Culture

En Thaïlande, une « ancienne prison secrète de la CIA » s’ouvre au public

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« Il n’y a jamais eu ni CIA ni camp secret ici », affirme le lieutenant-colonel Ratkrik Daengthaisong dans le café de la gare de Ramasun, à neuf kilomètres au sud de la ville d’Udon Thani, dans le nord-est de la Thaïlande. « Les médias ont inventé cette histoire de toutes pièces », ajoute-t-il en sirotant un café frappé pour lutter contre la chaleur estivale. Dit-il la vérité ? Difficile à dire. Mais une chose est sûre : les rumeurs autour de Ramasun profitent à l’attraction touristique la plus récente et la plus improbable du pays.

La station Ramasun, fondée en 1964 par l’armée américaine, a toujours été entourée de mystères. Pendant la guerre du Vietnam, elle servait de base d’espionnage pour surveiller les mouvements des troupes ennemies et intercepter les potentielles tentatives de coups d’État au Laos et au Cambodge.

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Un soldat retouche son maquillage camouflage sous les yeux d’un enfant. Photo : Jamie Fullerton

« Nous avons surveillé tout le monde : des amis, des ennemis, mais aussi des personnes qui n’étaient ni l’un ni l’autre », m’a raconté par téléphone un ancien combattant américain affecté à Ramasun entre 1969 et 1971. Il a d’ailleurs écrit un livre sur l’endroit, sous le nom de plume MH Burton. « Les interceptions prioritaires étaient appelées “critiques” ou “celles qui réveillent le président”. Elles désignaient le renversement d’un gouvernement, une bataille majeure, l’assassinat d’un chef d’État … »

Pour ce travail, Burton et ses collègues utilisaient d’énormes antennes en forme de missile dépassant du sol dans une vaste formation en forme d’œuf. Une fois leur garde terminée, ils s’allumaient des joints et se dirigeaient vers Udon Thani, qui, selon Burton, était « la ville des bordels, des bars bruyants et des groupes thaïlandais jouant des reprises inintelligibles de rock américain ».

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Les bâtiments austères de Ramasun où les prisonniers de la CIA étaient détenus. Ou pas. Photo : Jamie Fullerton

Près de 30 ans après le prétendu abandon de la base en 1976, après la fin de la guerre, des rumeurs selon lesquelles il se tramait quelque chose d’obscur à Ramasun ont commencé à circuler. Vers 2003, il a été dit que le site était en fait une prison secrète de la CIA, dans laquelle des terroristes avaient été interrogés à la suite de l’attentat du 11-Septembre orchestré par Al-Qaïda à New York.

En 2014, la Thaïlande a nié l’existence de prisons secrètes sur son territoire, mais des documents divulgués suggèrent le contraire. La nouvelle patronne de la CIA, Gina Haspel, aurait supervisé un « site noir » quelque part en Thaïlande à partir de 2002, juste avant que des rumeurs ne circulent au sujet du terroriste Riduan Isamuddin, connu sous le nom de Hambali. Ce membre de l’organisation Jemaah Islamiyah, soupçonné d’être à l’origine des attentats à la bombe de Bali en 2002, aurait été interrogé à Ramasun avant d’être envoyé à Guantanamo.

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Des expositions dans le musée célèbrent les « activités sur le site du camp » et la coopération américano-thaïlandaise. Photo : Jamie Fullerton

Mais rien de tout cela ne laisse penser que Ramasun ferait une bonne attraction touristique. Après tout, les gens vont en Thaïlande pour se mettre des caisses ou imiter Leonardo DiCaprio en s’isolant sur une île. Ils ne viennent pas pour explorer la sombre histoire des sites secrets de la CIA. Mais le 1er septembre, l’endroit a ouvert ses portes aux touristes pour la première fois et j’ai été parmi les premiers à m’y rendre.

Le risque de trébucher sur du matériel de torture poussiéreux semblait faible. Malgré tout, le site de Ramasun étant resté fermé au public jusqu’en 2016, année où des visiteurs sélectionnés ont été autorisés à pénétrer à l’intérieur, l’aspect isolé de la base a permis aux rumeurs sur l’implication de la CIA de germer dans les esprits et les groupes Facebook. Le lieutenant-colonel Daengthaisong espère que l’ouverture totale au public finira par faire taire ces rumeurs.

« Ce genre de nouvelles peut nuire à l’image du pays », dit-il. Il semble moins catégorique lorsque je lui demande s’il y avait une prison de la CIA ailleurs dans les environs de Udon Thani. D’autres rumeurs suggèrent que si ce n’était pas à Ramasun, un lieu d’interrogatoire a pu se trouver dans l’une des bases de l’armée de la région qui n’est pas ouverte au public. « Je ne suis pas sûr, marmonne-t-il. Je n’en ai aucune idée… »

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Les soldats semblent reconstituer ce qui a pu (ou non) arriver aux détenus à Ramasun. Photo : Jamie Fullerton

Répartie sur une superficie de plusieurs kilomètres carrés, avec des pelouses bien rangées et des casernes encombrées, Ramasun dégage une atmosphère qui rappelle davantage celle d’un campus universitaire de province que celle d’un endroit où des terroristes ont été torturés par choc électrique. Un des laquais du lieutenant-colonel nous conduit jusqu’au champ d’antennes où se trouvent encore les énormes piliers gris. Le tunnel « secret » qui nous y emmène, dont l’existence a contribué à alimenter les rumeurs de la CIA, était destiné aux lignes de communication, nous explique le guide touristique.

Quand une troupe de danseurs travestis arrive, je me dis que le lieutenant-colonel disait la vérité. Nous assistons à une étrange cérémonie d’inauguration dans les couloirs abandonnés de la base, à laquelle assistent des soldats armés de fusils d’assaut. Tandis que leurs armes pivotent à l’unisson, des danseurs souriants vêtus de robes, de rouge à lèvres et de moustaches tachées de café dansent sur les chansons rock d’un groupe de musiciens. Ce n’est pas Glastonbury, mais c’est presque de la torture.

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Des « danseurs travestis » étaient présents lors de la cérémonie d’inauguration. Car après-tout, pourquoi pas ? Photo : Jamie Fullerton

« Il y avait des centres de la CIA en Thaïlande, mais je ne pense pas qu’ils aient pu se trouver à Ramasun, car non seulement le bâtiment était fermé, il était aussi complètement englouti par la jungle au moment des faits, vers 2003, dit Burton. Je sais que la CIA avait installé des centres de torture et d’interrogatoire dans le pays. Mais je ne sais pas où ils se trouvaient. La seule chose que j’ai entendue, c’est qu’ils se trouvaient quelque part sur une base militaire thaïlandaise. »

Lentement, je m’éloigne de la fête. À côté d’une route poussiéreuse, des poulets gloussent dans des paniers en osier renversés et de jeunes soldats thaïlandais me saluent au passage. Les vieilles casernes en béton ravagées par les inondations et qui ne présentent aucun signe de vie seraient parfaites pour tourner des films de zombies. Des panneaux avertissent les habitants que « les drogues sont une menace pour la vie ». Burton déclare : « J’ai dû arrêter le cannabis [à Ramasun], parce que les plantes qu’ils cultivent ici sont bien plus puissantes que tout ce que j’ai pu fumer aux États-Unis. »

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Les panneaux d’avertissement ajoutent à l’atmosphère étrange. Photo : Jamie Fullerton

Il parle avec fierté de son séjour à Ramasun et se dit heureux de constater qu’avec l’ouverture au public de la base, son image cessera d’être associée à la torture. Suwit ‘Sweet’ Jaikun, un ancien combattant de l’armée thaïlandaise en visite à la base, partagece sentiment. Pendant la guerre, me dit-il, il était à l’arrière d’un avion d’observation américain L-19 et traduisait les instructions radio pour un pilote américain alors qu’ils survolaient le Laos. Après ça, Sweet a trouvé un emploi dans un bar à Ramasun. « Après les combats au Laos, je suis venu ici… nous avons eu de bonnes relations avec les Américains. »

Il attendait depuis longtemps l’ouverture de Ramasun et était devant la porte à 8 h 30. « Ça fait du bien d’être de retour », dit-il en ajustant son bonnet bleu. Il ajoute qu’il ne sait absolument rien des prisons secrètes de la CIA. Cela ne m’étonne pas tellement.

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