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L'auteur de la pire fanfiction de l'univers est toujours inconnu

« My Immortal » est une nouvelle amateur qui transforme l'univers de Harry Potter en festival mi-gothique, mi-pornographique, et personne ne sait qui l'a écrite.
Harry Potter fanfiction
Image de Vincent Vallon.

Ebony Dark'ness Dementia Raven Way est une jeune sorcière gothique et sataniste. Fraîchement admise à Poudlard, elle fait chavirer le cœur du non moins gothique et sataniste Drago Malefoy avec sa mini-robe en cuir. Au terme d’un concert endiablé de Good Charlotte dans le village de Pré-au-Lard, les tourtereaux tout de noir vêtus consomment leur union dans la forêt interdite. Mais soudain, Dumbledore les surprend : « QU’EST-CE QUE VOUS FOUTEZ, TAS D’ENCULÉS ? »

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Ebony pleure des larmes de sang et file dormir dans son cercueil. Elle ne le sait pas encore, mais Harry Potter lui-même tombera bientôt amoureux d’elle. Rebaptisé « Vampire » suite à sa conversion au satanisme et désormais bardé d’une cicatrice frontale en forme de pentagramme, il devra se mesurer à son ancien amant, Drago, pour conquérir Ebony… Sans savoir que cette dernière doit l’assassiner sous la menace de Voldemort lui-même !

Nous venons de vous imposer le contenu des cinq premiers chapitres (sur une quarantaine) de My Immortal, une œuvre romanesque vaguement inspirée de l’univers de Harry Potter. Depuis sa publication entre 2006 et 2007 sur un site de littérature amateur par une certaine XXXbloodyrists666XXX, elle a souvent été décrite comme la pire fanfiction jamais écrite. Sachant que ce genre littéraire ne cesse d’engendrer des horreurs, My Immortal passe pour une prouesse… Tant et si bien qu’il est parfois dénoncé comme une vanne.

« My Immortal semble viser une autre famille de puristes : les fans de Harry Potter. Loin de se contenter de transformer tous les personnages principaux en gothiques de supermarché, la fanfiction écorche sans relâche leurs noms ainsi que ceux des sorts »

Un peu partout sur Internet, les exégètes du dimanche s’interrogent : comment une fanfiction aussi mal écrite que My Immortal peut-elle être considérée comme sérieuse ? Il est vrai que l’auteur semble chercher le ridicule. « Prendre ma virginité » devient « prendre ma virilité ». « Gothic » devient « Goffic ». Comme soumises à un effort de chiffrement plus ou moins soutenu, l’orthographe et la syntaxe passent de « correctes » à
« insoutenables » d’un chapitre à l’autre. Surtout, chacun de ces chapitres est introduit par une « note de l’auteur » quasi-incompréhensible. Genre : « WARNING: SUM OF DIS CHAPTA IS XTREMLY SCRAY. VIOWER EXCRETION ADVISD. »

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Sur le fond, My Immortal semble également trop maîtrisé pour être honnêtement bête. Son auteur fait étal d’une connaissance approfondie du milieu punk rock américain des années 2000 : Green Day, Good Charlotte, Simple Plan, My Chemical Romance… Toute la discographie du parfait adolescent rebelle est là. Cependant, comme pour piétiner les nerfs des puristes de la guitare électrique, le récit présente systématiquement ces groupes comme des représentants du métal. D’ailleurs, la protagoniste chante dans un groupe de « métal gothique » baptisé Bloody Gothic Rose 666, en toute simplicité.

My Immortal semble viser une autre famille de puristes : les fans de Harry Potter. Loin de se contenter de transformer tous les personnages principaux en gothiques de supermarché, la fanfiction écorche sans relâche leur nom ainsi que ceux des sorts : entre autres fautes hilarantes, Sirius Black est rebaptisé « Serious » puis « Sodomize » et le professeur Sinistra devient « Sinatra ». Une portion significative du corps professoral de Poudlard est aussi décrite comme pédophile, voyeuse ou les deux. Ce mépris pour le canon de la saga de J. K. Rowling est sans doute trop souverain pour être honnête. Une professeur de littérature interrogée par Vulture au sujet de My Immortal avait par ailleurs noté : « C’est tout ce que la communauté fanfic déteste le plus. »

Avant de devenir synonyme de harcèlement, le mot « trolling » désignait un genre de « pêche aux idiots » : le pêcheur est le troll, l’appât est un document inflammatoire de sa fabrication et les poissons qui mordent sont les internautes qui se couvrent de ridicule en répondant au troll avec violence, faute d’avoir su déceler son stratagème. Sur le fond comme sur la forme, My Immortal passe pour un chef-d’œuvre de cette noble discipline. Tout en ne s’interdisant aucune provocation orthographique, l’œuvre tape dur sur des fandoms réputés pour leur sensibilité : les métalleux, les Potterheads, les gothiques, les amateurs de fanfics. D’ailleurs, sa date de publication cadre avec l’âge d’or du trolling à l’ancienne.

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Le meilleur moyen de prouver que My Immortal est bel et bien un blockbuster de l’asticotage numérique serait d’interroger son auteur. Malheureusement, l’identité de ce mauvais démiurge est toujours inconnue en 2020.

« Ce qui compte, c’est que la “plus mauvaise fanfiction du monde” a laissé une empreinte considérable sur la culture web d’antan »

XXXbloodyrists666XXX a révélé My Immortal sur Fanfiction.net, un site réputé pour ne pas contrôler la qualité des écrits de ses membres. Les habitués de ce sinistre bouillon n’ont sans doute pas repéré son œuvre pour son côté révulsant mais plutôt pour sa longévité : dans le monde des mauvaises fanfictions, 22 000 mots répartis sur une quarantaine de chapitres, c’est beaucoup. Au fil de leur publication, la notoriété de My Immortal a cru et dépassé le cadre de Fanfiction.net. Quelques-unes des communautés web les plus virulentes de l’époque, notamment Encylopedia Dramatica et Something Awful, avaient alors décidé de démasquer XXXbloodyrists666XXX.

Ces terribles limiers disposaient de quelques indices pour orienter leur travail : dans ses notes, l’auteur parle souvent de son amie Raven et décrit « Dubya » comme son lieu de résidence. Bien vite, les enquêteurs ont découvert que les profils MySpace et LiveJournal d’une certaine Tara Gilesbie comportaient les mêmes éléments : une copine nommée Raven, une résidence principale à Dubaï… L’auteur de ces pages avait également rédigé des publications dans un style étrangement similaire à celui de My Immortal, avec les mêmes références à la scène punk rock de l’époque. Les fâcheux du réseau allaient enfin pouvoir adresser leurs moqueries à un individu clairement identifié.

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Pendant quelques mois, Tara Gilesbie a fait la joie de ses bourreaux en rédigeant des notes toujours plus bizarres en réponse à leurs moqueries
(« u no wut!111 I dnot giv a fok wut u prepz fink abot me!1111 so stup flaming da foking story bichez!1111 […] i kodnt update lol I wuz rly deprezzd n I silt muh rists I had 2 go 2 da hospital ») et en poursuivant son œuvre. Mais après le chapitre 44, au terme duquel Ebony « pleure sexyment » en lançant un « Abra Kedabra » sur Voldemort, My Immortal n’a plus été mis à jour. Quelques mois plus tard, Fanfiction.net a supprimé l’ensemble de l’œuvre et les profils Myspace et LiveJournal de Tara Gilesbie ont disparu. La malheureuse avait-elle décidé de fuir les trolls ?

De nombreuses personnes ont revendiqué la maternité de My Immortal depuis cette conclusion brutale. Aucune n’a convaincu les enquêteurs du web. En 2017, une certaine Rose Christo a déployé des efforts considérables pour prouver qu’elle avait bien co-écrit la fanfiction : entre autres, elle a produit un fragment de tapuscrit soi-disant original et revendiqué la propriété de l’adresse mail ayant été utilisée pour créer le compte de XXXbloodyrists666XXX sur Fanfiction.net. Ces affirmations lui ont permis de décrocher un contrat d’édition, vite annulé quand des internautes ont démontré qu’elle avait fabriqué ses « preuves ».

Presque quinze ans après la publication du premier chapitre de la plus mauvaise fanfiction de tous les temps, quelques curieux cherchent toujours Tara Gilesbie. My Immortal ne peut pas être une blague, assurent-ils, car personne n’oserait investir autant d’efforts dans une campagne de trolling : écrire une vraie petite nouvelle, créer et gérer des faux profils un peu partout sur Internet, façonner une relation imaginaire avec Raven… Tout cela aurait demandé trop d’énergie ! Pourtant, l’œuvre elle-même semble signée de la main d’un maître, et les plus grands trolls se sont toujours illustrés par leur tenacité.

Au fond, que My Immortal soit un chef-d’œuvre de « teen angst » ou de second degré importe peu. Ce qui compte, c’est que la « plus mauvaise fanfiction du monde » a laissé une empreinte considérable sur la culture web d’antan. Elle frappe ceux qui la découvrent en 2020 comme elle a frappé ceux qui l’ont découverte en 2006, et son souvenir fait sourire ces vieux de la vieille. Quelques retardataires lui dédient toujours leurs fanarts. Les intégristes de la cause l’ont même adaptée en bande-dessinée et en série YouTube – hormis 50 Shades of Grey, peu de fanfictions foireuses peuvent se vanter d’avoir été adaptées à l’écran. Telle est la magie d’Internet.

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