Dans les années 90, dans les écoles britanniques, chacun devait choisir son camp : Sega, ou Nintendo. Certes, il y avait des gens qui ne parlaient que de l’Amiga, et quelques autres qui estimaient que la Game Boy leur suffisait largement. Il y avait toujours des rumeurs qui disaient que le nouveau, fraîchement débarqué dans les parages, possédait une Neo-Geo – mais tant que personne ne l’avait vue, nichée sous un écran cathodique 14″, entre des peluches et des Transformers, on n’y croyait pas vraiment.
Moi, j’étais de la team Sega – même si mes frères préféraient Nintendo, et plus tard Sony, ce qui faisait que je pouvais aussi jouer à d’autres jeux que Sonic et ses potes. Mais être pro-Sega, ça voulait aussi dire rager quand Street Fighter II a débarqué exclusivement sur Super Nintendo en 1992, n’arrivant sur Mega Drive qu’un an plus tard sous la forme de la “Special Champion Edition.” C’était dur – c’était le jeu que tout le monde voulait avoir chez soi, à n’importe quel prix (et Dieu sait qu’il coûtait cher). Et même si une version Amiga crackée est arrivée chez nous un beau jour grâce à mon père, la conversion du jeu de Capcom par U. S. Gold était presque injouable, puisqu’elle n’utilisait qu’un seul bouton pour tous les coups.
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J’ai fini par choper le jeu, deux fois, sur Mega Drive – Super Street Fighter II, “40 Mo, le plus grand jeu pour Mega Drive de tous les temps !” – mais les versions Sega n’avaient pas cette atmosphère si particulière de l’original sorti sur SNES. Difficile de décrire, aujourd’hui, ce que ça faisait de voir ce jeu incroyable tourner uniquement sur la machine 16 bits de vos pires ennemis. C’était vraiment horrible. Nous autres fans de Sega rêvions d’un jeu de combat qui nous serait propre. On était fiers d’avoir fait la nique à Nintendo en ayant du sang dans notre version de Mortal Kombat, alors qu’il avait été remplacé par de la “sueur” dans la version rivale, mais le jeu de Midway était présent sur toutes les plateformes, y compris sur la Game Boy. Tout le monde pouvait arracher gaiement la colonne vertébrale de ses adversaires.
À l’inverse, Eternal Champions était disponible uniquement sur Mega Drive, et on l’a immédiatement adopté quand on a appris dans les pages des magazines qu’il allait sortir prochainement. Développé par Sega, le jeu sortit au début de l’année 1994 au Royaume-Uni, accompagné d’une belle hype. “PRÉPAREZ-VOUS AU JEU DE COMBAT ULTIME” pouvait-on lire au dos du boitier. Le jeu était conçu pour la nouvelle manette à six touches de Sega, s’inscrivant dans la lignée des commandes de Street Fighter II avec trois boutons consacrés aux coups de poing et trois aux coups de pied, du moins puissant au plus puissant et de gauche à droite. Mais ses coups spéciaux reposaient beaucoup sur le fait de charger l’adversaire, et donc de s’en éloigner un peu avant d’appuyer sur le plus de boutons possible – il y avait même un coup qui nécessitait d’appuyer sur A, Y et C simultanément, et donc d’utiliser d’autres doigts que le pouce, soit le genre de trucs qu’on essaie désormais d’éviter.
Les coups spéciaux, trop compliqués à faire et trop faciles à éviter, témoignaient de l’infériorité du jeu sur ce plan-là par rapport aux hadoukens et autres tatsumaki de Street Fighter II. Les coups des neuf personnages d’Eternal Champions n’avaient rien d’intuitif. C’était vraiment galère de devenir très fort avec un personnage donné – qui tous se distinguaient des clichés des personnages de jeux de combat, en ne se réduisant pas aux classiques ninjas/lutteurs/etc – mais on y a passé du temps. Beaucoup de temps.
Aujourd’hui, quand j’ouvre ma version Mega Drive du jeu, le premier truc qui tombe, ce sont plusieurs pages de notes manuscrites rédigées par mes soins : comment réaliser les coups les plus puissants de chaque personnage, et plus important encore, comment annihiler mon adversaire (vous pouvez y jeter un oeil ci-dessous). “Blade : pousser l’adversaire jusqu’à ce qu’il soit tout près du ventilateur et le frapper. Résultat : il tombe dans le ventilateur et il se fait déchiqueter. Xavier : le placer devant la première porte à droite du feu et le frapper depuis la droite. Résultat : brûlé vif.” J’étudiais, je m’entraînais, j’essayais des choses ; je m’installais chez un vendeur de journaux en sortant de l’école et je recopiais des instructions jusqu’à ce qu’on me jette dehors parce que je n’achetais rien.
Eternal Champions avait sa propre version des fatalités, les “Overkills”, plus faciles à réaliser que celles de Mortal Kombat et ses suites. Le jeu proposait aussi une fonctionnalité que Mortal Kombat incorporerait plus tardivement : on pouvait utiliser l’environnement au cours des combats. Il n’y avait pas besoin d’être très doué pour achever un adversaire de la manière la plus gore qui soit – il suffisait de l’amener dans un certain coin de l’arène, et de lui coller un coup de poing ou une boule de feu. Les résultats dépassaient largement tout ce que Mortal Kombat avait à offrir, et comme cela dépendait uniquement de l’arène et non des personnages, tout le monde pouvait y avoir accès quel que soit son ou ses personnage(s) préféré(s). Là où Mortal Kombat permettait au joueur d’envoyer un combattant groggy dans un tas de pieux, Eternal Champions proposait de le faire dévorer par des plantes carnivores à Atlantis, de le faire déchiqueter par des mitrailleuses devant un cinéma des années 20 à Chicago, ou gober par un dinosaure devant un volcan en éruption.
Et c’était cool. C’était pas hyper classe, évidemment, mais ces fatalités innovantes faisaient d’Eternal Champions le meilleur jeu auquel jouer quand des potes se pointaient. L’histoire était un peu plus riche que les classiques du genre (revanche / quête de gloire) – chaque combattant étant pris au moment de sa propre mort, tout au long de l’Histoire de la Terre, pour affronter le Champion Éternel lui-même dans l’espoir d’avoir une seconde chance (tout était expliqué dans un comics qui accompagnait le jeu). Mais on n’était pas là pour ça. On voulait du sang, et le jeu nous en donnait par seaux entiers.
À une époque où tous les développeurs de jeux de baston copiaient allègrement les fatalités de Mortal Kombat, Sega est allé plus loin que quiconque.
À une époque où tous les développeurs de jeux de baston copiaient allègrement les fatalités de Mortal Kombat – coucou Killer Instinct, Primal Rage, Way of the Warrior, Bloodstorm… – Sega est allé plus loin que quiconque dans le genre, sortant même une sorte de semi-suite d’Eternal Champions en 1995, Challenge from the Dark Side, qui multipliait encore par dix le côté gore de son prédécesseur. C’était un véritable bain de sang, où l’écran était rapidement couvert de fluides corporels et d’entrailles chaudes. En tant qu’ado, je trouvais ça hyper bien. C’était tellement délirant que ça ne pouvait choquer personne – à part peut-être un vieil oncle qui n’aurait jamais vu Evil Dead II. Et là encore, je notais scrupuleusement sur des feuilles comment maximiser la quantité de chair et de membres arrachés à l’écran.
L’apparition de nouveaux personnages permettait à Sega de proposer des manières toujours plus répugnantes d’achever un adversaire. Des “morts subites” furent ajoutées à chaque arène, s’ajoutant ainsi aux “Overkills” – en gros, c’étaient des coups presque fatals, mais qui n’achevaient pas tout à fait l’adversaire, permettant ainsi de s’amuser encore un peu avec. Ensuite, on pouvait le faire empaler par un poisson, le griller à coups d’éclairs, le faire fondre à l’acide, ou le balancer dans un volcan à l’aide d’un ptérosaure. Et ça, c’était juste sur les niveaux préexistants ; sur les nouveaux, les développeurs s’étaient vraiment fait plaisir, avec des singes démembeurs, des corps explosés par d’immenses pieux en bois, ou des décapitations par des esprits malins. Vous pouvez voir tout ça ici, si vous avez l’estomac bien accroché.
Par contre, je n’ai pas de notes concernant les “cinekills” – des petits clips en images de synthèse apparus grâce au format Mega-CD, de plus grande capacité. C’était pourtant l’une des principales attractions de Challenge from the Dark Side : impossible de mettre un truc pareil sur une cartouche. Mais les cartouches, et plus globalement les consoles 16bit, étaient déjà obsolètes quand Challenge est sorti en 1995 – c’était le début de l’ère de la PlayStation, et ces courtes séquences semblaient déjà dépassées face aux graphismes de la console de Sony et à la Saturn. Là encore, vous pouvez voir tous les clips dans la vidéo ci-dessus. Ils sont globalement moins gore que les “Overkills”, mais ça reste franchement sadique pour des cinématiques de jeu.
En rejouant à Eternal Champions aujourd’hui, je comprends pourquoi, malgré le côté cool des scènes gore, Super Street Fighter II est resté le jeu auquel j’ai le plus joué sur Mega Drive. Les effets graphiques et les couleurs vives perdent beaucoup de leur lustre sur un écran HD moderne, et les combattants paraissent mous comparés à Ryu et ses potes. Reste que l’animation est cool, et que la présentation globale – des menus jusqu’à la musique – est top. C’est le jeu qui a développé ma soif de sang – et les “Overkills” sont toujours plus marrants que choquants.
Mais c’est un jeu qu’il vaut mieux laisser là où il est, c’est-à-dire dans le passé et dans nos souvenirs. Il n’y a jamais eu de véritable troisième Eternal Champions, et moi j’ai grandi, tout comme les jeux vidéo, jusqu’à Mortal Kombat X et ses variations assez subtiles sur le thème des fatalités de la série. Il est à Challenge from the Dark Side ce qu’Eternal Champions était au premier Mortal Kombat, puissance mille, et c’est un peu trop pour moi aujourd’hui. Pour être honnête, je préfère le confort de Nintendo désormais.