De la douleur infinie d’être une apprentie prof en France

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À la rentrée 2015, 23 % des postes de professeurs proposés dans le secondaire n’ont pas été pourvus, faute de candidats. Soit 4 912 postes. Certains y ont vu un problème d’attraction lié aux conditions de travail, d’autres aux salaires, ou parfois, tout simplement aux formations proposées. Lors de cette même rentrée 2015, je m’apprêtais à devenir professeur de lettres. Heureuse titulaire d’un master 2 et de l’agrégation, j’allais enfin réaliser mon rêve. Il ne me restait qu’une marche avant d’officialiser mon nouveau job : valider mon année à l’ESPE, l’École supérieure du professorat et de l’éducation.

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Cette année consiste en un travail de terrain à mi-temps en classe devant des élèves, accompagné d’une formation théorique l’autre partie du temps. Le tout est payé comme un travail à plein-temps. Cette formation a pour mission de préparer les jeunes enseignants à s’organiser, à créer des cours et à tenir leur classe, tout en présentant les différents aspects du métier. Prometteur, n’est-ce pas ? En effet. Je ne savais pas encore que ce sera le début d’une formation inutile et aussi ennuyante qu’un documentaire animalier.

Une semaine avant la rentrée, fin août, je suis convoquée pour le début de la formation. J’espère obtenir des conseils pratiques en vue de la rentrée, qu’on m’explique un peu les attendus par niveaux, la gestion de classe, l’interaction avec les différents partenaires et la hiérarchie. Mais tout ce que j’entends pendant ces cinq jours, ce sont des auto-congratulations et des intervenants qui répètent en boucle que « le métier de professeur est le plus beau des métiers. » Cool. Pourtant, ça ne se bouscule pas au portillon. Chaque année, les postes proposés ne sont pas tous pourvus faute de candidats. Résultat : le jour de ta rentrée, je ne sais pas exactement quoi faire avec tes élèves qui me dévisagent et cherchent à savoir quel type de prof je suis. Le problème, c’est que je n’en ai moi-même aucune idée.

Début d’année improvisé, donc. Mais je ne m’inquiète pas encore. Je me dis que je serai formée sur le tas, et les gens autour de moi me le répètent également. En tant que stagiaire, on me désigne un tuteur. Celui-ci est un autre professeur de ma discipline, exerçant dans mon établissement, et il est censé suivre mon parcours tout au long de l’année afin de me dispenser de précieux conseils. En théorie du moins – car ce suivi peut aussi bien se transformer en flicage. On peut aussi bien tomber sur un professeur bienveillant et expérimenté qui guidera, encouragera, deviendra un véritable collègue et ami pour le stagiaire, ou bien sûr, un professeur cassant qui fera bien sentir au stagiaire à quel point la qualité de son enseignement et de sa posture professorale laissent à désirer.

Personnellement, j’ai tiré le ticket d’or : une tutrice géniale et pédagogue, indispensable pour combler le vide de l’ESPE. Elle a su transformer en beau carrosse l’affreuse citrouille qui constituait ma base de cours au début de l’année. D’autres ont eu moins de chance que moi ; ils ont subi la double peine du tuteur envahissant et intrusif, plus la non-formation de l’ESPE. Pour eux, la déconvenue est très forte entre les élèves irrespectueux et peu enclins au travail, le suivi inexistant au sein de l’établissement et l’ESPE qui passe son temps à les critiquer et à les enfoncer à coup de visites évaluatives. Ces dernières ressemblent davantage à des expéditions punitives qu’à des visites formatives. Et de fait, le stress monte de visite en visite. Vite, les élèves comprennent que leur prof est en position de faiblesse et en profitent. Pour mes pauvres collègues, cette année de formation est un authentique parcours du combattant.

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Parlons-en, de cette formation de l’ESPE. C’est la roulette russe de l’Éducation Nationale, car elle est variable d’une académie à une autre. Alors que certaines exigent deux ou trois jours de présence par semaine, d’autres se contentent d’un seul, ce qui ne représente pas le même investissement. Certaines académies exigent par exemple que l’ensemble des stagiaires, titulaires ou non d’un M2 (ré)écrivent un mémoire pédagogique, aussi appelé « écrit réflexif », ou « écrit professionnel », ou « mémoire réflexif » ; c’est 50 nuances de Grey à la sauce pédago-démagogiste. Les exigences sont très floues : le professeur-stagiaire ne sait pas le nombre de cours auquel il doit assister, ni ce qu’il est censé faire. L’on peut ainsi être tenu de réaliser un projet en moins de cinq jours sur un sujet imposé, avec des gens que nous ne connaissons pas.

Aussi, les conditions de travail à l’ESPE peuvent être pénibles. Disons, plus pénibles qu’une heure de cours dans une classe très agitée. Dans l’ensemble, les professeurs stagiaires ne se plaignent pas de leurs heures d’enseignement dans leur établissement, mais de leur temps de formation théorique. En effet, le temps de trajet pour arriver au centre de référence varie beaucoup d’une académie à une autre, et le professeur nommé dans un petit bled n’aura pas de passe-droit et sera obligé de faire les 3 heures de trajet pour se rendre à l’ESPE située dans une ville de taille moyenne ou une grande ville. Autant que la formation soit de qualité, à ce compte – c’est rarement le cas.

Parmi les activités proposées à l’ESPE, il y a un fascinant exercice d’articulation. L’idée, c’est qu’un professeur sachant signifier son cours est un « professeur qui a du chien ».

On nous habitue aussi à un jargon indigeste dont les sigles cachent un vide incommensurable : les termes ZEP, REP, REP+, ECLAIR, RRS, RAR, PLV, APV pour désigner les établissements et éviter de nommer ce qui n’est pas politiquement correct : des établissements difficiles. Ces établissements, c’est un peu comme celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom : on les redoute et les évite au maximum. Surtout les professeurs de l’ESPE, qui ont arrêté d’enseigner dans le secondaire – et plus encore dans ce type d’établissements.

Parmi les activités proposées à l’ESPE, il y a par exemple un fascinant exercice d’articulation. Il y est question de répéter son cours trois fois sans hésiter. L’idée, c’est qu’un professeur sachant signifier son cours sans ses gloses est un « professeur qui a du chien ». À part ça, on reste toute la journée devant un écran. Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas une super idée pour apprendre à enseigner et aider les élèves à se concentrer.

Il est également question de faire discuter les professeurs entre eux. Cet exercice est censé établir davantage de continuité entre le cycle primaire (aujourd’hui cycle 2) et le secondaire (cycles 3 et 4). Fréquenter des professeurs des écoles pour des professeurs de collège semble assez naturel. Mais ce n’est pas ce que fait l’ESPE. En réalité, celle-ci réunit des professeurs de lycée et de maternelle pour discuter de trucs comme « l’agitation des élèves ». Évidemment, les problématiques entre ces profs sont très différentes, et le dialogue tourne court rapidement. De fait, une zone sensible en maternelle ne recouvre pas la même réalité qu’une zone sensible au collège.

Je vous invite également à regarder de plus près un test édifiant, soumis aux professeurs stagiaires, et digne d’un exercice pour élèves de l’école primaire. Au cours de celui-ci, le professeur est amené à se comparer, à des choses telles qu’une girafe, un requin, un renard, une tortue ou « un nounours ». Ces tests infantilisants font office de bilan. Ils sont censés inviter le jeune professeur à « prendre du recul sur sa pratique ».

À plusieurs reprises, le directeur de l’ESPE a envoyé des mails pour se plaindre des professeurs-stagiaires, lesquels prenaient en conséquence la liberté de sécher certains cours de l’ESPE. Ceux qui demeuraient présents tentaient de sortir la tête de l’eau la première année en corrigeant discrètement leurs copies au fond de l’amphi ou en préparant leurs cours.

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Une question se pose donc à nous : faut-il faire disparaître les ESPE, comme l’avait fait Nicolas Sarkozy en 2013 avec les IUFM, décriées par l’ensemble du corps enseignant pour leur inutilité ? Sans doute pas, quand on regarde les chiffres des démissions et dépressions des jeunes professeurs lancés dans le métier à plein-temps sans aucun conseil ni interlocuteur, surtout quand la formation universitaire n’apprenait pas à créer des cours ou gérer une classe. Le problème, c’est que l’ESPE a repris tous les principes de l’IUFM, sans tenir compte des critiques.

L’ESPE permet de souder les jeunes professeurs entre eux, d’échanger des conseils et de se rassurer. Il serait faux de dire que tous les cours sont mauvais, ce n’est pas le cas. C’est plutôt la logique kafkaïenne qui est à interroger : ainsi, avoir trois fois de suite le même cours avec différents intervenants n’est pas très utile, surtout lorsque les intervenants n’ont pas connaissance de leurs horaires ou des modalités d’évaluation. De même, recevoir des leçons édifiantes sur la « pédagogie » de la part de personnes ayant arrêté d’enseigner n’est pas crédible.

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. », écrivait Descartes dans le Discours de la méthode. Il serait bon que les responsables de l’ESPE en désirent plus.