Orlane-Kanor- - Bertrand
Sports

La Guadeloupe, terre de handballeuses

Dans le petit monde du handball féminin français, un renouveau s'opère au plus haut-niveau depuis quatre ans. La recette ? Une filière d'excellence installée en Guadeloupe et qui forme les futurs stars.

Le 9 février dernier, Metz affronte les Danoises d'Esbjerg en Ligue des champions. Invaincues depuis trois ans à domicile, les Françaises sont menées d'un but quand, à la dernière minute, Orlane Kanor arrache le point du nul sur un ultime tir en suspension. À 22 ans, celle qui est désormais régulièrement convoquée en équipe de France est devenue un élément majeur du club messin, le plus titré du hand féminin hexagonal. Née aux Abymes, en Guadeloupe, elle incarne ainsi la réussite d'une génération de jeunes joueuses ultra-marines en passe de prendre le pouvoir aussi bien sur les terrains du championnat qu'en Ligue des champions ou en sélection. Venues de Guadeloupe, de Martinique ou de Guyane, elles partagent une histoire commune : celle de filles nées loin de la métropole, formées au hand dès leur plus jeune âge et déterminées à briller au niveau professionnel. Parmi elles, on compte donc Orlane, sa sœur jumelle Laura, Méline Nocandy, sa coéquipière à Metz, ou encore Janella Blonbou, partie à Nice. Des parcours semblables, qui les ont menées pour certaines jusqu'à l'équipe de France et qui soulèvent la même question : les DOM-TOM – et les Antilles en particulier – représentent-ils l'avenir du handball féminin français ? Comment expliquer ce renouveau ?

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La success-story de ces filles repose évidemment sur une part d'inné et de hasard avec l'émergence concomitante de plusieurs joueuses de grand talent. Mais elle s'est aussi construite grâce à un entourage familial sain et à une formation de qualité sur laquelle les joueuses ultra-marines peuvent compter pour les aider à atteindre le plus haut niveau. Si le premier critère échappe à la logique, les autres, eux, s'expliquent pour mieux raconter l'histoire de ces jeunes filles. La mieux placée pour le faire reste Janella Blonbou. Entre deux séances d'entraînement à Nice, où elle est passée pro il y a deux saisons, elle rappelle combien son entourage familial a joué un rôle déterminant dans l'explosion de cette génération : « Je suis presque née sur un terrain de hand. Ma mère jouait à Zayen-La [le club de Morne-à-l'eau, en Guadeloupe, N.D.L.R], je m'y suis naturellement inscrite moi aussi. Quand elle approchait de la fin de sa carrière, on s'est retrouvée à jouer ensemble en équipe senior pendant trois ans. Elle m'a beaucoup encadrée, pareil pour Orlane, Laura et Méline, qui ont rejoint le club par la suite. C'était pas seulement ma maman, c'était la maman de toutes les jeunes. Elle a joué un rôle central dans ma carrière, mais aussi dans celle de beaucoup de joueuses. Aujourd'hui elle continue à s'impliquer énormément, elle continue à entraîner bénévolement. » À l'origine donc, une maman-poule, dont la dévotion et l'énergie ont permis à plusieurs filles en or d'éclore.

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Une PME familiale en plein essor

La force du hand antillais, c'est justement d'avoir su transformer cette petite PME de famille en un succès industriel plus probant et plus large encore. Pour ce faire, toute une structure dédiée a accompagné Janella et les autres jeunes filles dans la préparation d'une carrière pro : le pôle espoir du handball, installé à Basse-Terre, le chef-lieu de l'île. Une institution devenue un pôle d'excellence en 2017. Son but : former les joueuses entre 15 et 17 ans avant qu'elles ne rejoignent potentiellement le centre de formation d'un des clubs professionnels français. Un tremplin vers une carrière de haut niveau et donc une étape fondamentale dans la réussite des jeunes Antillaises qui brillent aujourd'hui en Ligue Butagaz Energie. Toutes savent qu'elles doivent beaucoup au responsable qui les a encadrées à l'époque, Francis Malinur, le « monsieur handball » des Antilles. « On se doit de le remercier. Il a toujours été derrière nous, rappelle Janella Blonbou. Il rigolait pas beaucoup mais on a vite compris qu'il était tout simplement «à l'ancienne». Il nous poussait en permanence dans nos retranchements, il faisait ça pour notre bien, parce qu'il savait qu'on avait du potentiel. »

En métropole, les entraîneurs sont tout aussi admiratifs du travail réalisé au pôle. Yacine Messaoudi, actuel entraîneur du Paris 92 et ancien responsable du centre de formation de Metz au sein duquel il a réussi à attirer les sœurs Kanor et Méline Nocandy il y a quelques années, salue tout spécialement le travail de « structuration de ces jeunes joueuses » : « Pendant leur passage au pôle excellence, elles multiplient les matches et aussi les déplacements à l'étranger ou en métropole. Ça les responsabilise, ça leur permet de se confronter avec une forte adversité tout en découvrant déjà un peu la vie métropolitaine. Ça permet une meilleure adaptation lorsqu'elles viennent ensuite dans les centres de formation des clubs pros français.» Un peu plus au sud, à Nice, où il officie en tant qu'entraîneur adjoint auprès de Janella Blonbou, Claude Mirtillo partage l'analyse : « Quand on voit le potentiel et les performances des joueurs et des joueuses des Antilles, on se dit qu'il n'y a pas de fumée sans feu et qu'un travail admirable est réalisé. C'est un travail sur le sportif bien sûr, mais aussi sur l'humain et l'intellect. Quand on voit la maturité qu'avait déjà Janella à 17 ans, sa détermination, sa conscience des enjeux liées à une carrière de haut niveau, on se dit que le boulot a été bien fait. »

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Méline Nocand

Exil métropolitain

À ce stade-là, les filles n'avaient pourtant parcouru que la moitié du chemin. Et pas encore accompli la partie la plus périlleuse du voyage, celle qui les a vues traverser l'océan pour rejoindre la métropole, et embrasser avec elle des ambitions professionnelles. Difficultés d'adaptation, mal du pays, échec sportif, les dangers sont nombreux et les risques de devoir rentrer dans les Antilles sans avoir accédé au plus haut-niveau élevés. C'était du moins le cas ces dernières années, avant que cette génération ne vienne tout casser. « Je suis resté dix ans au centre de formation de Metz, rembobine Yacine Messaoudi, fin connaisseur de ces années charnières où une carrière peut basculer d'un côté comme de l'autre. Les premières années, je pense qu'on avait un ratio de deux ou trois joueuses des Antilles qui sortaient du centre sans contrat pro pour une qui finissait par signer. Mais aujourd'hui, le rapport s'est inversé. » Si les filles connaissent moins l'échec aujourd'hui que par le passé, elles le doivent bien sûr à leur talent et à leur travail acharné, mais aussi aux clubs métropolitains qui, avec leurs moyens, tentent d'accueillir au mieux les jeunes joueuses venues de loin. Tous ont compris la chance unique qu'ils avaient de pouvoir compter sur le vivier des joueuses ultra-marines, comme l'explique Yacine Messaoudi : « Les joueuses comme Orlane, Laura ou Méline ont des qualités athlétiques hors du commun. À leur arrivée, elles étaient comme des diamants à polir. L'enjeu était de mettre de la rigueur dans leur jeu, de définir un cadre, tout en leur laissant un maximum de liberté.»

« On sait très bien que ces filles vivent un réel déracinement lorsqu'elles viennent dans nos centres de formation » – Claude Mirtillo, entraîneur adjoint de Nice

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Pour ce faire, l'accent est mis sur le sportif, bien sûr, mais aussi sur le bien-être hors des terrains. Un point sur lequel Yacine Messaoudi a concentré ses efforts lors de son passage à Metz : « Pour faciliter leur intégration, j'ai fait le choix de leur proposer de venir en même temps. Je savais qu'elles se côtoyaient depuis longtemps, qu'elles pourraient échanger sur leurs petits coups de blues mutuels. On a aussi créé un service d'accompagnement au quotidien avec des personnes dédiées et bienveillantes. Ça aide, même si on sait qu'on ne se substitue pas à la famille, on a des devoirs vis-à-vis de ces jeunes joueuses qui ont fait des milliers de kilomètres pour venir.» Dans le même esprit, Claude Mirtillo, qui a convaincu Janella Blonbou de venir à Nice, insiste sur un autre point :
« On sait très bien que ces filles vivent un réel déracinement lorsqu'elles viennent dans nos centres de formation. Alors j'essaye d'être le plus honnête possible, de ne pas insister si je sens qu'elle ou sa famille ont des réticences. Il faut savoir respecter les envies des joueuses. Si on leur force la main, le risque d'échec devient plus grand. »

Susciter des vocations

Une attitude qui a plu à Méline Nocandy lorsqu'elle a dû choisir un centre de formation : « J'ai voulu venir à Metz pour le palmarès, mais aussi pour la franchise de Yacine. J'ai apprécié sa franchise et le fait qu'il me dise que ça allait être dur parce que je recherchais justement la difficulté. En Guadeloupe, il y avait très peu de bonnes demi-centres (poste au centre du terrain auquel elle évolue, ndlr), je n'avais donc jamais été confronté à trop de concurrence. Je savais que la vie, ce n'était pas ça. Et effectivement, ça a été très dur à mes débuts à Metz. Je jouais peu, il y avait de grosses clientes à mon poste, mais j'ai été bien encadrée et j'ai progressé. » En débarquant en « connaissance de cause », comme le résume Méline Nocandy, les jeunes filles limitent ainsi les risques de déception, de frustration, et donc d'échec. Ce qui n'enlève rien à la difficulté de l'expérience de l'exil. Orlane Kanor, partie de chez elle à 16 ans, évoque un « grand sacrifice » - « surtout quand on quitte la Guadeloupe pour Metz », complète-t-elle en riant. Au-delà du choc thermique et esthétique, Orlane repense à l'éloignement de ses proches, difficile à encaisser quand on n'est encore qu'une ado : « Une fois arrivée en centre de formation, tu ne rentres en Guadeloupe qu'une à deux fois dans l'année. Tu es très jeune, tu laisses tout, les week-ends, tu vois les autres filles rentrer dans leurs familles alors que toi tu as juste tes parents au téléphone. C'est une expérience marquante, qui peut te faire beaucoup de mal ou alors te structurer pour le reste de ta carrière. »

« Sur notre génération, on est cinq ou six à être parvenues au plus haut niveau. On espère que les plus jeunes vont se dire que si on est parvenues à nos fins, elles aussi peuvent y arriver »

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En l'occurrence, elle semble avoir mis les filles sur la bonne voie. Celle du succès, et celle de la reconnaissance, car toutes éprouvent une grande gratitude envers les formateurs qui leur ont permis d'accéder au plus haut niveau et conservent un attachement viscéral aux Antilles. Elles se réjouissent d'y voir le handball féminin prendre une place de plus en plus importante, tout comme Yacine Messaoudi : « À chaque fois que je me suis rendu en Guadeloupe, j'ai été surpris de voir combien les médias suivaient le championnat local et les filles qui sont devenues internationales françaises. On sent un engouement très fort. Là-bas, le hand existe socialement, il est devenu une fenêtre de réussite pour les jeunes filles de l'île. »

Une fenêtre qu'Orlane Kanor espère voir s'ouvrir encore un peu plus pour les générations à venir. Elle qui n'a connu que peu d'exemples dont elle pouvait s'inspirer pour nourrir ses rêves de professionnalisme rêve de susciter des vocations : « Sur notre génération, on est cinq ou six à être parvenues au plus haut niveau. On espère que les plus jeunes vont se dire que si on est parvenues à nos fins, elles aussi peuvent y arriver. » En attendant la relève, Orlane, Méline et Janella ont encore de belles années en équipe de France devant elles. Elles y retrouvent une autre jeune fille d'origine guadeloupéenne, Océane Sercien, joueuse du Paris 92, qui partage cette envie de transmettre le flambeau : « J'ai récemment eu contact avec une jeune du pôle de Basse-Terre avec qui j'ai échangé. Je sens que le hand est en train de prendre une autre dimension dans les DOM-TOM et c'est très bien comme ça. Le sport de haut niveau apporte plein de choses. C'est pas seulement de la pratique, c'est aussi des rencontres, des voyages, de l'ouverture d'esprit et une capacité d'adaptation dont peu de gens peuvent faire preuve. »

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Cet article est publié dans le cadre d'un partenariat avec Ligue féminine de handball et a été rédigé en totale indépendance.