Ce que c’est d’être épicurien en 2016 en France

On a tellement entendu parler de la Grèce depuis l’année dernière que dans nos inconscients collectifs, c’est un pays au fond du gouffre. Objectivement, c’est peut-être même vrai : cela fait plusieurs années qu’elle est devenue une sorte de colonie du néo-Empire britannique où des touristes rouge écrevisse déversent des litres de biles dans ses caniveaux {rendons à Hippocrate sa sagesse} la moitié de l’année afin de maintenir son économie sur les rails.

Néanmoins, on a tendance à oublier que la Grèce rayonna sur – ironie du sort – l’Europe dans sa période de gloire antique. Elle s’illustra comme le pays qui inventa la démocratie, popularisa la philosophie et où l’on vénérait des dieux qui passaient leur temps à se bourrer la gueule et à se tromper les uns les autres – ce qui est assez vénérable en soi.

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Replongez dans vos souvenirs de lycée et souvenez-vous les brefs moments des cours d’éducation civique et de philosophie durant lesquels vos yeux n’étaient pas rivés sur le string de Mélinda au premier rang et vous vous souviendrez peut-être du philosophe du nom d’Épicure. Alors que la civilisation grecque déclinait, il se positionna comme un penseur faisant l’éloge du plaisir modéré – à travers une attention permanente envers l’instant présent – tandis que d’autres vantaient les mérites de l’opulence. Le parallèle avec la France de 2016 n’est pas difficile, à l’exception près que l’austérité en pousse d’autres à limiter les plaisirs, quittes à être taxés de radin. À en croire Michel Onfray, qui rabâche que notre civilisation elle aussi est sur le point de s’effondrer, il faut profiter des plaisirs terrestres tant qu’il en est encore temps. Ça me paraît raisonnable. Opulent, épicurien, radin: j’ai voulu savoir à quelle catégorie j’appartenais. J’ai répondu à un quiz que m’a proposé Ibis, qui m’a appris – spoiler alerte : cet article a pour thème l’épicurisme – que j’étais épicurien. Cool, aujourd’hui j’imagine que c’est un peu comme être une sorte Michel Houellebecq, avec la déprime en moins.

Par curiosité, j’ai voulu savoir s’il était possible de mettre en application une philosophie créée il y a plus de 2000 ans, sans qu’elle soit entravée par la naïveté juvénile qui caractérisait mon moi de terminal. J’ai contacté Lambros Couloubaritsis, professeur émérite de philosophie ancienne à l’Université libre de Bruxelles, afin qu’il m’explique plus en détail ce qu’était l’épicurisme. Voici ce qu’il m’a dit :

« L’épicurisme est une pensée qui dans la Grèce antique analysait à la fois la logique, la physique et l’éthique. L’idée première était : comment penser d’une façon juste. À partir du moment où l’on pouvait méthodologiquement répondre à cette question, on pouvait appliquer la théorie à la réalité – comprenez, à la nature et au monde. La problématique épicurienne telle qu’elle a été conçue pourrait se résumer à la question suivante : quelle est la place qui échoit à l’homme qui pense juste dans la nature ? Grossièrement, les épicuriens estimaient que l’on pouvait supporter la douleur, grâce aux plaisirs.En modérant ces plaisirs, c’est-à-dire en se concentrant seulement sur ceux qui sont naturels et nécessaires, on peut atteindre le bonheur – qu’ils appellent l’ataraxie. »

Comme si j’étais une sorte de manuel de développement personnel pour moi-même, j’ai tenté d’appliquer cette doctrine telle qu’elle était proposée par Épicure dans la Grèce antique. En plus des explications du professeur Couloubaritsis, j’ai ouvert quelques bouquins , histoire d’avoir des exemples concrets.

J’ai compris que certains de nos désirs étaient essentiels, tandis que d’autres n’étaient qu’illusoires. Dans la première catégorie se trouvent les désirs naturels et nécessaires : ceux qui nous feraient mourir si on ne les assouvissait pas – genre, grailler, dormir, boire ou s’habiller. Les autres, ce sont ceux dont nous n’avons pas besoin pour survivre – genre, claquer 300 balles dans un tee-shirt blanc ou dire non à toutes les filles qui vous accostent en boîte parce que vous vous préservez pour Emily Ratajkowski. Vous voyez le topo ?

Les désirs non naturels, pour Épicure, sont comme un tonneau percé. Chercher à les assouvir ne comblera le tonneau que pour un temps, avant qu’il ne se vide et ne fasse place à un nouveau désir. En me familiarisant plus avec la doctrine, j’ai compris que pour être épicurien, je devais être à l’écoute de mon corps tout en ne sombrant pas dans l’excès.

Ça tombe assez bien, je galère depuis pas mal de temps niveau thunes ; cela fait maintenant quelque temps que dès que de l’argent m’arrive dans les poches, je le dépense dans des fringues, de l’alcool, de la drogue et des trucs qui ont tendance à me tirer vers le bas d’une manière ou d’une autre. Me concentrer sur mes désirs vraiment nécessaires me permettra sûrement de dépenser moins dans ces choses qui ne me servent qu’à remplir le fameux tonneau.

De jeunes Français vivant au jour le jour.

Pour devenir épicurien, j’ai commencé à être plus à l’écoute de mon corps, et plus ancré dans le présent. D’une part, je me suis efforcé de me concentrer sur mes désirs naturels nécessaires, à travers la réflexion et la méditation, entre autres. Cela m’a permis de les identifier, pour mieux supprimer ceux qui ne l’étaient pas. Lorsque rester assis les jambes croisées sur mon plumard tous les matins est devenu naturel, j’ai compris que les désirs étaient trompeurs et qu’ils se déguisaient en besoin pour duper la raison.

Cela peut paraître tout con, mais ce Macdo de la pause déjeuner pour lequel je craquais si souvent n’était pas un besoin, contrairement à ce que semblait vouloir dire mon estomac. C’était seulement mon intellect qui cédait à la paresse en faisant croire à votre corps que c’en est un. Et cette pseudo-volonté de vouloir rester cloîtré chez moi à regarder des séries après une journée de travail épuisante au lieu d’aller courir comme je l’avais prévu, ce n’en était pas vraiment une non plus. C’est encore l’intellect qui cède à la paresse. Le « besoin » de se bourrer la gueule en soirée pour passer un bon moment ? Idem.

Petit à petit, je me suis adonné pleinement à ces désirs nécessaires en essayant de repousser ceux qui ne l’étaient pas. Résultat des courses : je me suis mis à manger plus sainement et à faire du sport. J’ai commencé à être mieux dans ma tête et dans mon corps – à entretenir des relations plus saines avec les autres.

Au final, je me suis rendu compte que les désirs étaient trompeurs et aimaient se déguiser. C’est fou comme en apprendre plus sur les processus inconscients qui guident nos actions nous en apprend sur nous. Ça nous permet de faire les bons choix, et nous évite quelques infortunes – comme se réaliser que ses comptes sont vides en début de mois ou être encore perché dans une boîte de Pigalle à 11 heures du matin.

L’épicurisme est une sorte de discipline de soi qui peut sembler masochiste, mais attention, elle n’est pas une ascèse totale au sens où elle ne signifie pas arrêter de sortir le week-end. Ce serait prendre le délire un peu trop au sérieux – rester perché à l’épicurisme, si vous voulez – et oublier dans quel monde nous vivons.

Cela rejoint ce que Lambros Couloubaritsis me disait quand il m’expliquait qu’aujourd’hui, la vision que nous avons de l’épicurisme a changé par rapport à sa conception originelle. Cette modification nous fait envisager la doctrine à partir de ses conclusions et de ce qu’elle met en évidence, à savoir la notion de plaisir. C’est notamment le point de vue de Michel Onfray. En cela, on pourrait dire que, pour lui, l’épicurien d’aujourd’hui est hédoniste. Selon le Pr Couloubaritsis :

« La position d’Onfray vis-à-vis de l’hédonisme est très intéressante. Elle promeut systématiquement, en prenant les axes de la pensée d’Épicure, le plaisir comme un absolu, en oubliant que l’homme fonctionne aussi beaucoup sur la souffrance. En se concentrant sur la notion de plaisir, il suppose une forme d’athéisme. Ainsi, il est impossible de créer un hédonisme uniquement sur la notion de plaisir, si le monde est créé sur la notion de souffrance. Il faut contrôler ses souffrances, avant de se concentrer sur son plaisir. »

Au risque de sombrer dans une doctrine qui autoriserait n’importe qui à passer ses week-ends à taper de la coke dans les chiottes de la Concrete sous prétexte que « Hey, Dieu n’existe pas, alors YOLO », l’épicurisme doit être redéfini. Ou du moins nuancé. Dans une société néolibérale et laïque qui axe la notion de plaisir sur celle de consommation, comment devenir épicurien sans sombrer dans une forme d’extrémisme qui vise à s’interdire – ou au contraire, à jouir – des plaisirs charnels – le cul, l’alcool, la clope ou un bon repas dans le bistro le plus cher de Saint-Germain-des-Prés de temps en temps.

Imaginez-vous bien que mes instincts et envies sont plus ou moins les mêmes que 99 % des gens de mon âge, qu’ils appartiennent à la même classe sociale ou non : sortir, boire, fumer, flirter, dépenser, baiser – des trucs qu’Épicure taxerait volontiers de superflus. Peut-être que je ne suis pas prêt à me débarrasser de ces vices, me direz-vous ? Peut-être que c’est encore mon intellect qui trompe mon corps ? Peut-être. Ce qui me semble essentiel, c’est de continuer à profiter de ces plaisirs, tout en les faisant passer par une sorte de balance morale – qui pourra juger, s’ils sont nécessaires ou non et peuvent apporter une satisfaction durable.

Je pense sincèrement qu’il est impossible d’être épicurien, en France, en 2016, au sens où l’entendaient les Grecs. Du moins quand on est jeune. Faites ce que vous voulez, mais perso je trouve ça con de s’interdire tout un tas de trucs, simplement parce qu’on est persuadé que ça nous apportera un bonheur que nous ont promis des mecs qui portaient des toges et parlaient dans une langue qui n’existe plus.

Êtes-vous épicurien, radin ou plutôt généreux ? Découvrez-le avec le quiz proposé par Ibis en suivant ce lien .