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Image Fortnite et Balanciaga. 
Gaming

Quand les gamers s’habillent en Gucci

Il ne se passe plus une année sans qu’une marque de luxe annonce une nouvelle collaboration avec un jeu, un éditeur ou un club d’esport.

Des Ferrari dans Fortnite, des joueurs qui défilent en Ralph Lauren, une montre gaming Gucci et une malle à trophée Louis Vuitton... Il ne se passe plus une année sans qu’une marque de luxe annonce une nouvelle collaboration avec un jeu, un éditeur ou un club d’esport. Après avoir passé de longues années à essayer de s’éviter, ces deux industries semblent avoir enfin compris qu’elles avaient beaucoup à gagner en collaborant. Car non seulement les joueurs de jeux vidéo n’ont rien à voir avec l’image stéréotypée de troglodytes à lunettes qui leur a longtemps collé à la peau, mais le développement de plus en plus rapide de mondes virtuels est en train d’offrir aux acteurs de l’industrie du luxe un incroyable nouveau terrain de jeu. 

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À tel point qu’il devient difficile de trouver une maison de luxe qui n’a pas déjà tenté sa chance dans le monde du gaming. Après Puma, Balenciaga, Gucci, Louis Vuitton, Ralph Lauren, Dior, Marc Jacob, Valentino, la dernière annonce en date concernait la mythique maison de couture Balmain pour la sortie du nouvel opus Need For Speed : Unbound avec une des pilotes du jeu de course habillée par la marque de la tête au pieds. Le plus intéressant ce n’est d’ailleurs pas tant la présence d’un nouveau grand nom de la mode dans le jeu mais la façon dont elle y a été intégrée. Puisque le studio Electronic Arts a fait appel pour son jeu à une réelle styliste de mode, Toni Blaze-Ibekwe, qui était chargée non seulement de trouver les tenues des personnages mais aussi de gérer les partenariats avec les différents créateurs. 

Un tel rapprochement entre le monde du luxe et des jeux vidéo peut s’expliquer par de nombreuses raisons. Toucher un nouveau public, trouver de nouvelles opportunités marketing ou simple opportunisme commercial… Or, bien souvent, les articles qui abordent le sujet s’arrêtent aux raisons les plus simples. Comme si d’un côté les marques ne s’intéressaient aux jeux vidéo uniquement pour rajeunir leur audience et que les éditeurs et organismes esportifs souhaitaient seulement prouver leur crédibilité aux yeux du grand public. Bien que cette analyse ne soit pas fausse, elle semble souvent un peu limitée. Si aujourd’hui le monde du divertissement vidéoludique est devenu aussi incontournable pour les grandes marques de luxe, c’est bien qu’il y a des raisons plus profondes.

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« Du point de vue des marques de luxe, il faut bien admettre que la première raison pour laquelle elles s’intéressent aux jeux vidéo et à l’esport est d’abord une question de chiffres, analyse Sabrina Ratih, responsable des partenariats chez G2 esports. En ce qui concerne l’esport, les marques ont bien compris qu’on ne vivait plus dans un monde où l’esport est une niche microscopique avec quelques centaines de joueurs. C’est une scène compétitive avec plus de 200 millions de joueurs avec une audience de spectateurs qui est encore plus large. En tout, on considère que l’audience dépasse les 500 millions de personnes. Lorsqu’on est à la tête d’une grande marque, ce n’est plus quelque chose que l’on peut négliger. »

Parmi ces grandes marques, Louis Vuitton a été l’un des premiers grands acteurs à comprendre l’intérêt de ce genre de collaboration et à se positionner sur le marché. Après un premier partenariat avec la saga Final Fantasy en faisant apparaître l’un des personnages dans une campagne publicitaire en 2016, la célèbre maison parisienne est allée encore plus loin trois ans plus tard en collaborant avec l’éditeur Riot Games lors des championnats du monde de League of Legends. « C’était assez malin ce qu’ils ont fait, analyse Pierre Sesmat, brand manager chez G2 esports. Parce qu’ils ne sont positionnés au-dessus des clubs et des organisations en passant directement par l’éditeur Riot Games, sur la compétition la plus prestigieuse de l’année, du jeu qui incarne l’esport par excellence. C’est plus neutre mais le rayonnement est beaucoup plus important et très premium ce qui match bien avec le positionnement de LV. »

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En plus de l’immense malle pour le trophée, ils ont également lancé un skin unique dans le jeu et une collection spéciale avec quelques vêtements streetwear. Cet événement d’envergure a sans aucun doute été extrêmement marquant pour toute l’industrie du luxe comme pour celui de l’esport. Même si concrètement, l'accueil des fans européens d’esport avait été quelque peu mitigé face au tarif extrêmement élevé de ces pièces de collection. Malgré tout, Louis Vuitton a fait partie des premiers grands acteurs à proposer un partenariat solide entre luxe et esport.

Pendant longtemps, la majorité des collaborations se limitait surtout à des opérations marketing où les jeux vidéo étaient utilisés plus comme un moyen de communication ou une référence culturelle populaire. On peut par exemple penser à la campagne publicitaire de Dior qui reprenait différents jeux comme Pacman ou Tetris en 2011 et qui avait fait beaucoup réagir à l’époque. Un peu plus tardivement, on peut également penser à la campagne de promotion du nouveau modèle du sac Kelly de Hermès totalement inspiré par les jeux rétro. La façon la plus simple étant tout simplement de créer leur premier jeu. Que ce soit au milieu de New York dans l’endless runner de Louis Vuitton, sur des plateformes dans le ciel pour  Burberry ou encore sur un immense terrain de tennis pour Ralph Lauren

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« Il est intéressant de constater que les marques de luxe sont principalement à la recherche d’organisations, d’équipes ou d’éditeurs qui voient l’esport comme une forme de divertissement, estime Sabrina Ratih de G2 esports. Si on regarde le format de diffusion des compétitions, c’est quelque chose que l’on voit de plus en plus avec de la musique, des vidéos longues, des reportages et des spectacles… C’est d’ailleurs notre objectif chez G2 justement, d’être une entreprise de divertissement qui est enracinée dans l’esport. C’est quelque chose qui intéresse énormément les marques de mode. Mais pour faire ça, c’est important d’élargir un peu son audience et de sortir un peu de sa zone de confort tout en gardant son identité. »  

En 2021, lorsque l’équipe européenne G2 esports annonce son partenariat longue durée avec la marque Ralph Lauren, la nouvelle arrive comme un raz-de-marée dans l’écosystème esportif. Déjà partenaires de grands événements sportifs tels que Wimbledon, l'US Open, l'Australian Open, trois tournois du Grand Chelem, mais aussi de l'équipe américaine de golf notamment, la marque porte un grand coup symbolique.

« On a commencé en développant des jeux en ligne pour faire la promotion de notre partenariat avec Wimbledon, détaille une responsable des partenariats chez Ralph Lauren. Puis on a fait des événements avec des streameurs et des stars du monde du jeu vidéo… En fait, ça a tellement marché qu’on s’est dit qu’il y avait un truc à faire. Notre marque étant déjà très liée au sport, ça nous a semblé assez naturel d’aller vers l’esport, quand on voit à quel point c’est un nouveau carcan d’audience chez les jeunes. On a voulu aller plus loin en cherchant des équipes avec qui créer un lien sur le long terme. Le plus impressionnant c’est à quel point l’audience dans cet univers-là est extrêmement engagée. Ils ne sont pas juste fans, ils sont à fond. » 

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Et pour cause, les joueurs de jeux vidéo et notamment les fans d’esport ne sont pas une audience traditionnelle. Ce sont des personnes qui sont habituées à exprimer et à consommer en ligne. Que ce soit des jeux ou des skins, les joueurs de jeux vidéo sont parfois prêts à mettre des quantités non négligeables d’argent pour des produits virtuels. Plus encore, il s’agit d’une population qui est très à l’aise avec l’idée de personnaliser ses avatars et ses personnages. Ce sont des personnes qui peuvent parfois consommer en ligne de façon très différente de ce qu’elles feraient dans la vraie vie. 

« Quand bien même une personne n’oserait jamais entrer dans un magasin Balenciaga ou même porter un de ces pulls, personne ne dira rien si vous le faites dans un jeu vidéo, vous vous sentez plus libre » ajoute Toni-Blaze Ibekwe. Sans oublier qu’il est souvent beaucoup moins cher d’acheter un skin que sa réplique en magasin. Aujourd’hui encore, une immense majorité des vêtements qui sont créés à l’occasion de ces partenariats sont produits à une toute petite échelle. L’objectif n’est pas de vendre des vêtements ou des montres mais bien plus de se positionner sur un marché qui explose pour nourrir leur image.

Enfin, pour Sabrina Ratih, l’arrivée des grandes marques de mode et de luxe dans le monde du gaming est aussi et surtout une façon de se positionner sur l’avenir. « Lorsqu’on observe les nouvelles générations, qu’elles sont habituées à faire partie de la conversation, elles ne veulent pas qu’on leur dise quoi faire. Si elles sentent que ce que tu fais n’est pas aligné avec leurs valeurs, ils n’achèteront pas. On parle ici de deux milliards de Gens Alpha, ce n’est pas rien. Donc c’est une grosse pression du côté des marques de mode de penser à leur business dans les prochaines années. Continuer à sortir des collections et espérer que ça leur parlera, c’est un chemin dangereux pour une marque de luxe. » 

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D’un point de vue marketing, certains lieux vidéoludiques sont même devenus incontournables. C’est le cas de Fortnite par exemple qui enchaîne les collaborations avec Balenciaga, Dior ou Ralph Lauren. Comme l’explique la responsable des partenariats chez Ralph Lauren, ces jeux sont ce qu’on appelle des carrefours d’audience : si tu n’y es pas, tu n’es pas visible et donc ta marque n’existe pas. L’objectif n’étant pas de vendre des skins ou des vêtements mais bien d’être présent sur les radars. Sauf que plaire à des joueurs de jeux vidéo… ce n’est pas forcément la tâche la plus simple au monde.

« Le truc avec l’esport, comme dans tout milieu qui n’est pas encore mainstream, c’est que les fans sont encore hyper exigeants avec le respect des codes, explique Pierre Sesmat. Un peu comme les fans de rock dans les années 1970 ou 80 qui étaient des puristes tandis qu’aujourd’hui n’importe qui peut porter un t-shirt Guns N’Roses sans même écouter du rock - au grand dam des afficionados du genre. Du coup, les marques de luxe sont aussi très vigilantes pour s'assurer de bien comprendre les codes afin d'être perçu comme authentique et légitime par les fans. Il y a un vrai danger pour eux d’investir dans un partenariat et de complètement rater ta cible parce que tu n’as pas bien compris comment fonctionnait cet écosystème. Les marques en question mais aussi l'organisation Esports perdrait en crédibilité ce qui est le pire qui puisse arriver pour un business qui repose essentiellement sur la confiance de ses fans. » 

Aujourd’hui, la seule barrière qui existe encore entre les deux univers reste la question de la violence de certains jeux. En dehors de Fortnite avec son aspect cartoon, une grande partie des jeux de tir à la première personne comme Counter Strike ou Call of Duty sont des licences difficiles à développer pour une grande marque de luxe soucieuse de garder une image irréprochable. Pour contourner le problème, les marques préfèreront alors souvent se diriger vers des personnalités ou organisations en périphérie du monde du gaming, comme les influenceurs ou les streameurs. Une façon de contourner le problème sans pour autant se priver de ce marché en pleine croissance.

« Je pense que l'on verra de plus en plus d'acteurs du luxe entrer dans l'industrie, estime Pierre Sesmat. La question que je me pose c'est comment la forme de ces partenariats va évoluer. Une marque de luxe a besoin de rareté et ne peut pas se permettre d’enchaîner les partenariats, les campagnes ou les événements à la pelle dans le même secteur. A mon avis, les collaborations entre le monde du luxe et de l'Esports vont surtout s’affiner et devenir plus premium. Un Balmain n'apportera jamais la même histoire qu’un Gucci ou un Prada et c’est justement ça qui est intéressant, de voir quelle couleur vont apporter chaque marque en fonction des organisations et des jeux avec lesquelles elles collaborent.  »