Chronique d'un infanticide : quand la faillite des services sociaux français accouche d'un drame
Image tirée de "La Nuit du chasseur"

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Épris de Justice

Chronique d'un infanticide : quand la faillite des services sociaux français accouche d'un drame

Dans le cadre de notre collaboration avec le site Épris de Justice, on vous raconte le procès de Grégoire, accusé d'avoir tué sa fille Inaya.

Nos partenaires d'Épris de Justice, remarquable site de chroniques judiciaires, publient deux articles par mois dans les colonnes de VICE France. Voici le neuvième, publié initialement sur le site d'Épris de Justice.


Devant la cour d'assises de Melun, l'avocat général a qualifié Grégoire Compiègne de « pur produit de l'aide sociale ». Abandonné, placé et adopté, l'homme de 26 ans est accusé, au côté de son ex-compagne Bushra Taher-Saleh, d'avoir exercé des violences ayant entraîné la mort de leur fille Inaya. Celle-ci, ainsi que son grand frère et sa petite sœur, ont connu comme leur père une vie jalonnée d'interventions des services sociaux. Les enfants ont plusieurs fois été placés et suivis par le juge des enfants. Pour Inaya cette surveillance s'est prolongée au-delà même de sa mort, alors qu'elle était enfouie dans un sous-bois et que tout le monde, à l'exception de ses parents, l'ignorait.

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La présence à ce procès d'une ribambelle de parties civiles dont les avocats, en cortège, interrogent chaque témoin répond au souci de déceler les failles dans le système de protection de l'enfance. Ces travailleurs des services sociaux ne sont-ils qu'un aréopage hétéroclite d'intervenants tenus par un protocole inadapté aux cas de maltraitance extrême ? La mort d'Inaya était-elle inéluctable ? Les travailleurs de l'aide sociale à l'enfance, ainsi que la juge des enfants de Melun qui a suivi le dossier, sont venus expliquer tout cela à la barre.

Il faut, pour bien comprendre et bien juger, remonter aux origines de l'action des services sociaux. C'était deux ans avant la naissance d'Inaya. Karim* naît le 11 mai 2008 et le 17 juin, déjà, il quitte le domicile conjugal dans les bras sa mère pour aller vivre à l'hôtel. Bushra Taher-Saleh se présente le 12 septembre avec son fils au centre maternel du Val-d'Oise. Elle prétend que sa propre mère la frappe, explique également vouloir s'éloigner de son compagnon, du fait de fréquentes disputes – et déjà, les travailleurs sociaux soupçonnent qu'il la bat.

Le 1er août, au vu des efforts apparents, le juge décide d'élargir le droit de visite, et même de lever la mesure de placement le 19 août 2011. Inaya ne sera plus jamais revue vivante.

Après un congé parental, elle reprend le travail le 2 février 2009 et laisse la garde de l'enfant à son compagnon. Elle fait irruption dès le 23 mars au même centre maternel du Val-d'Oise, à qui elle confie que Grégoire Compiègne les frappe, elle et son fils. Le bébé apparaît alors comme « chétif, blafard et en manque de soin ». Elle se rétracte peu après, mais lors d'une visite à domicile les services sociaux découvrent un enfant brimé et un père agressif. Et puis Bushra confirme une nouvelle fois qu'elle et son fils sont les victimes des violences de Grégoire Compiègne. Le procureur de la république de Pontoise saisit le juge des enfants et, le 5 juin 2009, le magistrat ordonne une mesure d'assistance éducative en milieu ouvert (AEMO).

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Dès ce moment, les parents se montrent indociles avec les services sociaux. La mère quitte le centre maternel au mois d'août et Grégoire s'installe à Dijon, puis chez son frère aîné, à Calais. C'est là-bas que le 10 septembre 2009 il sera interpellé, puis condamné le 14 septembre pour des violences – reconnues – infligées à son fils.

Ce même jour, le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer prend une ordonnance de placement provisoire au bénéfice de Karim, mesure levée et remplacée par une AEMO décidée par le juge des enfants le 28 septembre. Mais les deux parents fuient en Corrèze, et le juge de Brive prend une nouvelle AEMO le 12 novembre. Les travailleurs des services sociaux font remonter leurs inquiétudes, estimant ne pas pouvoir évaluer la situation de l'enfant en raison d'une situation d'errance de la famille. Les parents renâclent à collaborer, la mère est décrite comme « virulente ». Ils vont vivre à l'hôtel à Clermont-Ferrand, Dijon puis retournent dans le Val-d'Oise. Le juge de Pontoise ordonne une nouvelle AEMO le 18 janvier 2010, mais deux mois plus tard la famille s'installe en Seine-et-Marne, et c'est le juge de Melun qui décide d'une cinquième AEMO.

Inaya naît le 10 avril 2010. À l'hôpital, la mère arbore un coquard et Karim une marque sur le front. Les personnels en avisent les services sociaux, qui visitent le domicile de la famille le 10 mai. Il y a concernant Inaya des signes inquiétants de maltraitance : la petite est sous-allaitée et présente des carences qui engagent son pronostic vital. Constatant que les parents sont rétifs à toute collaboration avec les services que, d'ailleurs, ils fuient ; constatant que leur situation matérielle est sommaire et que la vie d'Inaya est par leur faute en danger ; le juge des enfants de Melun place les deux enfants le lendemain.

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Grégoire Compiègne et Bushra Taher-Saleh voient leurs enfants durant des visites médiatisées qui leur sont octroyées. Ils sont décrits comme étant dans le déni des motifs de placement. Les enfants s'épanouissent à l'ombre de leur nouvelle famille, ce qui incite le juge à renouveler la mesure de placement le 24 août, pour une durée de six mois. Les parents obtiennent le droit d'héberger et de visiter leurs enfants chaque fin de semaine, compte tenu des efforts fournis et en vue de préparer une nouvelle vie commune. Mais le cadre explose rapidement : les enfants apparaissent fatigués et amaigris à chaque fin de week-end, et Bushra Taher-Saleh a brièvement quitté le domicile pour fuir les coups de son conjoint. Les droits de visite sont suspendus. Les enfants retournent chez l'assistante familiale, Sylvie J. alias « Vivi ».

Un nouveau droit de visite est accordé aux parents le 7 février 2011, et une audience se tient devant le juge le 14 février. Ça se passe mal, le père est outrageant et menace de s'enfuir avec les enfants. Le placement est maintenu, des visites en journée sont accordées aux parents, qui déménagent peu après dans la commune d'Avon, dans un appartement plus grand, plus à même d'accueillir les enfants. Cela n'améliore pas les relations entre les services sociaux et les deux parents, qui acceptent toutefois l'intervention d'une technicienne d'intervention sociale, chargée de travailler avec les parents et de les évaluer. À chacune de ses huit visites, elle dit être mal accueillie par les parents, qui affichent une collaboration de façade. Le 1er août, au vu des efforts apparents, le juge décide d'élargir le droit de visite, et même de lever la mesure de placement le 19 août 2011. Inaya ne sera plus jamais revue vivante.

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C'est une mesure d'aide au retour en famille (AREF) qui est décidée, et la référente d'Inaya, qui la connaît depuis le mois de mai 2011, se rendra trois ou quatre fois au domicile des parents jusqu'en février 2012. À la barre, elle explique à la cour n'avoir jamais vu Inaya lors de ces visites. Elle conclut toutefois, dans son rapport au juge, à une « évaluation positive de la situation familiale ». Un avocat de la partie civile s'approche d'elle : « Sur quelle foi avez-vous pu écrire qu'Inaya avait bien évolué, alors que vous ne l'aviez pas vue, qu'elle était probablement morte à ce moment-là ? – On travaille beaucoup avec les parents, ce qu'ils nous disent, nous livrent du quotidien de leur fille. Nous n'avions pas d'inquiétude », répond-elle. La présidente insiste : « Pourquoi ne pas avoir écrit noir sur blanc, dans votre rapport, que vous n'aviez pas vu Inaya ? – Je ne sais pas, mais je sais que j'en ai informé le juge. »

« Nous assistons à cet instant à une parodie de justice à laquelle, pour ma part, j'entends ne pas me livrer. » – Me Costantino

En lieu et place de l'AREF, c'est une nouvelle AEMO qui est ordonnée par le juge le 16 février 2012. Dans ce cadre, le service d'action éducative devait rencontrer la famille régulièrement. À chaque tentative, en mars et en avril, la chef de service est éconduite par les parents. Cinq rendez-vous sont annulés. Elle ne les verra qu'une seule fois, le 23 mai. Et encore : Grégoire Compiègne et Inaya sont absents. La mère explique que la petite est chez ses grands-parents, qui l'aident dans son éducation. Sur la foi de Bushra, les services pensent que la situation s'améliore et en rendent compte au juge dans un rapport du mois de juillet. Le 27 du même mois, la juge des enfants lève l'AEMO.

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Le 12 décembre 2012, le procureur de Melun saisit le juge des enfants. Des maltraitances à l'encontre de Karim ont été constatées à l'école, où il vient d'être inscrit. Les trois enfants sont placés – Aïcha* est née en juillet 2011 – mais aucune trace d'Inaya. Les parents la cachent : « Elle est chez des personnes de confiance », nargue Grégoire Compiègne, qui prétend ne pas vouloir qu'elle soit placée à son tour. Le 18 décembre, une information judiciaire est ouverte en recherche des causes de disparition d'Inaya. Le 22 janvier 2013, Bushra Taher-Saleh avoue que l'enfant est morte. Quand a-t-elle été tuée ? Fin 2011, début 2012, croient les parents.

À la barre, la juge des enfants s'est réfugiée derrière le secret professionnel pour éluder les questions précises ayant trait au dossier. Plus tôt, l'avocat général avait averti : le parquet se réserve le droit de poursuivre quiconque remettrait en question une décision de justice. Me Costantino, pour Enfance et partage, l'a mal pris : « Nous assistons à cet instant à une parodie de justice à laquelle, pour ma part, j'entends ne pas me livrer. » Les parties civiles entendaient foudroyer l'appareil de protection de l'enfance par l'audition de ce personnage clef du dossier. C'était enfin le procès du système, au plus haut niveau. Las. Pas de question gênante pour la juge. Après quelques banalités énoncées dans ce cadre tendu, la magistrate, visiblement affectée, s'en est allée.

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*Les prénoms ont été modifiés.

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