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L'âge d'or du dark web : quand les marchés noirs régnaient sur Tor

Les responsables de Tor voulaient qu'il serve de nobles causes. Loupé, il s'est illustré en inaugurant l'ère du deal numérique à grande échelle.
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Illustration Vincent Vallon

Été 2010. Une image étrange se répand sur les forums mal famés : un B barré deux fois à la verticale, couleur or. « Pourquoi n’as-tu pas encore investi dans le Bitcoin ? » demandent des inconnus en balançant des liens vers des sites d’achat douteux. Cela fait déjà un an et demi qu’un inconnu a lancé cette « cryptomonnaie » aux allures d’arnaque. Pour le moment, elle ne vaut presque rien : un dollar achète plusieurs unités. Ses partisans la promeuvent à coup de massue pour faire grimper sa valeur. Le Bitcoin va changer le monde, assurent-ils sans relâche, car il permet d’effectuer des transactions à distance sans passer par le moindre intermédiaire. Exit banques, processeurs de paiement et autres organismes privés. Les internautes lambda ferment l’onglet, les brigands dressent l’oreille.

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L’équation coule de source. Tor permet de se balader sur Internet en toute discrétion. Le Bitcoin permet de payer à l’abri des regards. Ensemble, ils forment donc la base d’une plateforme commerciale où marchands et chalands pourraient conclure des transactions dans un anonymat inédit. Les entrepreneurs du dark web doivent juste trouver quoi vendre. Beaucoup l’ignorent sans doute, mais ils marchent dans les pas d’illustres prédécesseurs.

L’histoire des marchés noirs en ligne ne commence pas avec le couple Bitcoin-Tor. Pirates téléphoniques, voleurs de coordonnées bancaires et faussaires se retrouvaient déjà sur les BBS, ces forums sur ligne commutée des années 80. Quand Internet est devenu populaire, ces malfrats ont migré sur IRC avant de fonder les premières plateformes d’échanges de biens et services illégaux sur le web vers 2000. À cette époque, on achetait de la drogue, des faux billets ou des techniques d’arnaque avec des cartes prépayées ou des devises en or numérique. Les pontes du milieu ont tenu le FBI en échec pendant des années avec des VPN. L’agence fédérale a interrompu la fête grâce à ses informateurs en 2004, l’année où l’armée américaine a « offert » Tor au public. Tout pouvait recommencer.

« Soudain, Silk Road a de la concurrence : probablement piqués par l’augmentation de la valeur du Bitcoin et l’apparition de nouvelles cryptomonnaies, de nombreux criminels-entrepreneurs lancent leur marché noir »

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L’âge d’or du dark web commence avec l’ouverture de Silk Road en février 2011, après six mois de développement. Le tout premier « dark market » fonctionne comme le plus classique des sites d’e-commerce entre particuliers : les vendeurs exposent leurs marchandises, les acheteurs font leur choix. L’endroit ne s’adresse qu’aux plus motivés : l’interface dépouillée ne fait pas dans l’euphémisme élégant ni l’appel au clic. Pas d’images, que des mots vert émeraude entassés dans un menu latéral : ecstasy, opiacés, stimulants, matériel de laboratoire, biens numériques, services. Les arnaqueurs sont vite débusqués par un système d’évaluation inspiré d’Ebay ou Amazon.

La nouvelle de l’existence d’un « supermarché de la drogue » sur Internet se répand vite. Les articles sur Silk Road se multiplient, dotant au passage Tor et le Bitcoin d’une réputation peu reluisante : en quelques mois, tous deux deviennent respectivement le réseau et la monnaie des cybercriminels. Le Tor Project, toujours largement financé par le gouvernement fédéral américain, se garde bien d’évoquer ces activités et promeut le Tor Browser comme un instrument anti-censure. Après tout, les révolutionnaires du printemps arabe, les activistes chinois et les électeurs iraniens bafoués utilisent le navigateur pour déjouer la surveillance de leurs gouvernements. Toute cette publicité finit par payer : en 2011, le trafic du réseau Tor commence à décoller et la popularité de la requête « tor browser » sur Google s’envole. C’est le début d’une période frénétique.

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En poussant Tor sous les projecteurs, Silk Road ravive de vieilles rumeurs selon lesquelles il existe un réseau « souterrain » rempli de secrets et de criminels. D’ailleurs, s’appelle-t-il « dark web » ou « deep web » ? Peu importe, les fantasmes vont bon train et la presse sensationnaliste rapporte que tout s’achète dans cette dimension parallèle : armes, jets privés, assassinats. John Carr, spécialiste de la sécurité sur Internet, lâche une réponse passe-partout quand la BBC l’interroge sur les dark markets en février 2012 : « Les agents de police de part et d’autre de l’Atlantique disent la même chose. Nous n’avons pas assez de tribunaux, pas assez de juges, et pas assez de policiers pour combattre les comportements illégaux sur Internet. » En fait, Tor confond tellement les autorités que la première opération de lutte contre la criminalité sur le dark web a eu lieu sans elles.

En octobre 2011, le groupe de hackers Anonymous s’est illustré en mettant brièvement hors-ligne un important forum pédophile, Lolita City. En révélant l’existence d’une telle plateforme au grand public, les reprises médiatiques de l’attaque ont renforcé la réputation douteuse de Tor. Bombardé technologie de tous les criminels, même les plus répugnants, le routage en oignon a attiré un nouveau genre d’utilisateur : les artistes en quête d’images fortes. Death Grips, le groupe fétiche des edgelords, a fait la promotion de son album No Love Deep Web en lançant un jeu de piste sur Tor en octobre 2012. Le dark web était officiellement cool comme un quartier mal famé, et donc plus attirant que jamais.

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Tout s’emballe en 2013. Soudain, Silk Road a de la concurrence : probablement piqués par l’augmentation de la valeur du Bitcoin et l’apparition de nouvelles cryptomonnaies, de nombreux criminels-entrepreneurs lancent leur marché noir. De France 2 à Topito, les médias multiplient les sujets exploratoires. Alors que Daesh progresse et frappe dans le monde entier, Tor devient un sujet d’étude pour universitaires : des extrémistes utilisent-ils le routage en oignon pour se financer, recruter, communiquer ? Leurs recherches indiquent que oui. En juin, les révélations d’Edward Snowden sur la NSA donnent une nouvelle raison d’être au réseau. Stephanie Whited, la directrice de la communication du du Tor Project, explique : « Le besoin de se protéger contre la surveillance est devenu plus mainstream et les gens ont compris pourquoi ils pouvaient avoir besoin de Tor. » Puis Silk Road est tombé.

Une bête erreur dans la configuration de la page d’accueil du dark market a permis au FBI de remonter jusqu’à ses serveurs et d’arrêter son propriétaire, Ross Ulbricht, en octobre 2013. Deux mois plus tôt, l’agence avait déjà fait tomber Freedom Hosting, l’hébergeur le plus populaire du dark web depuis son lancement en 2008, et interpellé son fondateur Eric Marques. Dans sa chute, Freedom Hosting avait emporté de nombreux services populaires auprès des utilisateurs de Tor. Tout le réseau frissonne en ce début d’hiver : manifestement, le routage en oignon n’est pas si sûr. Le Tor Project publie un communiqué pour défendre son produit : ce sont les erreurs des administrateurs qui ont aiguillé le FBI, pas le système lui-même. Ce n’est pas assez pour rassurer les habitués des dark markets.

Le vide laissé par Silk Road appelle une nouvelle génération de marchés noirs, nombreux mais rongés par la paranoïa. Les vendeurs ferment boutique et les clients retournent se fournir dans la rue, on craint d’avoir laissé des traces qui aboutiront à une arrestation. 2014 commence sous de mauvaises auspices. Le Hidden Wiki, une encyclopédie participative qui servait de porte d’entrée à bien des nouveaux-venus sur Tor depuis son lancement en 2011, disparaît après une attaque. De nombreux clones apparaissent mais ils regorgent d’arnaques et de liens douteux. Au mois de novembre, un nouveau coup de filet aggrave un peu plus la crise de confiance : 17 personnes sont arrêtés et au moins 27 services illégaux mis hors-ligne par le FBI et Europol dans le cadre de l’opération Onymous. L’âge d’or, celui de l’émerveillement et de l’insouciance (relative), est en train de prendre fin.

Ross Ulbricht est condamné à deux peines de prison à perpétuité plus quarante ans d’incarcération au début du mois de mai 2015. À ce moment-là, le réseau qu’il a largement contribué à faire connaître est en crise morale. Mais l’histoire de cette crise sera pour la troisième et dernière partie de cette série.

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