On a longtemps reproché aux rappeurs français de refaire en moins bien ce que faisaient leurs homologues américains, avec quelques années de retard -une affirmation très souvent vraie, qui cache une réalité bien pire : celle des beatmakers français qui ne font, eux aussi, que reprendre les éléments des prods US à la mode. Au sein de cet affreux marasme artistique, un groupe comme Butter Bullets fait, depuis maintenant 5 ans, office de bouffée d’oxygène salutaire.
Cinquième projet (trois albums, une mixtape solo de Dela et un album commun avec Alkpote) de la deuxième carrière de Butter Bullets, Air Mès et Hermax est sans l’ombre d’un doute l’album français le mieux produit de l’année 2017. Toujours aussi sombre dans les thématiques et les ambiances, cet album a souffert, comme chacun de ses prédécesseurs, d’un certain manque de visibilité, mais a également, comme chacun de ses prédécesseurs, conquis la critique. J’ai donc pris la peine d’aller boire un cappuccino avec Sidisid, le rappeur du duo -le beatmaker, Dela, étant domicilié dans des contrées inaccessibles pour tout être vivant, pour revenir avec lui sur ce projet, mais aussi discuter samples, censure, plagiat et chansons d’amour avec, à la clé, deux belles exclus concernant les projets du groupe en 2018. Du coup, il faudra tout lire pour savoir lesquelles – oui, c’est ce qu’on appelle du teasing.
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Noisey : Je me souviens quand je t’ai croisé à la soirée Viceland en juin, tu me disais que vous n’aviez pas du tout avancé sur la conception de cet album. Il s’est donc fait rapidement.
Sidisid : Y’avait déjà des trucs de prêts, mais oui, on a bossé assez vite. Il faut parfois se mettre des coups de pied au cul.
Pas d’actu pendant toute l’année 2017, hormis un clip, et vous débarquez en décembre avec un album. C’est fait exprès pour être dans les tops de fin d’année ?
Non, c’est le hasard. Et puis, c’est bien de sortir en hiver, ça me plaît. Je déteste l’été. J’aime pas le chaud, j’aime pas la nourriture de l’été, j’aime pas voir les orteils des gens. C’est pas beau, les gens sont mal habillés en été. Ne serait-ce que l’odeur de l’été, sérieux, ça pue. Le Sud de la France, c’est pareil, j’aime pas ça.
Ton cœur est vraiment rempli de haine.
[Rires] Non, parce qu’à côté, j’aime l’hiver, j’aime le froid.
Tu disais que pas mal d’éléments de l’album étaient déjà préparés à l’avance. C’est quoi, des prods, des textes ? Déjà, t’écris tes textes, toi ?
Nan, moi j’suis comme Biggie, j’entre en studio, et je laisse la magie s’opérer. Ceux qui te disent qu’ils n’écrivent pas, c’est des conneries. Des grands mensonges. Et oui, je parle de prods et de textes principalement.
Vous aviez déjà une idée de la direction dans laquelle vous vouliez emmener cet album ?
Non, jamais à l’avance. On fait les trucs, et à la fin ça ressemble à quelque chose. D’ailleurs, on se dit même pas « tiens, on va faire un album ». On fait de la musique, et au bout d’un moment, on finit par se dire « bon, faudrait sortir un truc ».
Sachant que Dela et toi habitez à 400 kilomètres de distance, vous bossez comment ? Tout se fait à distance, ou vous vous réunissez régulièrement ?
On s’appelle tout le temps, tous les jours. Et puis au bout d’un moment, je débarque chez lui, on s’enferme, et on enregistre. Ça va vite, très vite.
Sur cet album, il y a deux interludes instrumentaux, et vous laissez beaucoup tourner l’instru à la fin des morceaux. Vous cherchez à mettre en avant la partie instrumentale du disque ?
Nan, pas particulièrement. Parfois, la prod est juste belle, donc t’as envie de la laisser couler, de laisser le sample partir… Et puis, c’est un peu relou la dynamique couplet-refrain-couplet, même si on est pas hyper-formatés dans notre manière de construire les morceaux.
C’est aussi une manière de casser le rythme, de laisser l’auditeur souffler ?
Il y a de ça, et puis… c’est beau ! Tu sais, ma voix tout le long…
J’ai l’impression que Dela est plus mis en avant que sur vos précédents projets, pour la place qu’occupent les prods sur l’album, évidemment, mais aussi parce qu’il est au premier plan sur la cover, ou parce qu’on le voit beaucoup dans les clips.
Déjà, c’est la première fois qu’on fait une pochette où on se montre. Mais c’est vraiment le hasard, on a fait une photo qu’on a trouvé cool, on s’est dit « allez, on prend ça pour l’album ». C’est vraiment pas réfléchi. Après, la vérité c’est qu’ en général il est plus en avant que moi parce qu’il aime bien parler aux gens. Moi, je déteste. Les gens que je connais pas, j’ai pas envie de leur parler. Je suis hyper froid, si tu viens me parler je recule. Lui, il avance. J’y avais jamais réfléchi avant, mais finalement, ta remarque me semble super logique.
C’est marrant, vous inversez presque les rapports rappeur-beatmaker, étant donné qu’en général, c’est plutôt le contraire. Toujours pas de couplet ou de refrain de Dela de prévu dans un prochain album ?
Nan, il pose de temps en temps mais c’est vraiment pour s’amuser, y’a rien de sérieux. Peut-être que ça arrivera un jour, mais à l’heure actuelle c’est pas prévu.
Question bateau nécessaire pour entrer dans le vif du sujet : comment tu juges les premiers retours sur Air Mès et Hermax ?
Bizarrement, trop bons. Pas la moindre insulte.
Tu t’attendais pas à ça ?
Bah j’aime bien avoir un peu de méchanceté gratuite. Là, y’en a pas du tout. Aucun retour négatif. Tous les retours sont positifs, c’est très bizarre.
Sur Twitter, tu as dit « on a jamais été autant écoutés qu’à l’heure actuelle ». C’est une réalité, tu le vois en termes de chiffres ?
Ouais, je crois. Par rapport aux chiffres, et puis de manière générale, je le vois. Mais t’as pas noté la suite de la phrase, qui était : « de plus en plus de gens qui nous écoutent, mais de moins en moins qui parlent de nous ».
C’est vrai que c’est toujours les mêmes médias et les mêmes journalistes qui parlent de vous.
En vrai, ça me va très bien, parce que les autres médias, je les aime pas trop, et donc je les refuserais.
Y’a pas un média qui te fait rêver ?
Si bien sûr, tu m’invites chez …
Chez Konbini ?
Nan, Konbini je refuse. Les Inrocks ont parlé de nous, j’ai eu envie de les insulter tellement c’était mal fait. On a un morceau dans leurs trente titres les plus écoutés, et donc ils ont essayé de dire un mot gentil sur nous mais… C’est horrible. Mais pour revenir à ta question, par exemple, si Ardisson m’invite, j’y vais. Je pense que ça pourrait être drôle. Et je pense surtout que je serai moins nul que tous les autres rappeurs qui y vont.
Sur Peplum et surtout Memento Mori, le thème de la mort était très présent. J’ai l’impression qu’il l’est beaucoup moins dans Air Mès et Hermax.
Ah ouais ? J’avais même pas remarqué. Les gens me disent que cet album est moins froid que les précédents, mais je suis pas d’accord avec eux. Pour moi c’est le truc le plus glauque qu’on ait fait. Je crois que le thème de la mort plane tout le long, donc il n’a même pas besoin de s’affirmer particulièrement. Il est là. Attends, je crois que j’ai une vraie réponse à te faire.
Fais-moi rêver.
Avant, on avait peur que la mort arrive. Là, elle est arrivée. On est morts, je pense.
Ah…
Peut-être qu’on est morts-nés, et qu’on ne s’en rend compte que maintenant, je ne sais pas. Je dis ça pour rire, mais dans le fond… Le truc, c’est de prendre toutes les critiques qu’on te fait, tout ce que les gens peuvent dire sur toi, et les accentuer. Genre : « ah oui, j’ai une voix chiante ? Bah vous allez l’entendre encore plus ».
Un truc m’a étonné venant de toi : sur le titre « La Pelle de Rohff », il y a un mot censuré. C’est « bataclaniser », c’est ça ? Pourquoi cette censure ?
C’était trop ! Je l’ai assumé avant que ça sorte, mais après je pouvais plus.
Pourquoi ? T’as peur que ça te pose des soucis ? Pour que quelqu’un remarque ça, faudrait déjà que des gens t’écoutent.
Nan, je m’en fous d’avoir des soucis par rapport à ça, mais je veux pas que ça efface le reste. Je veux pas qu’on parle de moi uniquement parce que j’ai dit ça. Je préfère qu’on ne parle pas du tout de moi, plutôt qu’on parle de moi pour les mauvaises raisons.
C’est dommage, elle était bien. Par contre, on la remarque presque plus comme ça.
Ouais, c’est vrai ce que tu dis : c’est encore pire, on met le doigt dessus. Tout le monde me le demande, c’est pas facile à gérer. Et puis, c’est quand même hyper facile de comprendre ce que c’est.
« J’fais dans l’émo-gothique » : c’est comme ça que tu définis ta musique ?
Je dis vraiment ça ? Tu sais, des fois, je dis des trucs uniquement parce que ça va bien rimer.
Ouai, t’es comme Nekfeu.
Avec une plus grosse bite.
Ce sera le titre de l’article, tu viens de foutre ta promo en l’air.
Attends, je peux encore dire des trucs pires d’ici la fin de l’interview. Mais plus sérieusement, oui, « émo-gothique », j’aime bien l’image, elle est marrante.
« J’ai arrêté d’être sage le jour de mon dépucelage » : du coup, t’as arrêté d’être sage à 28 ans ?
Je …
Nan c’est bon, réponds pas, je voulais juste placer ma vanne. Est-ce que t’as écrit le texte de Gallagher en te disant « si on m’invite dans Rentre dans le Cercle, je peux poser ce morceau sans avoir besoin de lire mon texte sur mon téléphone » ?
T’es épuisant.
« Tu voles tes rimes, illégitime comme le fils de Jacques Mesrine ». Ce genre de pique à peine voilée, c’est …
[Il coupe] Ah non, c’est pas du tout voilé, on sait très bien qui c’est.
Justement, je sais pas si tu veux en parler ou non.
Bah justement, je trouve qu’on m’en a pas assez parlé.
Lâche-toi Sid, fais-nous rêver.
Bah déjà, ça rimait bien [Rires]. Ensuite, c’est… C’est pas une bonne personne, c’est tout. C’est une mauvaise personne, c’est un voleur. Il nous a pillé tellement de trucs ! A moi, à Alk, à tout le monde.
Ok, donc tu ne lui en veux pas uniquement pour le morceau « Joeystarr ».
Non, et puis c’est une mauvaise personne, c’est tout. J’aime pas les mauvaises personnes. Je préfère un gros con qu’une mauvaise personne. Un mec qui profite des autres… Et puis, elle est quand même hyper bien cette ligne.
Et la phase sur la Thaïlande, c’est pour lui aussi ?
Non, c’est plus général, tout le monde part en Thaïlande, ça me fait rire… Mais s’il le prend pour lui, ça me dérange pas. Même ses potes le détestent.
Ok. Pourquoi vous avez clippé uniquement la moitié du morceau « Désapé Comme Jamais » ?
Parce qu’il pleuvait. On s’est dit « viens, on rentre », et on s’est arrêté là. Franchement, on avait la flemme. Et puis, j’ai failli mourir aussi : on le voit pas forcément, mais le clip est tourné hyper haut, sur des toits de Tokyo qui ont un rebord de dix centimètres. C’est ultra-flippant, on s’est dit « allez, on rentre ».
« Le rap français, c’est une vaste blague, j’devine tout c’qu’il fait comme dans Mastermind ». Du coup, qu’est ce qu’il va se passer dans le rap français en 2018 ?
Là, j’en ai aucune idée, laisse-moi réfléchir, et je te réponds à la fin de l’interview.
Alors dis-moi au moins ce qu’il va se passer pour Butter Bullets en 2018.
Il va se passer des trucs, de ouf. Je pense qu’on va ressortir un album hyper vite. Je vois dans ton regard que t’y crois pas, alors pour te redonner le sourire je vais te donner une exclu : on sort un album de Lalcko en 2018, entièrement produit par nous. Tiens, je vais même t’en donner une deuxième : on sort aussi un album de Joe Lucazz.
Ah, t’annonces les choses comme ça toi, sans prévenir.
Ouais, enfin j’annonce… Celui de Lalcko est presque terminé, mais celui de Joe Lucazz, il est pas encore fait [Rires].
Sur « Plus Moins », vous samplez du Britney Spears . Comment ça se passe dans vos têtes ? Comment on a l’idée de sampler ce morceau en particulier ?
Le morceau est magnifique, déjà. Et puis, on ne fait que voler un truc qui existe déjà. D’ailleurs, on a des poursuites au cul pour le sample qu’on utilise sur le titre « Décembre ». Mais oui, il est magnifique ce morceau de Britney.
Britney, c’est ton truc ?
C’est Britney… Elle représente un truc, quoi. Dans le clip, elle est en train de se foutre en l’air… C’est fort.
Tu pourrais sampler de la musique que tu trouves pas forcément bonne, mais que t’estimes intéressante à retravailler ?
Bien sûr, mais ça voudrait dire qu’on la trouve quand même belle. Si je sample, c’est que ça me plait, que je trouve ça beau, même si ça pourra en rebuter certains. J’aime bien la musique un peu chelou, comme la noise. C’est quelque chose que je trouve beau.
C’est quoi pour toi, le beau ?
C’est une femme. Juste une femme, même si elle est pas belle.
Bien joué, la petite phrase à ressortir quand on t’accusera de sexisme comme Damso. Tiens, d’ailleurs, tu choisirais quel hymne pour l’équipe de France à la Coupe du Monde ?
Johnny Halliday en screwed and chopped, étant donné que tous les joueurs de l’équipe de France doivent être sous lean le week-end.
Sur Peplum, il y a avait beaucoup de featurings, sur Memento Mori, un peu moins, sur Air Mès et Hermax, il n’y en a quasiment pas, étant donné que Radmo est quasiment le troisième membre fantôme de Butter Bullets. Finalement, le seul vrai feat, c’est Jok’Air.
Je me rappelle plus tellement de Peplum… Mais c’est comme ce que je te disais tout à l’heure, faire les choses sans vraiment savoir où tu veux aller. Pour les feats, c’est pareil : à l’époque, des occasions se sont présentées, on a fait ces morceaux, et c’est tout. A l’heure actuelle, y’a plus grand monde avec qui on ait vraiment envie de faire des feats, à part des ricains, mais c’est toujours compliqué.
Je suis content de voir Jok’Air sur cet album, mais je trouve relou que personne n’invite jamais Dehmo et Hache-P.
Nous concernant, c’est vraiment parce qu’on est potes. On s’entend hyper bien. En vrai, je trouve quand même que c’est le plus fort des trois. Ça veut pas dire que je trouve les autres nuls, bien au contraire, mais il est plus dans mon registre.
« Faut qu’on parle de Sport ». Pourquoi ce titre ?
Parce que c’est un mot que j’aime bien !
T’es relou à interviewer, t’as jamais aucune explication pour rien.
Bah si, mais l’explication est naze, c’est un hommage aux vêtements « sport ». Tu vois, les chaussettes toutes blanches avec juste écrit « sport » dessus ?
T’as raison, c’est naze. Je m’attendais à ce que ce soit encore un morceau qui parle de Polo Sport.
Tu vois, c’est ça que j’aime bien : tu sais pas à quoi t’attendre.
Qu’est ce qu’il s’est passé dans ta vie pour que tu écrives une chanson d’amour ? T’as voulu montrer que t’avais un cœur ?
C’était le bon moment, je trouve ça cool. J’ai toujours eu envie de faire des belles chansons, c’est juste que je n’y arrivais pas, avant. Mais finalement, c’était pas si dur à faire.
Ta moitié l’a écouté ?
Ouai, elle aime bien. Elle a pleuré.
Et toi ?
Je pleure pas, moi. Ah si, ça va faire hyper rap français, mais j’ai eu une petite larme quand Prodigy est mort. Vraiment, hein. J’ai pas pleuré, mais j’étais grave ému.
Vous êtes satisfaits de la place que vous occupez dans le rap actuel ? Ou vous vous sentez trop marginalisés ?
Non, on est pas satisfaits. Enfin, on s’en fout, mais… Quand Les Inrocks parlent de nous, par exemple, c’est détestable. Genre « on veut être bizarres », mais nan, pas du tout. On fait le même rap que tout le monde. Le fond est différent, mais la forme reste la même.
Tu te rends bien compte que votre musique reste quand même difficile à aborder, de prime abord ?
Oui, bien sûr, mais c’est parce que toutes les choses que j’aime, ce sont des choses difficiles à aborder. Forcément, ça se ressent dans ma musique. Mais globalement, j’ai quand même l’impression qu’il y a beaucoup de progrès au niveau de notre image. Déjà, on s’est séparé d’une image que je pouvais plus supporter.
Alkpote ?
Ouai, je me suis séparé de son image et je trouve ça bien. On ne m’y associe quasiment plus du tout.
Bon, on arrive à la fin de l’interview, il faut que tu répondes à la question que tu as laissé en suspense tout à l’heure : que va-t-il se passer dans le rap en 2018 ?
Ça va être chiant, hyper chiant. 2017, c’était sympa, mais y’a eu plein d’envols qui vont ressembler à des pets de fouffes. Donc 2018, ça va être une cure de désintoxication. Tout le monde a signé, c’est bien, mais y’a très peu de bonne musique.
Genono est sur Noisey.