En virée avec le photographe de la face cachée d’Istanbul

Quand la nuit tombe sur Gazi, un quartier populaire du nord d’Istanbul, l’ambiance change. Tous ceux dont la présence n’est pas tolérée quand le soleil frappe, pointent le bout de leur nez, de leur calibre ou de leur museau. Des combats de chiens, des trafics en tout genre, des manifs sauvages et des travailleurs du sexe ont défilé sous l’objectif de Çağdaş Erdoğan. A 26 ans, ce photographe kurde a navigué dans ce ghetto interlope stamboulioute pendant plusieurs mois, jusqu’à donner un livre baptisé CONTROL (Akina Books).

Membre de « 140 Journos by SO », un collectif de photographes blacklistés par les autorités et les médias officiels turcs, Erdoğan a récemment payé cette volonté de montrer ce que les autorités du pays cherchent à cacher. En septembre dernier, Erdoğan a été accusé d’avoir pris en photo un bâtiment abritant les services de renseignement turcs. Acceptant immédiatement de supprimer la photo – sur laquelle il n’avait en réalité pas cadré le bâtiment en question – Erdoğan a tout de même passé 6 mois en détention, et risque 22 ans de prison.

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Alors qu’il attend encore son jugement, et ne peut plus quitter la Turquie, on a échangé quelques mails avec Erdoğan pour qu’il nous parle de son travail et nous explique comment il parvient à photographier ceux qui auraient tout intérêt à rester tapis dans l’ombre.

VICE : Comment es-tu devenu photographe ?
Çağdaş Erdoğan : J’ai toujours suivi la politique en Turquie et dans le monde, en essayant de comprendre les aspects sociaux des évènements qui s’y produisent. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’être un conteur. J’ai ensuite commencé à raconter des histoires avec différentes méthodes, en particulier avec la photographie. Je prends des photos depuis environ cinq ans.

Tu prends surtout des photos de nuit. Une fois le soleil tombé l’ambiance change en Turquie ?
Ceux qui ne sont pas libres le jour sont obligés de vivre la nuit. Je suis aussi de ceux qui ne sont pas libres la journée et comme je m’en sens proche, je photographie les histoires de la nuit. Dans les pays où la démocratie n’est pas développée, ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas voir les personnes qui mènent un autre mode de vie que le leur. C’est pour cela qu’ils les enferment dans des petits ghettos, où ils peuvent vivre selon leur propre mode de vie, cachés entre des murs. De cette manière, tous ceux qui sont différents sont poussés à vivre dans l’obscurité.

Peux-tu nous parler un peu du quartier de Gazi ? Comment est-ce que tu t’es retrouvé là-bas ?
Le quartier de Gazi est un de ces ghettos tapis dans l’obscurité. Majoritairement habité par des Alevis, Kurdes et immigrés, c’est un quartier éminemment politique. C’est ce qui m’a attiré là-bas.

Selon toi, le trafic de drogue, la prostitution, les combats de chiens, ont un point commun. Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi ?
Le trafic de drogue, la prostitution, les combats de chiens et les activités similaires n’ont pas les mêmes racines. Mais toutes subsistent dans le même mode de vie. C’est à dire dans l’ombre. Car ce sont majoritairement des activités illégales et les dirigeants, qui n’arrivent pas à les détruire, les autorisent – indirectement – à exister dans cette obscurité.

Comment as-tu gagné la confiance des gens que tu photographies ?
Car je vois ces personnes comme des entités ou des rencontres du troisième type ! Je les convaincs que je vais raconter leur histoire de manière objective. Et ce processus peut prendre des mois, parfois des années où nous passons du temps ensemble…

Les combats de chiens sont fréquents dans Gazi ?
Ils sont totalement illégaux. Néanmoins, ils existent – à Gazi et dans beaucoup d’autres quartiers d’Istanbul.

Tu as pu prendre en photo plusieurs couples en plein ébats. Comment est vécue la sexualité en Turquie ?
En Turquie, on vit la sexualité comme quelque chose dont il est honteux de parler. Comme dans de nombreuses régions du monde, en Turquie, la communauté LGBTQ, les adeptes BDSM, les échangistes et beaucoup d’autres identités de genre existent mais sont cachées.

Est-ce que tu peux nous parler un peu du collectif « 140 Journos by SO » auquel tu appartiens ?
C’est un collectif composé de nombreuses personnes issues du milieu de la photographie et de la vidéo. On essaye de produire des vidéos et des photos en Turquie de manière indépendante. Le travail que nous faisons porte en majorité sur des sujets que les gens ont peur d’aborder. Dans un sens, on essaye de parler une langue plus interactive en utilisant les nouveaux moyens de communication.

Tu t’es retrouvé en prison dernièrement. Que s’est-il passé ?
J’y suis resté 6 mois. Je suis toujours en jugement et je risque jusqu’à 22 années d’emprisonnement. Le principale raison repose sur le fait que je cherche à documenter la vie de personnes vivant dans l’obscurité. Les dirigeants ne voient pas ce travail d’un bon oeil.

Sur quels projets travailles-tu actuellement ?
En ce moment je me prépare à publier un livre avec Akina Books intitulé « The Future Lasts a Long Time ». À côté de ça, je travaille sur un projet que j’ai commencé en 2015 qui s’appelle « Cold Summer ».

Découvrez ci-dessous d’autres photos de la série CONTROL de Çağdaş Erdoğan.

Çağdaş Erdoğan est à retrouver jusqu’au 23 septembre dans l’exposition collective, « Une colonne de fumée, regards sur la scène contemporaine turque », à la Maison des Peintres, dans le cadre des Rencontres de la Photographie à Arles.