être grillagé de la même manière, promettent de concert Orano et la mairie de la ville à Motherboard. « Tous les sites [encore pollués] de Gueugnon sont fermés au public aujourd’hui » expose Fernand Bouiller, l’adjoint au maire socialiste en charge du développement économique et de la politique de la ville, joint par téléphone. « On ne va pas retirer 250 000 tonnes de déchets radioactifs maintenant ! » Il faut bien que ces déchets, qui resteront des polluants radioactifs pendant quelques dizaines ou centaines de milliers d’années, soient rangés quelque part. Aucune solution mise en place ne recueille pour l’instant l’unanimité – à l’instar de la dernière, le controversé site d’enfouissement de Bure.
Les services concernés de la mairie et ceux de la préfecture n’ont pas encore souhaité donner suite aux sollicitations de Motherboard. Ces derniers précisent détenir les mêmes informations et partager le point de vue de l’ASN.
Erratum : une première version de cet article citait les chiffres de France 3 pour le montant des travaux de réhabilitation du parking : 1 350 000 euros. Après calcul, le chiffre réel est d’un million d’euros, comme cité dans le Canard Enchaîné.