Bruce est le dernier bûcheron du comté de Harney. Sur le parking de l’hôtel où nous nous trouvons, il racle sa gorge et expulse ses glaires. Sous la chaleur ardente du mois de juillet, ce natif de l’Oregon a passé sa journée à récupérer des morceaux de bois brûlés sur des terres récemment balayées par le feu. J’aperçois de larges taches de poussière et de cendre sur son t-shirt blanc lorsqu’il se penche pour récupérer quelque chose à l’arrière de sa Jeep rouillée.
« La plus grande scierie du pays se trouvait juste en bas de la route, à côté de la grande cheminée, tu as dû la voir en venant, me dit-il. La ville était complètement différente, bien loin de ce qu’elle est aujourd’hui. » Nous sommes à Burns, dans l’Oregon. Ce petit hameau de 2 700 habitants, situé près du Malheur Wildlife Refuge, est devenu célèbre un peu plus tôt dans l’année, lorsque les frères Bundy se sont opposés frontalement au pouvoir fédéral américain. L’industrie principale de Burns, liée au bois, a été fortement réglementée par les autorités dans les années 1990, empêchant alors les bûcherons d’abattre des arbres dans les régions où les chouettes et hiboux protégés avaient élu domicile. Le déclin de la ville n’a pas tardé, tandis que la législation se complexifiait et s’étoffait.
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« Nous n’aurions jamais donné notre accord si on nous avait demandé notre avis, ajoute Bruce. Le gouvernement nous a simplement dit que c’était comme ça et pas autrement. Mais le gouvernement est censé représenter le peuple, et le peuple c’est nous. »
Bruce, la cinquantaine, m’a dit qu’il n’aimait pas Donald Trump et qu’il ne supportait pas Hillary Clinton. S’il devait obligatoirement choisir, il voterait quand même pour Trump – un self-made-man américain, un businessman qui a réussi. D’ailleurs, les habitants de Burns ne recherchent qu’une chose : un job. En fait, Bruce ne vote pas. Il n’en voit pas l’intérêt. L’un ou l’autre, c’est toujours pareil. Dans sa vie, il n’a voté qu’une seule fois. Il ne parvient même plus à se rappeler qui était le candidat en question. Il se souvient juste qu’il avait perdu.
Ma rencontre avec Bruce est intervenue au milieu de mon périple de deux mois et demi, sur un trajet faisant 22 000 kilomètres et traversant 32 États. Mon chien Vinni était mon seul compagnon. Comme de nombreux Américains avant moi, j’avais décidé de prendre la route pour mieux comprendre mon pays. Je voulais rencontrer des gens de tous horizons – des magnats du cinéma, des candidats au poste de sénateur, des mineurs au chômage jusqu’aux femmes au foyer – pour leur parler de leur vie en cette année d’élections.
Mon objectif était de savoir si les Américains partageaient ne serait-ce qu’un seul point commun. Après avoir grandi dans le Kentucky, État majoritairement républicain, j’ai déménagé à Brooklyn – on ne peut pas faire plus démocrate. J’ai toujours été persuadée que derrière les beaux discours et les campagnes électorales clivantes se cachait ce que l’on appelle « l’Amérique », à laquelle nous appartenons tous – cette terre où l’on vit, tous ensemble, encore aujourd’hui.
Pourtant, j’ai déduit de ce périple que les Américains ont rarement été aussi éloignés. Avant de me rendre à Burns, j’avais traîné à Portland. Là-bas, j’avais surpris des discussions au sujet du chou kale, de la création d’une start-up ou du coût des loyers. Après cela, j’avais pris la direction de l’est, vers ces parcs nationaux au climat tempéré, abritant la cime enneigée du mont Hood. Là, j’avais franchi une barrière invisible. Je n’avais même pas le temps de cligner des yeux que je me retrouvais face à des étendues vallonnées, jonchées d’herbes sauvages. Les plateaux s’étiraient à perte de vue. Je distinguais quelques formes pâles et mouvantes, sans doute du bétail.
Je me situais pile sur une ligne imaginaire divisant l’ouest des États-Unis. D’un côté, la côte, dynamique. De l’autre, l’intérieur des terres. Là, les gens parlent de déclin, d’abandon de leur mode de vie, d’une zone désertée par la jeunesse.
Donald Trump a mis en lumière cette dichotomie. Les habitants des riches métropoles prêtent désormais attention – du moins pour quelques semaines – à ces territoires délaissés. Comme me l’a dit Rachel, originaire de Washington et récemment installée dans la petite ville de Rocky Mount en Caroline du Nord, « on se croirait dans Hunger Games. D’un côté, vous avez des citadins qui ne pensent qu’à leur prochain brunch. De l’autre, vous avez le District 12. »
Une telle métaphore n’est pas tellement éloignée de la vérité. La sensation d’abandon, de tromperie face à une mondialisation qui ne profite qu’aux autres, n’a pu que motiver ces gens à emprunter le chemin de la révolte.
Un paysage de l’Utah
Nous sommes tous différents, c’est indéniable. Pourquoi voudrait-on que notre voisin nous ressemble, d’ailleurs ? Parfois, ces différences génèrent une certaine haine. J’ai rencontré mon lot de gens agressifs, voire franchement illuminés. Certains fervents supporters de Trump m’ont dit : « Obama devrait retourner là d’où il vient », sauf qu’ils n’étaient qu’une toute petite minorité. La grande majorité des conservateurs croisés sur mon passage m’ont avoué qu’ils allaient voter à contrecœur pour Trump ou qu’ils n’allaient simplement pas voter du tout. La majorité des électeurs de Trump, comme ceux d’Hillary Clinton, ont un point commun : ils votent sans passion, presque avec regret, et sont loin d’être comparables aux fans enflammés que l’on peut observer dans les meetings.
Un train dans l’Utah
Le 8 novembre dernier, 54,2 % des Américains ont voté. En gros, ça veut dire que plus de quatre Américains sur dix n’ont pas pris le chemin d’un bureau de vote en dépit des appels des deux candidats à prendre part à l’élection « la plus importante de tous les temps ».
La désillusion engendrée par un système à bout de souffle est tout à fait perceptible, que l’on se trouve à Mobile dans l’Alabama ou à Détroit dans le Michigan. À chaque fois, une croyance partagée : les élections ne changeront rien. Et il ne faut pas prendre cette attitude pour de la paresse ou une forme de cynisme.
Ce constat est évident quand on traverse les Appalaches, où le vote républicain est très répandu parmi ceux qui vont voter – et ils sont peu nombreux. Le divorce est bel et bien consommé entre cette population et le gouvernement fédéral. Les gens rencontrés sur place m’ont précisé qu’ils n’avaient aucune sympathie pour les deux candidats principaux. Dans les Appalaches comme dans de nombreux autres États enclavés, les Américains revendiquent leur indépendance. Ils se débrouillent et ne veulent rien recevoir de Washington. Ce qui leur importe, c’est la communauté, les relations de proximités : ce qui crée du lien à très petite échelle. Beaucoup préféreraient être totalement libres – quitte à être abandonnés – au lieu de vivre sous le joug d’un gouvernement paternaliste qui régule votre consommation d’eau et vous dit quand tenir votre chien en laisse.
« C’est une mort lente et douloureuse, comme des milliers de piqûres », m’a expliqué John, professeur dans un lycée et électeur indécis à tendance conservatrice. Alors que nous étions assis dans un café à Greeneville dans le Tennessee, je regardais par la fenêtre qui donnait sur la rue principale. Un décor pittoresque dominé par les clochers d’églises s’offrait à moi. John a pointé son doigt en direction de mon sac gris duquel s’échappaient quelques aboiements. « Regarde ton chien, m’a dit John. Il est bien dans son sac, en sécurité. C’est ça, vivre sous la domination d’un gouvernement ou du socialisme. Sauf que moi, je préfère être un chien errant et courir dans un champ. Les dangers seraient sans doute très nombreux mais au moins je serais libre. »
Dans de nombreux États, et plus particulièrement dans le Sud, les hommes politiques locaux semblent beaucoup plus importants que le président lui-même. À Greensboro, en Géorgie, après avoir demandé leur opinion sur les élections à venir, les gens me répondaient très souvent que la course à l’élection du shérif du comté allait être serrée.
Quand je suis arrivée à Pensacola, une ville de Floride connue pour abriter la plus grande base de la marine américaine, les principaux titres de la presse évoquaient le Brexit et la tuerie d’Orlando. La pluie devenait si forte que je ne voyais plus rien à travers le pare-brise. J’ai trouvé refuge dans un café. Là, un client régulier et un barista critiquaient certaines régulations de l’agence de protection de l’environnement, l’EPA, rattachée au gouvernement américain. Celle-ci interdit aux commerçants de récupérer l’eau de pluie.
Lucinda vit à Pensacola.
C’est dans cette ville que j’ai rencontré Lucinda. Cette jeune retraitée arborait un large sourire. Ses cheveux étaient d’un roux éclatant. Elle m’a invitée dans sa maison, laquelle abritait un fusil de chasse et une piscine. Lucinda m’a servi une salade d’œufs et une part de gâteau tandis que Vinni observait avec méfiance le chat de la sexagénaire.
Lucinda est une femme indépendante. Elle a été la seule femme pilote au sein d’une petite compagnie aérienne avant de reprendre ses études pour devenir vétérinaire. Elle a contribué à la mise en place du premier refuge pour animaux sauvages de la ville de Pensacola. Elle a ainsi passé de nombreuses nuits à capturer des alligators errants près des habitations pour les installer dans des lieux sécurisés.
Lucinda a beau défendre l’environnement et les droits des homosexuels, elle a soutenu le très conservateur Ted Cruz lors des primaires républicaines. À l’entendre, Trump est un « personnage de dessin animé » tandis qu’Hillary Clinton a commis des crimes pour lesquelles elle n’a pas été tenue pour responsable.
Comme je voulais en savoir plus sur son soutien à Ted Cruz – qui, à l’image de nombreux républicains, s’oppose au mariage gay et critique les accords sur le climat – Lucinda m’a coupée pour me dire il y avait d’autres problèmes plus importants en 2016, à savoir le terrorisme et l’emploi. Pourquoi est-elle républicaine ? « Oh, je ne sais pas trop, m’a-t-elle répondu. Mes parents l’étaient. Vous l’êtes ou vous ne l’êtes pas, voilà tout. »
Et Lucinda de poursuivre. « Les démocrates délaissent les aspects fondamentaux de la politique, ils ne se concentrent que sur les problèmes sociaux. Aujourd’hui, notre pays fait face à de nombreux défis, et ça m’effraye. Les États-Unis sont endettés, nous ne sommes plus aussi puissants qu’avant. Notre société ressemble à une figure en pâte à modeler. Le centre tient mais les bords se désagrègent peu à peu. »
Britanny vit à Dallas.
J’ai fini par quitter Lucinda et ai pris la route de Dallas. J’y suis arrivée le 9 juillet dernier – au surlendemain du meurtre de cinq policiers. Les gyrophares de la police illuminaient les rues. C’est à ce moment-là que j’ai engagé la conversation avec Britanny, une jeune femme de 26 ans affublée d’un t-shirt floqué du slogan « I Refused, I Refused, I Refused » et d’une photo de Rosa Parks. Britanny ne s’intéresse pas vraiment à la politique. D’ailleurs, elle n’a voté qu’une fois – pour Obama en 2008. Elle était alors âgée de 18 ans et emplie d’espoir.
Aujourd’hui, huit ans plus tard, elle ne croit plus que son vote pourrait changer les choses. En revanche, elle est convaincue que le changement passera par des mouvements populaires, tels que Black Lives Matter. « Je n’ai pas d’enfants alors je ferai tout ce qu’il est possible de faire, m’a-t-elle affirmé. Ma génération n’est pas prête à accepter la situation actuelle. »
Les différentes colères qui alimentent le succès de Trump, Sanders ou Black Lives Matter sont floues et peuvent se chevaucher. À Wausau – une petite ville de 39 000 habitants située dans le Wisconsin – il n’est pas rare de tomber sur d’immenses exploitations agricoles situées sur de larges vallées parsemées de granges rouges et de silos étincelants. C’est dans ce coin idyllique quej’ai fait la connaissance de Yee, 22 ans – un passionné d’Histoire qui descend du peuple Hmong. Il s’identifie comme démocrate mais précise privilégier un candidat plutôt qu’un parti lors des élections.
Yee est fan de The Apprentice. À la base, il pensait que le Trump qu’il voyait à la télé était le seul à même d’incarner le leader dont l’Amérique avait besoin. Puis il a entendu sa rhétorique anti-immigration et a changé d’avis.
Les parents de Yee ont émigré du Laos pendant la guerre du Vietnam. À l’instar d’autres Hmong arrivés aux États-Unis au cours de la même période, ils ont été harcelés et accusés d’être des Vietcongs. « Je sais bien qu’avec les attentats perpétrés par l’État islamique, les gens ont peur, avoue-t-il. Le truc, c’est que je suis moi aussi issu d’une minorité et je sais que l’on ne peut pas accuser une communauté entière à cause des agissements de quelques types. »
Bien que séduit par les réformes économiques promises par Donald Trump, Yee supportait Bernie Sanders. Lorsque je l’ai rencontré, il hésitait à rejoindre le camp Clinton après les primaires, comme beaucoup d’autres partisans de Sanders. « Bernie Sanders parle vraiment aux gens, et encore plus aux jeunes comme moi, ceux avec des prêts étudiants », m’a-t-il dit.
La côte du Maine
Si les élections présidentielles divisent les hommes politiques, il est évident que de nombreux Américains partagent un même désir : celui d’obtenir un emploi stable leur permettant de nourrir leur famille. Même sur des problèmes de société comme les droits des LGBTQ, les Américains semblent beaucoup plus unis qu’on pourrait le penser. Les conservateurs que j’ai rencontrés m’ont affirmé qu’ils n’auraient aucun problème à reconnaître des unions civiles entre lesbiennes et gays. S’ils rejettent le terme de « mariage » dans un tel cas, on est loin de quelques hurluberlus affirmant que les homosexuels devraient tous être massacrés ou « soignés ».
Cette course effrénée à la présidentielle a donc eu au moins le mérite de faire surgir un point essentiel que partagent de nombreux citoyens. Ces derniers pensent que notre système est sclérosé et qu’il n’est en rien bénéfique pour le peuple. Peut-être le changement viendra-t-il de ce constat.