Pourquoi les Français se dopent pour supporter leur boulot
Capture issue de la série Mad Men.

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Pourquoi les Français se dopent pour supporter leur boulot

Chercheurs, psychologues et professeurs nous ont éclairé sur l’évolution de la consommation de drogues liée à un contexte professionnel.

Que vous soyez concerné ou non, vous avez forcément déjà entendu parler de consommations de drogues en lien avec le boulot. Loin de l'image des traders qui carburent à la cocaïne pour finir leurs journées de 17 heures, l'utilisation de substances psychoactives a beaucoup évolué dans le monde du travail – que ce soit à cause d'une addiction, par pur plaisir, par souci de performance ou par besoin de soulagement physique ou psychique. En 2012, une étude de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé révélait que les consommateurs d'alcool étaient particulièrement présents dans les secteurs de l'agriculture et de la pêche, avec 16,6 % d'usage quotidien – contre 7,7 % pour le reste de la population. On y apprenait également que les secteurs de la restauration, de l'information et de la communication, et des arts et spectacles étaient les plus gros consommateurs de drogues illicites telles que la cocaïne, l'ecstasy ou le poppers.

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Pourtant, peu d'études ont réellement étudié les liens entre travail et consommation de substances psychoactives. Des chercheurs ont donc décidé de se pencher sur la question, dans un ouvrage intitulé Se doper pour travailler, qui rassemble les contributions de chercheurs en sciences du travail, professionnels de la santé et syndicalistes. On a rencontré les directeurs de l'ouvrage – Renaud Crespin, politiste et sociologue, chargé de recherche au CNRS, Dominique Lhuilier, professeur de psychologie au CRTD-Cnam, Gladys Lutz, ergonome doctorante en psychologie du travail au CNAM, – ainsi que Gilles Amado, docteur en psychologie et professeur à HEC et Marc Loriol, sociologue au CNRS, qui ont collaboré à l'ouvrage.

VICE : Qu'est-ce que vous a donné envie de faire cet ouvrage ?
Dominique Lhuilier : Dans le monde du travail, quand on parle de consommation de substances psychoactives, on parle toujours d'addiction – donc de la pathologie, avec la figure dominante de l'alcoolique. On s'est dit que ce n'était plus la réalité, que les consommations n'étaient pas seulement liées à des problématiques personnelles. Il faut remettre ça dans le contexte professionnel. On ne consomme plus de la même manière, plus les mêmes produits, et cela est clairement à mettre en perspective avec les évolutions du travail. Simple exemple : la pression à fumer. Au travail, fumer est l'assurance de bénéficier d'une pause dans un emploi du temps qui ne bénéficie d'aucune respiration. On va fumer pour respirer, en un sens. Renaud Crespin : On se demandait comment documenter des usages, sans pour autant dire qu'il y a un énorme problème et qu'il faut réprimer davantage. Une des forces de l'ouvrage est de « suspendre » l'idée selon laquelle les usages de produits psychoactifs sont forcément nuisibles pour le travail, afin d'interroger comment ces produits très divers peuvent être perçus et utilisés comme des ressources dans le travail. Ça n'a pas été simple de proposer ce déplacement, alors que c'est ce qu'on a pu voir dans la diversité des gens qu'on a rencontré. Ceux qui ont un problème avec la drogue sont une partie infime des situations qu'on a pu observer. Gladys Lutz : Nous avons voulu prendre le temps d'étudier toutes les drogues, licites ou illicites, et leurs effets – à la fois remèdes et poisons. Nous avons fait face à des résistances en décidant de poser la question de la drogue comme ressource, et d'inclure les médicaments psychotropes dans notre recherche. C'est pourtant bien ce qu'ils sont. Historiquement, la plupart de ces produits synthétiques sont issus de l'isolement des principes actifs du pavot, de la coca ou du cannabis, les panacées des sociétés humaines ancestrales. Nous avons décidé de sortir des typologies réglementaires, des compromis sociaux qui organisent les choses, et d'essayer de voir ce qui se passe, quel que soit le produit.

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Quelles sont les fonctions de la drogue au travail, selon vos observations ?
Renaud Crespin : On a choisi le terme « se doper ». D'où vient ce mot ? Selon l'origine néerlandaise qui a circulé aux États-Unis, cela implique d'ajouter quelque chose à un produit alimentaire pour lui donner un peu plus de consistance. Se doper, c'était souvent rajouter du sucre dans la soupe pour aller au travail, donc c'est bien ce sujet-là : en rajouter pour pouvoir travailler. Gilles Amado : Le dopage sportif, le plus médiatisé, doit être considéré comme emblématique du monde du travail. Pour le sportif de haut niveau, c'est la performance qui compte et le dopage auquel il se soumet (ou auquel il est soumis) implique généralement tout un système. On retrouve trois grandes fonctions de ces produits dopants : l'aide à la performance, la détente et l'intégration sociale – fonctions qui sont aussi celles que remplissent ces produits au sein des entreprises. Dominique Lhuilier : Il y a aussi une fonction anesthésiante. On consomme des médicaments parce qu'on sait qu'on va travailler ou pour calmer la douleur, tout comme l'alcool calme la peur, surtout dans les professions dites à risque. Aujourd'hui, il y a moins de consommations collectives d'alcool au travail, puisqu'il y a des risques de sanctions, mais il y a des consommations plus solitaires, hors du travail. Marc Loriol : J'ai travaillé il y a quelques années sur cette question auprès de plusieurs professions : les ouvriers, les policiers, les infirmières et les conducteurs de la RATP. Chez les ouvriers, l'alcool est un outil de sociabilité, comme le café ou la cigarette pour les infirmières. On décide avec qui on boit, avec qui on ne boit pas. Chez les ouvrières, ce qui dominait, c'était les douleurs musculaires et les médicaments pour tenir. Mais chez les hommes comme les femmes, il y avait l'idée qu'on doit tenir, collectivement, et ne pas se plaindre. Les policiers, notamment les « anciens », expliquaient eux qu'avant de rentrer chez eux, ils ont besoin d'un sas, de boire pour anesthésier les expériences parfois traumatisantes de la journée. Gladys Lutz : Comme les régulations se font plus difficilement dans le cours du travail, on sort la tête ou le corps fatigués, usés. Les temps après le travail sont importants à étudier au moins autant que les temps du travail lui-même. Les consommations festives de week-end par exemple, quand on les remet en perspective avec la semaine, peuvent prendre un sens plus professionnel. Quand nous tirons sur la corde, physiquement ou psychiquement, ou que nous ne nous reconnaissons plus dans ce que nous faisons, les consommations sur notre temps libre peuvent être un moyen trouvé pour lâcher prise, récupérer de l'énergie et se retrouver soi-même.

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« Pendant un certain nombre d'années, l'alcool était revendiqué dans certains milieux comme une manière de montrer qu'on était fort. Chez les policiers, il y avait l'idée que c'était le meilleur antistress. »

Quels sont les produits consommés ?
Renaud Crespin : Toute l'idée de l'ouvrage était justement de se déprendre des produits illégaux, pour parler des usages de produits psychoactifs au sein large, pour montrer qu'au sein même d'une profession, en fonction des différents moments de la journée et des tâches à réaliser, on peut prendre différents types de produits. Je pense à une jeune femme que j'ai interviewée. Elle travaillait dans une boîte de production, avec comme responsabilité une quotidienne. Elle arrivait vers 11 heures, jusqu'à 16 heures, elle coordonnait les équipes de tournage. Là, c'était café-cigarette. Vers 19 heures, tout le monde partait de la boîte, l'ambiance changeait, les consommations d'alcool se faisaient plus facilement. Puis vers 22 h 30, le café ne suffisait plus, et donc un dealer, dont le nom circulait dans la boîte, venait pour de la cocaïne. Et après, on prenait un taxi pour rentrer, puis soit des pilules, soit un gros pétard, pour s'endormir. Est-ce qu'on peut parler de problèmes d'addictions ? Non, cette personne savait très bien pourquoi elle prenait ces produits. Ça a duré six mois, il y a eu un épuisement, mais elle a fait ses preuves et a pu prétendre à des postes de travail où on sort plus aux alentours de 19 heures. On retrouve les mêmes choses chez les avocats d'affaires : les produits sont différents en fonction des statuts au sein du cabinet et des horaires. Ces consommations sont-elles plus assumées ?
Marc Loriol : Les consommations liées à des pratiques collectives sont mieux perçues, même si c'est moins le cas depuis 10 ou 15 ans. Pendant un certain nombre d'années, l'alcool était revendiqué dans certains milieux comme une manière de montrer qu'on était fort. Chez les policiers, il y avait l'idée que c'était le meilleur antistress. On buvait, mais en groupe. Participant du fonctionnement collectif, l'alcool est vu comme positif. Mais s'il est perçu comme une façon de fuir individuellement les difficultés, il prend soudainement un sens négatif. Ce que les gens considèrent comme bien travailler dépend aussi des collectifs de travail. Par exemple, chez les infirmières, les psychotropes sont consommés, car on peut s'en procurer plus facilement, mais ils renvoient aux malades, à l'autre côté du miroir – donc cette consommation est honteuse, contrairement à d'autres stimulants tels les fruits ou les médecines douces et naturelles. Les policiers sont souvent fiers de montrer les saisies de drogues, par contre, c'est tabou de dire si quelquefois on en consomme ou pas, car là encore c'est se mettre de l'autre côté du miroir, du côté des délinquants.

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Renaud Crespin : Récemment, dans un documentaire intitulé Moi candidat, Dominique Voynet racontait une campagne très dure qu'elle avait vécue en 1995. À un moment, elle dit avoir été obligée de s'administrer elle-même de la cortisone pour rétablir ses cordes vocales le temps d'un meeting, ce qu'elle pouvait faire parce qu'elle est médecin et qu'elle a donc la possibilité d'avoir aisément accès à ce type de produit. Il faut comprendre quel sens on donne aux produits. Dans un métier où il faut être performant, il ne s'agissait pas de consommer un produit dopant, mais de pouvoir continuer à travailler.

Dans la mesure où les usages se banalisent, est-ce que ça pourrait entraîner un relâchement de la répression ?
Renaud Crespin : C'est à peu près l'inverse. Au cours des années 1960-70 et 80, les consommations de drogues se sont banalisées dans la société américaine. Mais à partir des années 1980, le discours des pouvoirs publics s'est durci. Pour nombre d'acteurs sociaux, la banalisation est vue à travers le prisme « la drogue, c'est mal ». Donc tant qu'on ne sera pas sorti de ces slogans réducteurs pour interroger la complexité des usages de drogues légales et illégales, la répression sera toujours une réponse d'autant plus privilégiée qu'elle simplifie la complexité, tout en servant des logiques et des intérêts sociaux bien ancrés. Aujourd'hui, alors même qu'on sait que l'usage de cannabis est extrêmement répandu, on se retrouve avec des dispositifs juridiques qui vont permettre le dépistage au travail d'une façon jamais atteinte jusqu'à présent. Marc Loriol : C'est aussi une forme de compromis social : lutter contre les addictions individuelles, c'est éviter de parler des conditions de travail, de l'organisation. Dominique Lhuilier : Et ça pousse la consommation à la porte. Les gens consomment chez eux, avant ou après le travail, et du coup il y a une carence des régulations. Que faudrait-il faire au contraire ?
Dominique Lhuilier : Si on veut penser la prévention, il faut cesser de parler uniquement d'addiction, car dès qu'on parle d'addiction, chacun dit pas moi pas moi… c'est un frein à une parole authentique. Parlons des consommations, pour essayer de comprendre comment peuvent se mettre en route des processus. Qu'est-ce qui fait que dans le travail, on est stimulé à consommer ? Plutôt que de viser dépistages et sanctions, essayons de penser prévention. Même si la question du soin se pose aussi, évitons la stigmatisation de l'addict. Est-ce qu'il y a des avancées sur ce sujet ?
Gladys Lutz : C'est en train de bouger, de manière indirecte, mais particulièrement intéressante. L'agence pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) inscrit aujourd'hui les addictions dans le champ du maintien dans l'emploi [c'est-à-dire toute la réflexion menée pour permettre à une personne de garder son travail malgré une déficience, maladie ou état de santé susceptible de la gêner pour accomplir ses tâches professionnelles, ndlr]. Pour l'ANACT, il s'agit d'aborder les addictions comme des maladies chroniques. Cette nouvelle perspective, précieuse pour les addicts, les collectifs de travail et les employeurs, permet en complément, d'ouvrir la question des usages de psychotropes hors maladie. Jusqu'à présent, le terme d'addiction a été utilisé dans une logique englobante qui finalement évitait qu'on se pose la question des usages de psychotropes. L'analyse organisationnelle de l'« addiction-maladie » ouvre sur celle de tous les autres usages, hors maladie, la grande majorité des consommations des professionnels.

Renaud Crespin : On entrevoit la prise en compte des conditions de travail dans la compréhension d'un certain nombre de troubles psychosociaux. Jusqu'à présent, les plans addictions étaient séparés des risques psychosociaux – dans certaines entreprises, on assiste à une espèce de rapprochement sous la forme d'un document unique, mais je crains que l'on ne retombe dans des logiques d'individualisation qui tendent à évacuer la question du travail.

Merci à tous.

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