Comme lors de l’irruption du premier conflit, la Seconde Guerre mondiale a provoqué un arrêt brutal dans les compétitions sportives en Europe. Promis à un avenir plus ou moins glorieux, les sportifs, et en premier lieu les footballeurs, ont dans leur très grande majorité dû quitter les terrains de jeu pour les champs de bataille. Un tournant dans leur carrière et leur vie. Avec des trajectoires parfois diamétralement opposées. Pendant que certains prouvent leur valeur sur le front, d’autres laissent libre cours à leurs plus bas instincts.
Evald Mikson est peut-être de ceux-là. International estonien, reconnu comme l’un des meilleurs gardiens de but de son époque en Europe de l’Est, Mikson aurait eu des agissements plus que troubles durant le conflit. L’utilisation du conditionnel reste de mise, puisque malgré des accusations appuyées, son décès n’a permis aucune enquête officielle ni condamnation par la justice. Retour sur une histoire qui ravive aujourd’hui encore les débats les plus vifs.
Videos by VICE
Evald Mikson voit le jour en 1911 à Tartu, la deuxième plus grande ville d’Estonie. Probablement un 12 juin, mais sa date de naissance exacte reste incertaine. Sous domination de l’Empire russe depuis près de deux siècles, l’Estonie est à l’époque une région troublée, balançant entre le pouvoir central russe et des pouvoirs locaux germanophones. Il faut attendre 1920 et l’effondrement de l’Empire russe pour que ce pays balte obtienne, à l’instar de ses voisins, son indépendance. Celle-ci va laisser le champ libre à l’opposition germanophone, qui va rapidement gagner beaucoup de terrain.
C’est dans ce contexte qu’est créée la fédération estonienne de football une petite année plus tard, en 1921. Le pays se dote également d’un championnat national. Fils de footballeur, Evald Mikson grandit donc dans ce tout jeune pays encore dominé par la noblesse germanophone. Après avoir joué au tennis, au basket, ou encore au hockey, sport dans lequel il porte très jeune le maillot de l’Estonie, Mikson se tourne finalement vers le football, le sport familial. Gardien de but dans l’équipe de Tartu, Mikson honore sept sélections en équipe nationale estonienne entre 1934 et 1938. Avec forcément des résultats mitigés : quatre défaites, deux nuls et une seule victoire, face à la Lituanie, à une époque où la majeure partie des matches opposent l’Estonie à ses deux voisins baltes – la Lettonie et la Lituanie – dans une compétition triangulaire annuelle. Une équipe estonienne plus ou moins marquée elle aussi par l’aspect germanique, puisque sur les sept sélectionneurs en poste durant ces deux décennies, quatre sont issus de l’ex-empire austro-hongrois (trois Hongrois et un Autrichien). Au sein de cette équipe plus que moyenne, Mikson détonne et fait de brillants matches. Au point de gagner un surnom : « L’homme aux cent mains ».
La Seconde Guerre mondiale marque un coup d’arrêt pour le football estonien. Le Pacte Molotov-Ribbentrop permet à l’URSS d’occuper le pays dès 1939. L’EJF, la fédération nationale, est dissoute, tout comme l’équipe nationale. Rompant les accords de ce pacte un an plus tard, l’Allemagne nazie envahit une partie de l’URSS, dont l’Estonie. C’est à partir de là que Mikson, l’homme aux cent mains, est soupçonné d’avoir mis le doigt dans un terrible engrenage. Celui du génocide des juifs d’Europe de l’Est.
Diplômé de l’Académie de Police, il fait partie des forces de l’ordre de Tallinn lors du coup d’État de 1940 et l’annexion du pays par l’URSS. Obligé de se cacher du régime soviétique et de la répression orchestrée par le NKVD, Mikson prend le chemin du maquis, ou plutôt de la forêt. Pendant un an, il combat ainsi dans le groupe des Frères de la forêt, l’un des principaux groupes de résistance contre le pouvoir soviétique dans les pays baltes. Lorsque l’Allemagne parvient à envahir l’URSS et que ses services d’occupation prennent officiellement la direction du pays le 23 juin 1941, c’est une victoire pour Mikson comme pour une bonne partie de la population locale, pour qui le joug russe n’a que trop duré.
Revenu à la vie normale avec l’arrivée des Allemands, Mikson, policier de profession, entre naturellement dans la Sicherheitspolizei, la Police de sûreté allemande (connue sous le nom de Sipo) dont il devient député-chef pour le district de Tallin-Harju. A cette époque, la condition des juifs d’Estonie est déjà précaire. Sous le pouvoir soviétique, toutes leurs organisations ont été fermées, leur autonomie culturelle liquidée et leurs commerces et entreprises nationalisés. Installée dans le pays depuis moins d’un siècle, la communauté juive n’est pas très importante, autour de 4 500 personnes selon les différentes estimations. Consciente du danger que représente l’arrivée des Nazis au pouvoir, la grande majorité fuit vers l’URSS avant l’été 1941, quand elle n’est pas directement déportée par les Soviétiques. Les 963 qui restent au pays n’ont plus que six mois à vivre dans le meilleur des cas. Comme le montre le document ci-dessous, le pays est déclaré « Judenfrei » le 31 janvier 1942, avec 963 décès constatés par les autorités d’occupation allemande.
Adjoint du chef de la police de la capitale, Evald Mikson n’est pas étranger à ce massacre. D’après plusieurs documents, il aurait rédigé et signé de sa main une trentaine de sentences de mort, sans que l’on puisse réellement établir s’il s’agit de sentences destinées à des prisonniers de droit commun ou s’il s’agit de documents visant exclusivement la communauté juive. Mais selon d’autres documents, il aurait lui-même tué des juifs.
Dans son livre Operation Last Chance: One Man’s Quest to Bring Nazi Criminals to Justice le Docteur Efraim Zuroff, directeur du Centre Simon Wiesenthal en Israël et chasseur de nazis, décrit l’existence dans les archives du KGB de dizaines de témoignages décrivant les agissements de Mikson lorsqu’il était à la tête de l’Omakaitse, la milice estonienne, dans le district de Vonnu. Sept d’entre eux affirment l’avoir personnellement vu commettre un meurtre. Des documents décrivent le viol et le meurtre commis par Mikson sur Ruth Rubin, 14 ans, à la prison centrale de Tallinn. La jeune fille était la nièce d’Haïm Arlozoroff, leader sioniste d’origine ukrainienne abattu à Tel-Aviv en 1933. Un autre témoignage décrit la manière dont Mikson, après avoir abattu un jeune homme, décide sur-le-champ que ses hommes devront exécuter un homme tous les trois prisonniers parmi ceux détenus par l’Omakaitse à Vonnu.
J’ai vu Mikson les violer en premier, avant que tous les autres ne le fassent.
Efraim Zuroff retranscrit également le témoignage intégral d’une Estonienne témoin du viol d’une mère et de sa fille. Il se passe de commmentaires : « Alors que j’étais en état d’arrestation dans le district rural de Vonnu, j’ai vu avec d’autres prisonniers à travers une fenêtre du rez-de-chaussée comment Mikson et d’autres membres de l’Omakaitse, six ou sept hommes, ont pris deux femmes juives, une mère de 40 ans environ et sa fille qui devait avoir 17 ou 19 ans, les ont tiré dans la rue, les ont mises nues, ont mis des chaînes dans leur cou, ont attaché leurs mains derrière le dos et ont commencé à jouer avec elles. Les gardes ont traîné ces femmes au sol, les ont forcées à s’accroupir et à manger de l’herbe, puis les ont mises au sol et les ont violées. J’ai vu Mikson les violer en premier, avant que tous les autres ne le fassent. Les deux femmes ont perdu connaissance, puis elles ont été traînées derrière un cabanon et tuées par balle. »
Aussi violents qu’ils soient, les agissements de notre homme ne durent pas longtemps. Entré dans la police au début de l’été, Mikson est, malgré son zèle, incarcéré par ses supérieurs allemands dès le 3 septembre 1941. Il a alors 31 ans. Officiellement, il lui est reproché une rétention volontaire d’informations dans un rapport remis à ses supérieurs. Mais d’après certaines sources, Mikson aurait été rattrapé après avoir détourné à son compte des biens, notamment des lingots d’or, confisqués par les Nazis aux juifs de Tallinn. Il passe alors 22 mois en détention à la prison centrale de Tallinn, celle-là même où il avait abattu la jeune Ruth Rubin quelques semaines plus tôt.
Lorsque le pays est libéré des forces d’occupation allemandes en 1944, le conflit a pris un tout autre visage. Les Allemands battent en retraite devant les contre-offensives de l’Armée Rouge, qui parvient à reprendre le pays. Comme une partie de la population, Mikson, conscient que son passé de résistant anti-communiste puis de collaborateur lui vaudra rapidement un procès expéditif, choisit la fuite pour éviter les potentielles représailles.
Après audition de la Cour de Stockholm, Mikson est considéré comme criminel de guerre et est déclaré indésirable en Suède.
Sa première destination est la Suède, pays resté officiellement neutre durant le conflit, et où ont notamment trouvé refuge de nombreux juifs des pays voisins. Mais les premières accusations de persécution envers les juifs commencent à apparaître. Après audition de la Cour de Stockholm, Mikson est considéré comme criminel de guerre et est déclaré indésirable en Suède. Interné quelques mois, il bénéficie d’un concours de circonstances en sa faveur. Les différents témoins et accusateurs présentant des versions et déclarations contradictoires, Mikson se voit accordé le droit de quitter le pays. Il est amené à Halden, à la frontière norvégienne, en 1946, où un bateau en partance pour le Vénézuela est amarré. Mikson espère ainsi rejoindre l’Amérique du Sud, où ont déjà trouvé refuge de nombreux anciens dignitaires des régimes de l’Axe vaincu. Il n’y posera jamais le pied, débarquant du bateau dès sa première escale : l’Islande.
S’installant sur l’île, Evald Mikson change de nom et devient Eðvald (Edvald) Hinriksson. C’est sous ce nom qu’il dépose en 1947 une demande de visa pour les Etats-Unis. Une demande rejetée après que le FBI, découvrant la véritable identité de ce résident de Reykjavik, dévoile son passé de criminel de guerre. Cette décision fixe définitivement notre homme en Islande, qui, au contraire de la Suède et des Etats-Unis, refuse de reconnaître son passé de criminel de guerre.
Hinriksson peut alors vivre paisiblement. Il devient rapidement un leader sportif reconnu en jetant les bases de la fédération islandaise de basket-ball (Körfuknattleikssamband Íslands, ou KKÍ dans le texte), qui est affiliée à la FIBA en 1947. Il revient ensuite dans le monde du football, en tant que physiothérapeute puis entraîneur, avant de fonder une famille qui ne manquera pas de s’illustrer dans le petit monde du football islandais. Ses deux fils font ainsi une belle carrière professionnelle. Johannes Edvaldsson compte ainsi 32 sélections en équipe nationale islandaise et cinq saisons sous le maillot du Celtic Glasgow entre 1975 et 1980 tandis qu’Atli Edvaldsson passe par le Borussia Dortmund et le Fortuna Düsseldorf, entre autres, et porte 70 fois le maillot de l’équipe nationale avant d’en devenir lui-même le sélectionneur de 1999 à 2003. Ils font ainsi partie des meilleurs joueurs de l’histoire du football islandais. Mais la réussite de la famille ne s’arrête pas là puisque la fille d’Atli, Sif Attladottir, évolue elle aussi en équipe nationale islandaise depuis 2007, totalisant pas moins de 50 sélections à ce jour.
Aussi trouble et lointain qu’il soit, le passé finit toujours par refaire surface. C’est ce qui arrive à Hinriksson, dont la paisible vie islandaise est subitement chamboulée par le Centre Simon Wiesenthal. Créé en 1977 dans le but de retrouver d’anciens responsables de l’Holocauste, cette ONG l’accuse d’avoir joué un rôle actif dans les crimes contre les juifs d’Estonie durant la Seconde Guerre mondiale et multiplie les demandes d’ouverture de procès à l’Islande, essuyant à chaque fois un refus catégorique.
Car l’Islande, et notamment ses médias, ne croient pas un mot de ces accusations. L’affaire prend peu à peu des dimensions diplomatiques. Une des requêtes émanant d’Efraim Zuroff, directeur de la branche israélienne du centre, provoque ainsi de lourdes réprimandes du gouvernement islandais envers l’Etat d’Israël, qui n’était pourtant pas à l’origine de la requête. Les relations entre les deux pays se tendent, les dirigeants islandais allant jusqu’à accuser Israël de victimisation en souhaitant « passer pour une victime afin de s’attirer la sympathie de la communauté internationale, et non comme un agresseur qui attaque violemment les autres nations du Moyen-Orient », comme l’a notamment affirmé la maire de Reykjavik, faisant allusion au conflit israélo-palestinien. Un conflit au sujet duquel l’Islande s’oppose d’ailleurs régulièrement à Israël.
Loin de se faire oublier, les enfants d’Hinriksson prennent eux aussi publiquement la défense de leur père. Mais pour d’autres raisons. Suivant l’idéologie anti-communiste de leur père, ces derniers accusent le Centre de faire le jeu de la toute jeune Russie en essayant de donner une mauvaise image de l’Estonie. Le Centre serait selon eux partie prenante dans la tentative de la Russie de renforcer sa position dans un pays qui ne gagnera son indépendance qu’en 1991. Pour sa propre défense, Mikson, qui nie fermement les faits, se dit victime d’une persécution de la part des Juifs et d’une vengeance de la part des Russes, s’appuyant sur le fait que la plupart des preuves reçues par le Centre Simon Wiesenthal émanent des archives du KGB.
La législation islandaise ne permettant en aucun cas l’extradition d’un de ses citoyens, la seule option disponible pour les accusateurs est de parvenir à organiser un procès en Islande. Un objectif loin d’être accompli. D’autant plus que du côté de l’Estonie nouvellement indépendante, le Centre reçoit une fin de non-recevoir. Le Ministère des Affaires Etrangères publie ainsi un communiqué officiel dans lequel il est établit que Mikson est disculpé de tous les crimes qui lui sont reprochés.
Il faut finalement plus de dix ans d’abnégation au Centre Simon Wiesenthal pour obtenir gain de cause. Devant l’accumulation de documents, la pression de la Knesset (la parlement israélien) ainsi que d’une batterie d’avocats, le procureur d’Etat Hallvardur Einvardsson et le Premier Ministre David Oddsson annoncent en août 1993 l’ouverture d’une enquête officielle contre l’ancien international estonien.
Alors que l’Islande a enfin décidé d’ouvrir cette enquête pouvant mener à un procès, Hinriksson voit son état de santé se détériorer rapidement. Au point de succomber à une crise cardiaque le 27 décembre de cette même année, à l’âge de 82 ans. Quatre mois à peine après l’ouverture de l’enquête. Celle-ci est alors arrêtée. Le procès n’aura jamais lieu. La culpabilité ou l’innocence d’Evald Mikson ne pourront jamais être déterminées officiellement.
Malgré les années écoulées, malgré les embûches judiciaires et diplomatiques, le Centre Simon Wiesenthal n’en reste pas là et continue ses recherches. Il reçoit en 2001 le soutien de la Commission Historique Estonienne pour les Enquêtes de Crimes Contre l’Humanité, dont les travaux appuient les accusations, comme l’indique ce communiqué de presse :
« Le Centre Simon Wiesenthal a reçu avec satisfaction les résultats récemment publiés par la Commission Historique Estonienne pour l’Investigation sur les Crimes Contre l’Humanité qui ont confirmé les allégations du Centre selon lesquelles Evald Mikson a joué un rôle actif dans le meurtre de juifs d’Estonie durant son service en tant que Député Chef de la Police politique estonienne dans le district de Tallinn-Harju pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans un rapport rendu à Jérusalem par le Dr Efraim Zuroff, qui a enquêté sur le cas Mikson et mené la campagne pour l’ouverture de poursuites judiciaires, le Centre a annoncé regretter que M. Mikson soit décédé avant la tenue de son procès mais a exprimé sa profonde satisfaction après que les conclusions de la commission, créée par le Président estonien Lennart Meri et composé de personnages de réputation internationale, aient confirmé les soupçons formulés contre Mikson par le Centre aux autorités islandaises. Selon M. Zuroff : “La justice arrive parfois trop tard pour le jugement de criminels, mais au moins l’ombre du doute concernant les crimes d’Evald Mikson en temps de guerre sont dissipés et son rôle important dans le meurtre en masse de juifs d’Estonie est officiellement confirmé.”
Nous sommes particulièrement heureux que la Commission estonienne ait mis en lumière les activités criminelles de Mikson car les dirigeants estoniens, incluant jusqu’au Ministère estonien des Affaires Etrangères, ont longtemps défendu Mikson et nié sa participation à des crimes contre l’Humanité.
Nous espérons que cette recherche, pionnière en la matière, menée par la commission clarifiera le rôle joué par les Estoniens dans les crimes perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale, et facilitera les poursuites des Estoniens acteurs de l’Holocauste pouvant encore passer devant la justice ».
Malgré ces conclusions, sans procès le doute demeure. D’une part car le Centre Simon Wiesenthal a parfois été accusé de vouloir trouver coûte que coûte d’anciens criminels de guerre. D’autre part, parce que sans réel jugement, il s’avère impossible de mettre d’accord les partisans des deux camps. Soixante-dix ans après les faits, plus de vingt ans après sa mort, le passé génocidaire supposé d’Evald Mikson continue de nourrir des débats enflammés en Estonie.