Bienvenue dans Cuisine Confessions, une rubrique qui infiltre le monde tumultueux de la restauration. Ici, on donne la parole à ceux qui ont des secrets à révéler ou qui veulent simplement nous dire la vérité, rien que la vérité sur ce qu’il se passe réellement dans les cuisines et les arrière-salles des bars et des restaurants.
J’ai toujours été un gamin plutôt agité. Pas spécialement concentré à l’école mais pas assez fou pour la lâcher complètement non plus. On était dans les années 1990. Il y avait une atmosphère propice à la rébellion et tout ce qui était « alternatif » était la norme de l’époque.
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Pour moi, cela se matérialisait surtout par le fait de rester pendant des heures dans une trattoria con enoteca de mon quartier. Elle était tenue par un mec qui incarnait parfaitement tous les stéréotypes de la profession : bourru, tyrannique et s’autoproclamant « grand connaisseur de la rue et de la vie ».
Je ne peux pas dire que j’y ai vraiment « travaillé ». Ce qu’on confiait aux jeunes frappes de mon genre, c’était une série de tâches allant des petites commissions aux menus services. Mon rôle consistait donc le plus souvent à verser du whisky de qualité suspecte dans des gobelets en plastique blanc.
À partir de ce moment-là, ma vie n’a plus été qu’une longue liste de boulots différents – cette fois bien réels et toujours dans le secteur administratif. Un chemin qui m’a mené à ouvrir mon premier rade en 2006 et à en fréquenter un paquet d’autres.
Je peux commencer avec l’histoire de ce client qui, persuadé que je ne respectais pas le bon ordre d’arrivée, a attiré mon attention en pointant un flingue vers moi : « Je crois que c’est mon tour ».
J’habite à Naples et ma vie professionnelle m’a souvent amené à tafer dans une zone qui part de la périphérie nord de la ville pour s’étendre jusqu’aux confins de Caserte. Un coin assez grand dans lequel bars et discothèques prolifèrent. Ne parler que de ces lieux serait pourtant réducteur.
Il existe des dizaines d’événements différents qui nécessitent l’emploi de barmen prêts à servir des centaines de personnes le même soir ; concerts, fêtes de quartier ou buffets géants. On les considère comme des « points de vente » et ils servent pour beaucoup d’entrée dans le monde des bars.
Je parle de soirées qui peuvent réunir entre 1 500 et 2 000 personnes – et qui réclament des horaires de travail que vous pouvez imaginer. Avec un de mes collègues, on avait l’habitude de dire que si on faisait moins de 12 heures de taf par jour, on ne pouvait pas dire qu’on avait vraiment bossé : on avait rendu service au patron mais on ne pouvait pas réclamer de salaire.
L’événement le plus blindé auquel j’ai assisté, c’était une soirée avec des DJs du monde entier. Il y avait environ 15 000 personnes qui avaient payé pour en être. Mais ce n’est même pas ce soir-là que j’ai servi le plus de verres. Ce record personnel, je l’ai atteint lors d’une journée de taf de 12 heures consécutives pendant lesquelles j’ai servi plus de 900 boissons. Et, comme on peut s’y attendre avec des chiffres de cette ampleur, les clients ont commandé tout et n’importe quoi.
Je pourrais commencer avec l’histoire de ce client qui, persuadé que je ne respectais pas le bon ordre d’arrivée, a attiré mon attention en pointant un flingue vers moi : « Je crois que c’est à mon tour ». Ou celui qui, fatigué de faire la queue devant la caisse, a essayé de résoudre le problème en me proposant directement 50 balles. Pour une bouteille d’eau.
Vous apprenez à distinguer qui appartient réellement à un écosystème camorriste et qui, au contraire, n’est qu’une imitation. Généralement, les premiers n’ont pas besoin de le hurler sur tous les toits.
Dans ce genre de bails, les clients commandent principalement des mélanges d’alcool qu’ils considèrent particulièrement indiqués pour atteindre un état d’ébriété avancé en quelques gorgées. Tous unis par le même leitmotiv : la mite toujours plus vite. La consommation de boissons particulièrement sucrées semble avoir augmenté au fil des années, parallèlement à la consommation de MDMA censée amplifier et magnifier la perception de ces saveurs.
L’expérience la plus surréaliste, je l’ai vécue un été il y a quelques années. Un collègue m’avait averti que j’étais sur le point de servir un client connu pour ses liens avec la pègre. La direction m’avait demandé de satisfaire chacune de ses demandes. Arrivé au comptoir en compagnie de deux nanas, ce cinquantenaire à mi-chemin entre Tony Montana et le Tomas Milian de la belle époque, m’avait ordonné avec le même air de suffisance que Marie-Antoinette, « Verse de la vodka dans ce verre et ne t’arrête que quand je te le dis. »
J’obéis, j’incline la bouteille et je verse. Lui, nonchalamment, se retourne, et continue à papoter avec les filles. Le verre se remplit rapidement puis déborde, inondant le zinc de vodka et dégoulinant jusqu’au sol. Il se tourne vers moi alors que la bouteille est presque terminée, me regarde avec un mélange d’étonnement et d’indignation, saisit son verre, le vide un peu, me montre du doigt et lâche : « Toi, t’es con ! Mais au moins tu m’as fait marrer » avant de s’en aller.
Lorsque vous travaillez dans un endroit où le crime organisé est enraciné au milieu de diverses couches de population, vous partagez avec lui des lieux de vie, de divertissements, des modes et des usages. Derrière le zinc, vous voyez l’humanité défiler devant vous et vous apprenez – à distance. Qu’est-ce que vous apprenez ? À reconnaître les visages, les attitudes, les postures. Vous apprenez à distinguer qui appartient réellement à un écosystème camorriste et qui, au contraire, n’est qu’une imitation.
Généralement, les premiers n’ont pas besoin de le hurler sur tous les toits. Ils comptent sur le fait d’être « déjà connus ». Et pour cette raison, ils ne se laisseront aller que très rarement à des attitudes agressives gratuites. Ce savoir, aussi amer soit-il, vous permet de pratiquer votre taf dans un contexte social que certains définiraient comme « à la marge ».
Il est impossible de penser pouvoir rayer de sa vie professionnelle certains lieux qui seraient réputés comme étant « mal fréquentés ». Tout simplement parce qu’il n’y a pas de structures spécifiques affiliées à la Camorra.
Plus précisément, vous comprenez, vous savez et vous pouvez éviter tous les risques inhérents au fait de devoir expliquer qui est la personne qui se trouve devant vous, au bar. Tout se passe comme si c’était absolument normal et vous n’avez pas besoin d’une arme à feu pour pratiquer l’intimidation.
D’autre part, il est impossible de penser pouvoir rayer de sa vie professionnelle certains lieux qui seraient réputés comme étant « mal fréquentés ». Vous ne pouvez pas dire : « Je ne travaillerai plus jamais là-bas ». Pourquoi ? Tout simplement parce que les voyous ne choisissent pas les soirées en fonction des lieux. Il n’y a pas de structures spécifiques qui soient affiliées à la Camorra.
Le choix du rade se fait sur un certains nombre de facteurs : la popularité de l’endroit, la possibilité de se faire voir, la connivence avec les organisateurs et plein d’autres petites choses. En deux mots, si un lieu fonctionne bien, il est impossible de ne pas y croiser un certain type de « client » – sachant qu’il est important pour eux de se montrer et d’affirmer un rôle social sans avoir recours à la violence gratuite.
Parfois, il m’est arrivé d’assister à une véritable « compét’ » entre deux tables pour celle qui s’offrirait le champagne le plus cher. Si la première commandait dix bouteilles, l’autre était prête à l’imiter et ainsi de suite. Un engrenage qui se traduit presque toujours par des dépenses folles, pouvant atteindre des dizaines de milliers d’euros en une nuit.
Ne croyez pas cependant que ce sont les seuls clients difficiles à gérer. Il y en a beaucoup d’autres qui méritent au moins une mention. Le plus compliqué de tous est, selon moi, celui qui ne maîtrise pas les règles du jeu. En deux mots : celui qui sort au maximum une ou deux fois par an, et qui ne connaît pas le monde de la nuit, ses discothèques, son code de conduite (non-écrit) ou la relation parfois compliquée entre clients et videurs.
J’ai travaillé dans des contextes de violence extrême. Et le zinc m’a toujours – plus ou moins – permis de limiter mon rôle à celui de simple spectateur.
Dans ce genre d’environnement, la sécurité est un problème important. Il y a des gens qui sont capables de le gérer, d’autres moins. Souvent, ce « moins » se traduit par un recours disproportionné à la violence. Souvent, cette violence se fait au détriment du client.
Aujourd’hui, en tant qu’observateur, je considère que les équipes de sécurité sont bien préparées, organisées et fiables. Il existe une gamme très large d’événements bien gérés. Bien sûr, on trouve encore des poches de résistance, des cogneurs invétérés qui, lorsqu’un quidam est signalé par les lasers de leurs collègues, commencent à taper avant même de poser les questions. J’espère sincèrement que ce phénomène s’éteindra le plus rapidement possible, même si je reste sceptique.
À ce stade de la lecture, j’imagine que vous vous demandez : et si le client est l’un de ceux dont on a parlé auparavant ? L’approche des responsables de la sécurité vis-à-vis du crime organisé est très différente. Ils communiquent souvent par radio au sujet des clients qu’il faut prendre avec des pincettes.
Souvent, le chargé des relations publiques du lieu informe la sécurité en amont ou au moment de la réservation des tables. Il peut toujours y avoir une erreur, un quiproquo. Au cours de ma carrière dans ce milieu, j’ai vu plusieurs agents de sécurité subir le pire ou être obligés de se cacher dans tous les coins de la boîte pour échapper à des mecs armés de tout sauf de bonnes intentions.
Parfois, il suffit de jeter un coup d’œil aux paniers dans lesquels les agents de sécurité jettent les objets saisis lors des contrôles à l’entrée, pour compter le nombre de lames trouvées chaque soir sur les clients.
J’ai travaillé dans des contextes de violence extrême. Et le zinc m’a toujours – plus ou moins – permis de limiter mon rôle à celui de simple spectateur. La blague que je faisais souvent avec des collègues quand une bagarre éclatait devant nos yeux, c’était : « Ce soir, il y a du catch à la télé. » Parfois, il suffit de jeter un coup d’œil aux paniers dans lesquels les agents de sécurité jettent les objets saisis lors des contrôles à l’entrée, pour compter le nombre de lames trouvées chaque soir sur les clients.
Aujourd’hui, je tiens un petit bar à cocktails propre sur lui. Je peux me concentrer sur la qualité de l’offre et sur ma relation avec le client – qui n’a rien à voir avec celui qu’on peut croiser dans des grosses boîtes. Le local compte 14 places à l’intérieur et 16 à l’extérieur. On ne boxe pas dans la même catégorie.
Avec ce genre d’approche du travail, je peux enfin dire que je me sens chez moi ; je parle aux gens, je fais la conversation, la musique d’ambiance est basse. Je peux prendre mon temps et redonner au client le sentiment de vivre une soirée dans laquelle on vient pour se sentir bien et pas uniquement pour se montrer.
Les coins que j’ai mentionnés avant doivent faire du volume, des ventes, de la thune, indépendamment de tout ; des serveurs ou des clients. Au bout d’un moment, cela transforme la personne derrière le bar en machine et ça bousille son moral. Quand on commence dans le métier, on peut supporter ce genre de choses, on est plus résilient. Aujourd’hui, franchement, j’attends plus de mon taf.
D’ailleurs, je raconte tout ça derrière le zinc et devant un single malt, au milieu d’autres clients de passage, dans une conversation qui ressemble à celle qu’on pourrait avoir lors d’une soirée entre potes. Pour moi, il était temps que le bar ressemble à ça.
Propos de Dario D’Avino rapportés par Enrico Nocera que vous pouvez suivre sur Twitter
Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES IT
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