Difficile de le réaliser aujourd’hui, mais un temps, le metal incarnait le poing américain de la contre-culture dans les petits chicots fragiles de-la-société – en gros, quand il faisait encore peur aux parents. En France, cette soif de violence s’est manifestée avec l’émergence d’une nouvelle scène au tournant des années 1980 et 1990, quand quelques excités inspirés par Exodus, Possessed et Venom décidèrent d’incendier le hard à la papa pour que s’élève de ses cendres un nouveau metal : plus brut, plus intense, plus violent, et qui n’a rien à envier à la hargne et au DIY punk. Pas de studios, pas de tourneurs, pas de labels… En dehors de tout circuit commercial, les premiers thrashos de l’Hexagone ont dû créer un réseau de A à Z pour cultiver leur pré-carré. Résultat : des groupes qui s’exportèrent peu, mais qui furent souvent bien plus singuliers et plus symptomatiques de leur époque qu’Entombed, Death ou Obituary.
Cette histoire héroïque d’un underground français est racontée dans Enjoy The Violence, bouquin signé Sam Guillerand et Jérémie Grima – qu’on peut voir comme une réponse française aux ouvrages Choosing Death ou Swedish Death Metal, véritables références du genre. Musiciens, illustrateurs, fanzineux, organisateurs de concerts et autres activistes dressent un portrait attendrissant de cette scène. La musique extrême sous Mitterrand attendait sa bible, la voici : 400 pages adressées aux puristes, aux hardos nostalgiques et à tous les curieux avides de saisir comment se développe le réseau underground d’une musique bien longtemps dédaignée. Forcément, Noisey avait quelques questions à poser à ses auteurs.
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Qui êtes-vous et comment avez-vous décidé de vous lancer dans un projet aussi ambitieux qu’un livre sur la scène metal française des années 1980 et 1990 ?
Sam Guillerand : J’ai 41 ans et j’ai grandi dans un village près de la frontière suisse, pas loin de Besançon où je réside actuellement. J’ai été assez tôt passionné par le metal que je découvrais grâce à mon oncle et la presse spécialisée de l’époque : Enfer, Hard Rock Mag, Kerrang France… Mais l’arrivée du thrash metal et du death metal coïncident aussi dans ma vie avec la rencontre du cinéma bis, de la littérature SF, des VHS, de MTV… Je suis issu d’une génération très façonnée par la culture américaine. Jérémie Grima et moi sommes en contact presque 20 ans maintenant : fans de films fantastiques et de cultures alternatives tous les deux, on s’est rencontrés à une édition du festival de Gérardmer dans les années 2000. A l’époque je m’occupais d’Everyday is like sunday, webzine pour lequel il écrivait aussi.
Jérémie Grima : J’écrivais pour son webzine, mais aussi pour No Brain No Headache, le premier webzine d’Olivier Drago, et un autre webzine qui s’appelait Melodic. Entre-temps, j’ai signé Trace Ecrite, un ouvrage sur le groupe Supuration. Pendant longtemps, nos échanges avec Sam étaient davantage portés sur la littérature et le cinéma bis que sur la musique. En revanche on sait très bien qu’on est complémentaires sur la musique, et sur le metal en particulier. Alors je n’ai pas hésité lorsqu’il m’a proposé de m’atteler avec lui à ce travail titanesque.
Sam : Au détour d’une conversation, je lui ai proposé d’écrire ce livre sur l’émergence de la scène death metal en France, naturellement. Y’a pas eu de longue discussion, en fait. Deux jours après, on avait déjà commencé à lister les mecs qu’on connaissait dans cette scène pour démarrer les interviews.
Au moment de l’histoire où commence votre livre, quelle est l’image du metal en France ?
Sam : Dans les années 1980, le metal est considéré comme la musique des gens qui ont mauvais goût – particulièrement dans un pays aussi peu “rock” que la France. Là où le punk et le hardcore étaient déjà plus respectés, parce que davantage politiques, le hard était plus nerdy, plus geek. C’était souvent vu avec condescendance, on s’entendait souvent dire « ça va te passer, tu verras ».
Jérémie : Depuis les années 2000, le metal est tombé dans la culture pop, ou du moins la culture globale : à tel point qu’aujourd’hui sur Netflix il y a cette série animée japonaise où un panda roux mignon beugle du death metal regardée par des millions de gens. Mais il y a 25, 30 ans en arrière, si Iron Maiden remplissait déjà les stades, des trucs comme Venom étaient de véritables ovnis, écoutés par des freaks : les mecs qui écoutaient du thrash et les débuts du death étaient vus comme des pestiférés au sein même des fans de metal français. Il faut t’imaginer qu’à ce moment-là de l’histoire du metal, les hardos de base ne supportent pas Slayer ! On le voit d’ailleurs avec le témoignage des mecs interrogés dans notre bouquin : au moment où ils désirent enregistrer leurs premières démos de ce nouveau metal plus intense, personne ne comprend ce qu’ils font – et ce jusqu’en 1991, 1992. Mais c’est l’histoire même du metal qui veut cette réaction et c’est plutôt sain lorsqu’on se revendique d’une musique d’émancipation.
Qu’est-ce qui rend la scène thrash death française du tournant des décennies 1980-1990 si particulière qu’on y consacre quatre années de sa vie ?
Jérémie : Avant toute chose, il s’agit d’être honnête : la France n’a jamais été au centre de l’échiquier de cette école métallique, du moins commercialement parlant. Aucune formation française ne faisait le poids face à des groupes comme Entombed, Obituary, Carcass… Mais on s’est posé cette question : la France a-t-elle eu des musiciens de thrash et de death qui pouvaient concurrencer artistiquement les grosses pointures de l’étranger ? Par exemple, pourquoi Voivod a explosé et pas Supuration ?
Sam : Finalement, la scène était riche en musiciens, mais aussi en activistes de tous genres : illustrateurs, organisateurs de concerts, fanzineux…En défrichant, on a capté que la scène était même carrément bouillonnante. Et il faut garder en tête que c’était une période où il était plus difficile de communiquer, de se déplacer à l’étranger, il n’y avait pas Internet, etc. Au fond, c’est carrément du patrimoine qu’on a eu pour désir d’archiver.
Comment avez-vous procédé pour retrouver et interviewer ces musiciens, qui ont aujourd’hui autour de la cinquantaine et ont parfois remisé leur guitare depuis longtemps ?
Sam : On a commencé certaines de nos interviews il y a quatre ans. Pour certains, les contacts tombaient naturellement, pour d’autres on savait que ce serait plus difficile. On a cherché des mecs réputés introuvables, notamment le célèbre chroniqueur de l’époque Phil Pestilence.
Jérémie : C’est sans doute le journaliste le plus important pour la scène thrash death qui préoccupe notre bouquin en France, parce qu’il a été le premier à bosser dans une “vraie” rédaction, celle de Hard Rock Mag, et à soutenir le metal extrême. Il était vraiment seul à l’époque. C’est un peu le Francis Zégut du death metal. Et vu qu’il a complètement disparu au milieu des années 1990, des tas de légendes urbaines circulaient sur lui, comme quoi il vendait des guitares à Pigalle… En fait non, pas du tout. D’ailleurs il habite en Asie.
Sam : Le plus important, au fond, était de tomber sur la bonne personne : on n’a pas cherché à interviewer un mec qui a joué de la basse vite fait dans un groupe et qui s’est barré après trois répètes. On a identifié ceux qui pouvaient nous raconter l’histoire détaillée de leur groupe.
Jérémie : Nous avons aussi été aidés car l’idée de notre projet s’est vite propagé parmi les musiciens de cette scène, même parmi ceux qui ont décroché entre-temps : une preuve que même trente ans après l’heure de gloire de cette scène, le réseau existe toujours.
Qui sont les « patients zéro » du thrash et du death à la française ?
Sam : Il s’agit de Morsüre avec son album Acceleration Process. C’est le premier groupe qui a permis l’incursion du death et du thrash en France et pour l’époque, leur son était dingue : sur leurs flyers les mecs écrivaient « le groupe le plus speed du monde ». À tel point qu’il y avait des rumeurs : on soupçonnait que les pistes soient accélérées, mais pas du tout en fait. Ils ont joué dans deux squats et demi avec quelques groupes pas vraiment liés à cette scène, mais ça a suffi à faire naître le mythe.
Jérémie : C’est un groupe très oublié de l’histoire du metal français, or c’était le truc le plus extrême du pays à l’époque. Même si seuls quelques mecs très pointus dans cette scène en étaient alors conscients.
Sam : L’autre première sortie marquante, c’est Licensed To Thrash, le split entre Loudblast et Agressor. Le format split est issu de la culture punk, et à l’écoute du disque à l’époque on comprend bien que le thrash, c’est ça : la rencontre du heavy et du punk.
Jérémie : C’est vraiment un album qui a marqué les esprits des metalleux français. Sans ce split, la scène aurait peut-être stagné. Il a une valeur historique certaine.
Comment se distinguent les groupes de thrash et de death français face à ceux du reste du monde ?
Sam : Au début, tous les groupes de death français se sont inspirés des Floridiens, des Anglais et des Scandinaves qui éclairaient comme des phares le metal de l’époque. Tu le vois avec Loudblast par exemple qui a absolument tenu à enregistrer un album à Tampa, au fameux studio Morrisound, en Floride – qui était à l’époque LE studio iconique du death metal. [Deicide, Death, Morbid Angel, Cannibal Corpse, Sepultura et bien d’autres y ont enregistré des albums décisifs pour le genre, ndlr]
Jérémie : De Massacra à Misanthrope, en passant par No Return, Crusher, Loudblast, Mercyless et bien d’autres, la scène française s’est surtout illustrée par sa pluralité et son originalité. D’un album à l’autre, les groupes de thrash et de death français sont en fait tous très différents, au point que leur seul point commun soit leur extraordinaire variété. Dans d’autres pays ça ne se passe pas du tout pareil : quand Entombed explose en Suède, ça inspire énormément des groupes comme Dismember ou Grave : tout le monde veut le même son. En France, aucun groupe ne sonne pareil ! En cela, on peut dire qu’il n’y avait pas de “son français” – et qu’il n’y en a toujours pas eu à ma connaissance, même dans le sillage de groupes comme Gojira ou Blut Aus Nord. En fait, c’est sans doute une bonne chose pour la vitalité de la scène.
Sam : On a surtout eu des groupes qui, après s’être nourris de beaucoup d’influences étrangères, ont fait les choses à leur manière. Si tu écoutes Proton Burst, Agressor ou Supuration, tu entends des influences très variées qui vont de Paradise Lost à Type O Negative, en passant par Death, Voivod, etc.
Mais certains groupes comme Loudblast ou Massacra tiraient pourtant leur épingle du jeu international, alors comment expliquer que la scène française a eu si peu d’impact sur la scène internationale ?
Jérémie : Parce qu’il y avait un manque évident d’outils : il n’y avait ni vrais clubs, ni vrais studios, ni structures tourneuses compétentes, ni presse spécialisée dédiée au genre. La France n’avait rien de tout ça à offrir aux groupes comme Loudblast et compagnie.
Sam : Si des élans individuels ont amélioré la situation à certains moments, la France accusait un retard considérable face à l’Allemagne ou d’autres pays avec des liens plus forts avec la culture anglo-saxonne. Rappelons-nous qu’on est le pays qui a transformé le rock’n’roll en pâle yéyé, à peine deux décennies plus tôt. Un pays qui ne valide pas la base du rock ne peut que difficilement valider le death metal…
Jérémie : Aussi, la professionnalisation du secteur n’allait pas de soi : le métier de musicien de rock fait bien partie de la culture anglo-saxonne, mais en France ça n’existe presque pas… alors de death metal ! Certains groupes, comme Massacra, se sont érigés ouvertement contre cette culture française qu’ils jugeaient trop dilettante et peu propice à professionnaliser la scène. Et lors de nos interviews, beaucoup de groupes que nous avons interrogés nous ont dit que si c’était à refaire, ils boiraient un peu moins de canettes et bosseraient davantage…
On a du mal à l’imaginer avant de lire votre livre, mais le fait que pas un seul studio n’avait les compétences d’enregistrer du thrash ou du death en France, c’est sûr que ça ne devait pas aider…
Sam : Les ingénieurs du son ne comprenaient pas : les voix hurlées, la double pédale, le son de guitare tronçonneuse… Alors qu’aujourd’hui où que tu ailles en France des techniciens compétents savent enregistrer du death metal. Mais jusqu’au début des années 1990, ça a été absolument impossible. Il suffit d’écouter le premier split entre Agressor et Loudblast : si le son de guitare de Loudblast est si décevant, c’est parce qu’ils ne parlaient pas le même langage que les gens avec qui ils ont travaillé en studio.
Enjoy The Violence est une retransmission orale des histoires de différents groupes, de leurs trajectoires respectives, des anecdotes qui les composent, bref des histoires à raconter. C’est laquelle votre préférée ?
Jérémie : J’aime l’histoire de Loudblast, parce que c’est la plus riche : ascension, apogée, puis crise d’identité et retour avec rédemption à la clé… Concrètement, c’est surtout le groupe de death metal français qui a eu le plus de succès. Les histoires de Massacra, Mercyless, Crusher sont aussi très intéressantes, jalonnées de personnalités assez fortes… Mais elles sont finalement toutes touchantes et racontent une seule et même histoire : celle de cette scène. C’est de loin celle-là ma préférée.
Sam : On a eu de super feelings avec certains, comme Nomed ou Mercyless, mais au-delà des musiciens, je suis très heureux qu’on ait accordé de la place aux illustrateurs et fanzineux de l’époque, qui ont aussi fait vivre cette scène. Ils offrent une autre porte d’entrée vers la culture thrash death, surtout lorsque les choses sont liées avec l’imagerie, comme le groupe Proton Burst qui a écrit un disque entier sur La Nuit, une fameuse bande dessinée de l’auteur Philippe Druillet. Enjoy The Violence est donc bien sur la scène thrash death en France, mais raconte aussi une histoire du DIY « à la française », d’une génération de jeunes en marge, celle de la scène underground de chez nous.
Les visuels, illustrations et photos inédites, occupent une place de choix dans Enjoy The Violence. Comment expliquer que cela soit aussi prépondérant dans le metal, et précisément celui de l’époque à laquelle s’intéresse votre bouquin ?
Sam : Il faut rappeler que les influences de tous les métalleux de l’époque c’était la pop culture, les VHS, les romans de Lovecraft, Howard l’auteur de Conan, les comics dans les kiosques, etc. Pour moi c’est complètement lié à cette musique et c’est ça qui fait que des illustrateurs comme Ed Repka sont devenus des stars : ils ont fait dialoguer le visuel avec le champ lexical du morbide, du macabre, de la violence et de tout ce qui fait tripper un ado pendant sa puberté.
Jérémie : A l’époque les mecs dans le metal portaient des t-shirts Freddy, Massacre à la tronçonneuse, etc. Les ponts sont flagrants entre médias destinés à des gamins en marge et produits par d’anciens gamins en marge : qu’il s’agisse d’illustration, de musique, de JDR, de cinéma… L’idée c’est que tu trouves le même exutoire dans la musique de Cannibal Corpse que devant un film d’horreur. Du coup lorsque tu portes un T-shirt Iron Maiden, tu affirmes que tu aimes l’imaginaire, mais d’une manière violente. Comprendre cela, c’est comprendre à quel point l’imagerie dans le metal est liée à l’affirmation de soi, surtout à cette époque où le metal s’est codifié.
On remarque justement grâce aux photos de votre livre que c’est le moment où « l’uniforme » des fans de metal commence à apparaître et où cette communauté se regroupe autour des mêmes codes vestimentaires…
Jérémie : Le fait d’éviter le circuit des labels et d’aller voir les musiciens directement fait qu’on a eu un accès privilégié à leurs archives personnelles. Ça nous a beaucoup plu de pouvoir montrer tout ça. Le livre est bourré d’archives perso qui pourrissaient dans des greniers : j’ai eu la chance de me rendre chez Stéphane Buriez, le leader de Loudblast, de descendre dans sa cave avec lui, d’en rapporter de vieux cartons et de les déballer avec lui sur sa table basse… Sous mes yeux, il a retrouvé des tas d’archives photos, un petit mot d’Euronymous [le guitariste du groupe norvégien Mayhem, assassiné en 1993 par Varg Vikernes de Burzum, ndlr]… Il avait des étoiles dans les yeux !
Sam : Ça nous a permis également de capter un instantané d’une culture en marge, une jeunesse à la croisée de la rencontre entre punk et metal – un mélange assez brutal d’ailleurs, certains d’entre eux sont lookés comme dans Mad Max. On remarque d’ailleurs que le look du bad boy aujourd’hui est bien différent. Les codes ont changé, la société et le divertissement de masse aussi : ça ne choque plus personne de voir des gens avec des t-shirts de groupe ou de super-héros maintenant.
Est-ce que les musiciens de cette scène correspondent au cliché des metalleux des années 1980, c’est-à-dire plutôt issus du milieu ouvrier ?
Jérémie : Pour sûr que les mecs qu’on a interviewés n’ont pas appris le piano au conservatoire. Crass, le chanteur de Crusher, vient lui de la rue : à 13 ou 14 ans il a atterri dans un squat. Ils ne viennent pas tous du milieu ouvrier, mais d’une classe « moyenne » à « moyenne moins », ils habitaient souvent en cité… Mais le metal était un peu une musique de voyous : en allant à un concert d’Iron Maiden à Paris, t’avais des chances de te faire piquer ton cuir et tes pompes. Les mecs qu’on a interviewés ont tous galéré pour acheter leur première guitare, leur premier ampli… Le metal n’est plus joué par des jeunes issus du même milieu qu’à cette époque. Le metal n’a plus grand-chose d’une musique de blousons noirs.
Sam : Le metal faisait écho à la révolte sociale et avait une couche prolétaire qu’il n’a plus aujourd’hui. Déjà de par ses accointances avec le punk et le hardcore, mais aussi parce que le monde était différent : les musiciens écrivaient contre la religion, c’était aussi le règne de Reagan qu’on pouvait ressentir de la musique aux films de cinéma.
Du coup, on peut dire que le metal a basculé à droite à un moment ?
Sam : Je pense qu’à l’arrivée d’un certain death metal américain au début des années 1990, le metal a commencé à osciller peu à peu à droite, avec des mecs comme Deicide, ou bien certains membres de Cannibal Corpse. Ou encore le hardcore « blue collar de droite » d’Agnostic Front sur la côte est. Mais il faut dire que c’est très français de vouloir étiqueter « de gauche » tout ce qui est ouvrier, et on voit bien que ça ne correspond plus à la réalité.
Que s’est-il passé au milieu des années 90 ? On constate un bouleversement du son et du style de presque tous les groupes présents dans Enjoy The Violence à ce moment-là, comment l’expliquer ?
Sam : Entre 1992 et 1995, la scène thrash death française arrive à un point critique. Elle montre moins d’énergie, moins de fraîcheur, moins de singularité. Et puis le death metal, ce n’est plus si nouveau. D’autres choses plus excitantes arrivent, comme la rencontre de la pop indépendante et du punk qui se transforme à travers le prisme américain en ce qu’on nomme peu de temps après le grunge. En 1994, les gamins de 14 ans ne trippent plus sur Exodus ou Slayer, mais sur Nirvana et RATM. Le metal a vachement ramassé dans les années 1990 et il est vite devenu synonyme de ringardise. La réaction est très visible avec les albums qu’ont sorti des grands groupes comme Metallica, Megadeth, Sepultura ou Slayer ces années-là : la musique ralentit, on joue moins de notes, les solos de guitare sont bannis. C’est l’arrivée du « groove », un truc inconcevable quelques années auparavant, et l’avènement des sonorités industrielles couplées au metal. Et oui, un certain nombre de groupes français dont on parle dans Enjoy the Violence ont suivi ce mouvement de mutation, parfois au risque d’y perdre son originalité en cours de route.
De nos jours, qui sont les héritiers des groupes dont les histoires composent Enjoy The Violence ?
Sam : L’incarnation du metal actuelle ne m’intéresse plus du tout. Je trouve que c’est devenu trop stylisé, trop intellectualisé par rapport à la naïveté qui a pu exister dans cette scène il y a bien longtemps. Il y a bien quelques groupes revivalistes qui jouent du rétro-thrash, du rétro-death, mais à 41 ans je ne me sens pas pas concerné. Et puis je les trouve encore plus passéistes que moi. Je préfère de loin écouter mes vieux albums de Forbidden ou Vio-Lence.
Jérémie : Je ne vois pas aujourd’hui en France de mouvement musical contre-culturel qui puisse être aussi puissant que l’ont été les mouvements punk et metal au tournant des années 1980 et 1990. Or même si c’est loin d’être underground, j’ai envie de te répondre Jul : je trouve que c’est la musique la plus pourrave du monde, mais au moins il fait tout ça tout seul. Et surtout, il m’emmerde, moi qui suis aujourd’hui un quadragénaire dont les enfants écoutent Jul, au même titre que j’emmerdais mes parents lorsque j’écoutais Cannibal Corpse. C’est sans doute à nuancer mais d’après moi on ne peut pas faire l’éloge du DIY et refuser de voir le succès d’un mec comme Jul : sa musique, ses paroles et sa carrière sont sans doute beaucoup plus symptomatiques de notre époque que n’importe quel groupe de metal français.
Justement, à ma connaissance il n’est jamais sorti autant d’ouvrages sur le metal que ces cinq dernières années. Qu’est-ce que ça révèle sur l’état du genre en 2018 ? Qu’on prépare gentiment sa nécrologie, qu’il n’a plus grand chose à offrir de nouveau ?
Jérémie : Regarde l’âge des musiciens au Hellfest : ils ont 40, 50 ans… Ça fait 15 ans maintenant que le metal vit sur ses acquis. C’est devenu une musique de revival que les gamins des années 1980, devenus consommateurs avec un réel pouvoir d’achat, veulent revivre à tout prix. Que ce soit par le biais d’un festival à 200 euros le ticket ou de bouquins à 40 balles pièce. On écrit aujourd’hui des livres sur le metal comme on il en sort sur les séries ou le cinéma hongkongais : c’est symptomatique d’une assimilation à la culture populaire.
Sam : On est sur le point d’offrir le même traitement au metal qu’au punk, avec des années « anniversaires », des événements dédiés, une récupération massive de la nostalgie… Mais contrairement à un bon riff, l’esprit originel est une chose que tu ne peux pas simuler.
Jérémie : De vrais bons groupes ont émergé ces dernières années, alors le metal n’est pas mort, mais c’est son aspect émancipateur qui l’est. Ces dix à vingt dernières années, le metal est devenu une musique de spécialistes et non plus de passionnés. Le frisson de danger de la contre-culture a disparu pour laisser la place aux émotions purement musicales.
En guise de fin de chacune de vos interviews d’ Enjoy The Violence , vous demandez à vos sujets de vous livrer son top 3 des meilleurs disques de thrash death étrangers, puis français. C’est votre tour.
Sam : Pour les groupes étrangers ça va être difficile de t’en citer seulement trois… Alors disons d’abord Necroticism de Carcass, Left Hand Path d’Entombed pour son death caverneux et From Beyond de Massacre… Mais je dois ajouter les compilations Masters Of Brutality 1 et 2, deux cassettes sur lesquelles est regroupée toute la fine fleur. Et puis Coma Of Souls de Kreator avec son thrash à l’allemande, Rust In Peace de Megadeth, Visions Of Misery de Sadus et un petit groupe américain, pas très célèbre, qui s’appelle Raped Ape. Ils ont sorti trois démos et un album appelé Terminal Reality, en 1994. Un groupe de seconde division à l’époque mais pour lequel j’ai une affection particulière.
Jérémie : De mon côté je choisis également Necroticism de Carcass, puis Cause Of Death d’Obituary et Human de Death. Bon, je m’en voudrais de ne pas ajouter Grin de Coroner, un disque monstrueux… et Wolverine Blues d’Entombed.
Sam : En France, mon disque préféré reste The Cube de Supuration, un disque d’une part respectueux des codes, mais qui amène également le death metal dans une autre dimension. Puis je citerais Massacra, mais sans pouvoir choisir entre Enjoy The Violence et Signs Of The Decline. Pour finir j’ajouterais un Loudblast, Disincarnate ou Sublime Dementia… ce dernier est très ambitieux et a un peu vieilli, mais faut avouer qu’il sonne quand même toujours comme un putain de bon disque.
Jérémie : On est tous les deux des fans absolus, alors je vote également pour The Cube de Supuration et Sublime Dementia de Loudblast. Et pour finir, Symposium of Rebirth d’Agressor.
Le livre Enjoy The Violence est sorti ce printemps chez les éditions Zone 52, avec la participation de Metro Beach. La troisième et dernière édition à paraître fin septembre 2018 est votre dernière chance de mettre la main dessus.
Théo Chapuis est sur Noisey.