Après cinquante ans de prises de distance et de règlements de comptes, on a l'embarras du choix pour dater la fin des utopies 60’s : le « we blew it » d’Easy Rider, le massacre de Cielo Drive, le bad trip d’Altamont, l’entrée en fonction de Richard Nixon, la séparation des Beatles… Et tous se sont déroulés au cours de l’année 1969. Coincé au milieu, il y a Woodstock. « Trois jours de paix et de musique » qu’on continue de célébrer comme une parenthèse enchantée, miraculeusement détachée du sens de l’histoire. Et pour cause : c’est comme ça qu’on nous l’a vendue, sous forme d’un triple album de pop music live et d’un film oscarisé, conçu à l’origine pour promouvoir ledit album. Toutes nos images, toutes nos impressions, tous nos fantasmes viennent de là.
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Et face à ceux-ci, les faits ne semblent pas peser plus lourd aujourd’hui qu’hier : 400 000 jeunes gens parqués dans un champ boueux, sans autre échappatoire que les innombrables dopes à disposition (parfois administrées à leur insu par des dealers généreux) ; des musiciens transportés en hélicoptère sur le site et poussés sur scène au mépris des risques d’électrocution ; des files interminables pour un caca dans une cabine pleine, un hot dog à 1 dollar ou une ration d’eau potable ; des services médicaux submergés ; des habitants barricadés ; des kilomètres de routes bloquées ; au moins deux morts… Ce qui ressemble à une crise humanitaire évitée de justesse, par le plus grand hasard, est devenu pour la postérité une victoire générationnelle, un symbole de libération des corps et des consciences, une balise de fraternité culturelle et d’amour occidental universel… Un court mais décisif instant de grâce.
Bien sûr, ce mythe angélique est autant une construction que les mythes diaboliques qui l’entourent et donneraient à l’année 1969 une forme close, portant le présage des constructions suivantes - la paranoïa, le cynisme, le chaos des 70’s et tout ce qui a pu en découler. Parce qu’il a valeur de contre-exemple, et qu’il a longtemps participé à la domination culturelle des baby boomers, ce mythe est plus fragile et assurément plus figé. Le manipuler, c’est risquer de l’ébrécher, comme l’ont constaté les supporters du festival-anniversaire Woodstock 50, annulé après un long feuilleton préparatoire façon Fyre néo-hippie. C’est aussi pour ça que les hommages à Woodstock n’ont pas pesé bien lourd, dans les débats de l’année, face à l’exploitation du mythe Manson : notre époque ne semble plus y trouver matière à fictions.
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À ses contradictions, on préfère la lisibilité d’un événement absolument horrifique. Le romantisme même de 1969 est passé du côté obscur. Dans ce contexte, le meilleur sort qu’on puisse réserver à Woodstock, c’est de le laisser glisser vers la préhistoire. Contempler l’abysse qui nous sépare de son esthétique et de ses symboles. Le plaisir qu’on ressent encore en (re)voyant le film Woodstock (qui reste un modèle du docu-fiction) ne relève plus de l’identification, mais bien d’une forme de stupéfaction archéologique. Suivant cette intuition, on a choisi d’isoler dix images-vestiges, plus ou moins iconiques ou anecdotiques, parmi les séquences de concerts. Puis de les soumettre à Michka Assayas, qui vient d’éditer un beau livre sur Woodstock et a accepté d’endosser pour nous le rôle de conducteur des fouilles (plutôt que celui de gardien du temple). L’occasion de comprendre un peu mieux ce qu’a été ce festival et ce qui nous en éloigne irrésistiblement… et ainsi d’accueillir une mélancolie plus distante et allogène, qu’on pourrait appeler mélancolie de la préhistoire.« Cette image est celle qui m’est restée en tête quand j’ai vu le film pour la première fois, à dix ou onze ans. Une performance qui n’en finit pas. Depuis j’ai appris que les organisateurs lui avait demandé d’occuper la scène le plus longtemps possible parce que le groupe suivant était en retard. Woodstock débute donc par une transe. Une transe accidentelle, improbable, à l’image de ce festival déplacé d’un bled à l’autre, qui a failli ne jamais voir le jour. Richie Havens représentait une tendance black power, alors que musicalement, il était plutôt folk, Greenwich Village, et reprenait des chansons des Beatles… on était assez loin des Last Poets. Il chantait dans les rues de New York et dessinait sur les trottoirs, je pense il n’avait jamais joué pour plus de 200 spectateurs ! Ce qu’on voit là va au-delà de ce qu’il était et de ce qu’il représentait. Il s’est retrouvé propulsé de sa petite niche vers ce rassemblement cosmique. Il y a quelque chose de l’ordre de la performance sportive, il est obligé de se réinventer dans le feu de l’action. Ça donne bien le ton du festival. »
Le boubou de Richie Havens
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La barbe de Canned Heat
« Aujourd’hui, un gros barbu sur scène, c’est un hipster. Bob Hite, c’était plutôt le garagiste. Ça peut sembler anachronique, mais à l’époque on se préoccupait très peu de son apparence. Tout semble naturel dans le film parce que les gens ne se regardaient pas. À la limite, les groupes n’avaient pas conscience de la présence de la caméra, ils ne manipulaient pas leur image comme allaient le faire, un peu plus tard, David Bowie ou Madonna. Au fond, je pense qu’ils ne comprenaient pas très bien ce qu’ils étaient. Canned Heat a connu un énorme succès mais n’a laissé qu’un tube à la postérité : « On The Road Again ». Et puis il y a « Going Up The Country », juste derrière, qui fixe un thème du film : le retour à la campagne, l’appel de la nature. C’était un groupe de puristes, de collectionneurs, des étudiants en blues qui s’étaient rencontrés dans un magasin de disques. On a retenu la barbe et le bide de Bob Hite, surnommé « The Bear », mais le personnage intéressant, c’était Alan Wilson, qui chantait de cette voix extrêmement haute et éthérée, et qu’on ne voit presque pas dans le film. C’était lui le génie du groupe. On croirait voir jouer des roadies, alors que c’était un peu plus que ça. »
Le vibrato de Joan Baez
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La combi de Pete Townsend
La pomme de terre de Joe Cocker
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La mâchoire de Ten Years After
Le serpent de Santana
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