Eric Judor Platane série tv
Photos par Vincent Vallon
Culture

Eric Judor ou la vanne à retardement

Le créateur de la série « Platane », qui revient lundi prochain sur les écrans, nous cause déceptions, balles de match et villes bétonnées du sud de la France.
Pierre Longeray
Paris, FR

« Ma première grande déception, je la dois à Michael Chang. » Avant de passer maitre dans l’art du malaise, Eric Judor jouait au tennis – plutôt bien. « Un jour, alors que je disputais un petit tournoi satellite tout pourri aux États-Unis, Chang a gagné Roland Garros. Donc moi, j’étais aux US en train de faire un tournoi de charognards, et lui à 17 ans, il gagnait un Grand Chelem chez moi. J’ai posé la raquette et je n’y ai plus touché pendant 10 ans. »

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Les déceptions donc, Eric Judor connaît. Il a dû apprendre à enchainer. Après le tennis, il a tenté sa chance en tant que livreur de croissants à domicile ou encore logisticien chez Bouygues, pour finalement se mettre à faire des vannes. Un peu comme une évidence. « Ça va sonner complètement inconscient et prétentieux, mais je me disais que si tout ça ne marchait pas, je ferai comique parce que je suis assez marrant », glisse celui qui a commencé à façonner son humour lors des repas à rallonge chez sa famille autrichienne – « des grands concours de taillage autour de vin jusqu'à trois heures du mat' ».

Dans la riche et inégale filmographie du créateur de Platane, un point commun revient souvent : ses créations sont appréciées un peu plus tard, comme si elles avaient besoin de macérer un peu avant d'être célébrées. Alors que la troisième saison de cette grande réussite des séries françaises – fadement pompée par Dix Pour Cent entre temps – sort enfin après six longues années d'attente, on s'est assis avec Judor pour causer de cette carrière qui ressemble à de successifs sauts en wingsuit.

VICE : Pourquoi cette saison 3 a mis autant de temps à se faire ?
Éric Judor : Parce que la série n’a pas été reconduite immédiatement à la fin de la saison 2, notamment en raison des audiences. Je me suis alors plongé dans d’autres projets, et comme j’écris, réalise et joue dans la plupart de ces projets, ça prend du temps. Puis au fil des années, Canal a commencé à recevoir des retours de plus en plus positifs sur Platane. Ils me disaient « Hé mais ça parle vachement de Platane là ! » Six ans plus tard… Parce que les gens sont en retard sur tout ce que je fais.

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Ce n'est pas trop…
Frustrant ? Si.

Parce que ça t’arrive souvent quand même.
C’est quasiment toute ma vie d’artiste. Et ça, dès le début. La Tour Montparnasse infernale par exemple. Le jour de sa sortie, les types qui analysent les premiers chiffres nous disent qu’on peut espérer atteindre les quatre ou cinq millions d’entrées. Mais quand les gens vont voir le film, ils en ressortent tellement déçus qu’on finit finalement à deux millions. On a fait fuir deux millions de personnes quand même. C’est pas rien.

« En fait, il faudrait que je travaille avec des philanthropes qui se disent "Ah tiens chérie, pour le kiff, on va produire Judor" »

Pourtant quand tu sors un film ou une série, tu te dis ça va marcher ?
Je me dis que j’ai été populaire à un moment, et que lorsque je sors un projet j’ai l’impression d’avoir fait le meilleur truc que je puisse faire à l’instant T. Donc mécaniquement, je me dis que ceux qui m’ont aimé avant, et bien là, ils vont adorer. Mais non… Enfin, pas tout de suite. On peut comparer ça avec un saut en wingsuit. Je saute, ça chute, puis j’ouvre les ailes et ça remonte. Il me faut le temps de la chute.

C’est un peu ce que tu as vécu avec Problemos ?
On a fait 150 000 entrées, ce qui est catastrophique. Et effectivement après, dans les mois qui suivent, de plus en plus de gens m’en parlent et me disent que c’est chouette. Mais ça ne m’aide pas, parce qu’il y a un truc mécanique dans ce métier : tes entrées te financent tes prochains projets. Donc je dois compter sur des producteurs qui me suivent en se disant « OK, c’est risqué, parce qu’il est possible que ça ne marche pas, mais au moins ce sera un truc dont on n’aura pas honte. » En fait, il faudrait que je travaille avec des philanthropes qui se disent « Ah tiens chérie, pour le kiff, on va produire Judor. »

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Eric Judor

Chaise-caddie chez « 4 mecs en baskets », la société de production d'Éric Judor.

Comment gères-tu ces déceptions ?
Mais attends, t'es en train de me décrire comme un loser. Ça va être « Ma vie de déceptions ». En réalité, j’ai du succès à retardement. J’apprends à avoir des balles de match contre moi en fait. Ce moment, où tu commences à avoir mal au bide quand le type en face sert pour le match et que tu visualises ta défaite. C’est pareil quand je sors Problemos et que ça se plante. Je visualise la suite en me disant que tout le monde va penser que c’est nul ce que je fais. Et puis finalement je gagne quelques points. Les mois passent, j’ai des coups de fil. Et j’ai le public qui me dit « Putain ! Mais c’est mortel ». Donc je le gagne le match au final.

Si le public ne suit pas forcément tout de suite, la presse accueille généralement bien tes projets.
Oui, mais désolé pour vous, je ne pense pas que le public soit influencé par une quelconque presse. La preuve, ce sont les films populaires qui se font défoncer par la presse et qui font des cartons. Après, c’est vrai que lorsque la presse « intello » aime, le public passe souvent à côté. En France, les journalistes qui aiment la comédie et qui écrivent bien dessus, ils ont une très grande culture de la comédie. Ils sont de plus en plus exigeants et donc les grosses ficelles des comédies populaires ne leur plaisent pas vraiment.

Toi non plus ?
La première fois, ça m’a fait rire. La quinzième, moins. Le rire pour moi, il naît de la surprise – quand quelqu’un dit quelque chose que tu n’attends pas. C’est pareil dans la création. Il faut que je me surprenne à nouveau pour me faire rire. Au début de ma carrière, je voulais simplement faire rire en faisant des personnages influencés par ce que faisait Jim Carrey, Albert Dupontel… J’étais juste un clown marrant sans discours derrière. Après en avoir fait le tour, je me suis demandé ce que je voulais raconter.

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Où est-ce que tu as trouvé l’inspiration pour aller vers un autre type d’humour ?
Un jour, un pote me conseille de regarder The Office [Ndlr, la version anglaise avec Ricky Gervais]. Je regarde trois épisodes et je trouve ça vraiment nul. Je rappelle mon pote et lui dis que je capte pas du tout ce type d’humour. Je ne comprends pas où c’est drôle. On suit juste un gros con dans une entreprise. Et là, je comprends qu’en fait ce n’est pas un docu, mais un mec qui joue. Et là c’est fou. Je me dis « Pouah le niveau ! C’est un faux con en fait ? » J’ai trouvé ça génial cette fausse identité. Ça m’a ouvert des horizons comiques inattendus. C’est incroyable d’essayer de faire croire qu’on est comme ça, et de le jouer le plus vrai possible pour que les gens se disent vraiment qu’on est une merde.

« L’élément déclencheur c’est la sortie des Daltons… Un moment de souffrance absolue »

Cette envie de proposer autre chose, elle naît aussi de ta rencontre avec Quentin Dupieux ?
Je lis souvent ça, que ma rencontre avec Dupieux m’a changé. Oui elle m’a changé, mais il faut savoir qu’on avait l’envie de changer avec Ramzy, puisque c’est nous qui avons entrepris la démarche d’aller le chercher. Au départ, on était allé voir [Michel] Gondry, parce qu’on voulait aller vers des choses absurdes et différentes. Mais Gondry devait partir aux US pour aller tourner avec Jim Carrey [pour Eternal Sunshine of the Spotless Mind] et il nous a alors conseillé d’aller voir Dupieux.

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Avec Ramzy, vous aviez fait le tour de cet humour un peu « gogol » ?
L’élément déclencheur c’est la sortie des Daltons… Un moment de souffrance absolue. Quand il a fallu aller faire la promo du film, assumer devant le public, dire que c’était super, c’était une torture. On ne voulait plus vivre ça. Passer par là, ça te traumatise à vie. Derrière tu n’as plus le droit de… (il s’arrête) Quoique je te dis ça, mais on en a refait après des comédies ultra populaires qui étaient horribles. Mais on n’était pas les têtes d’affiche. À un moment, il fallait qu’on soit honnête avec nous, parce qu’en réalité depuis nos débuts, on a une conscience artistique – qui s’était bien diluée dans l’argent et le succès.

Eric Judor

Tu retrouves d’ailleurs Ramzy dans la saison 3 avec qui tu es embarqué dans une vieille histoire de vol de vannes.
C’est marrant parce qu’on avait écrit cette scène il y a deux ans et demi avant que toutes ces histoires de CopyComic sortent. Il y a évidemment un truc moral qui est odieux dans le fait de voler des vannes aux Américains ou à des « petits ». Or, les fautes ne sont pas du même niveau pour tous. Tu en as certains qui avaient des co-auteurs qui leur filaient des textes sans savoir que c’était des vannes traduites. Pour ce qui est de Gad [Elmaleh], je trouve que ce qu’il a fait est moche, mais que la réaction est trop violente. Même s’il a 20 minutes de vannes volées, il a quand même 7 ou 8 heures de spectacle dans sa carrière. Et on va retenir que ça. C’est comme si un mec va tous les jours à la boulangerie et achète trois baguettes, des pains au chocolat, des croissants, et qu’en sortant il se pique deux Haribos. Un jour, on capte qu’il a volé deux Haribos pendant trois ans. Et qu’on décide de le bruler le mec. C’est ce qui est arrivé à Gad – il a bien fait marcher la boulangerie, mais il piquait quelques Haribos, du coup on l’a mis dans des pneus et on a foutu le feu.

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Les vannes des comiques sont de plus en plus épinglées depuis quelque temps. Est-ce que tu as changé ta manière d’écrire ?
Dave Chapelle fait une vanne très bien là-dessus. Il commence en disant qu’il est nul en imitation, mais qu’il se lance quand même, et dit : « Toi t’es un mec super, je t’adore, mais je vais attendre un an, deux ans, dix ans. Et quand il va y avoir un truc sur toi, je vais te défoncer. Alors j’ai imité qui ? Bah vous le public. » Dès qu’un type met le pied hors des bandes, il se fait shooter, et t’as tout le monde qui sort en gueulant « Hé regardez là-bas, y’a un mec qui a fait une erreur ! » Donc t’as le choix. Soit t’en as peur, et y’a plus rien de spontané. Soit tu continues. Parce que je pense que l’humour est déclenché souvent avec de la provocation. L’idée est de pouvoir dire des choses indicibles pour mieux faire comprendre que c’est horrible. Dans Platane, je mets des coussins, des airbags autour des vannes monstrueuses que je peux faire – en étirant au maximum la gêne que ces vannes provoquent. Cette gêne raconte que c’est horrible de dire des trucs pareils et non pas « Olala, qu’est-ce qu’on se marre ». Mais c’est vrai que pour un humoriste, l’époque est ouf. C’est comme être entre les deux tours – celles qui se sont effondrées – sur un fil. Puis au loin, tu vois les avions qui arrivent.

Par exemple, cette vanne, t’en es sûr ?
Je dis les choses et après je tremble. Une fois que c’est dit, je me dis « J’espère que ça ne va pas être sorti de son contexte ».

Tu tremblais avant ?
Pas du tout. Jamais.

Ça fait combien de temps que tu trembles ?
J’exagère quand je dis ça. Ce qui nous est arrivé avec Ramzy à Saint-Nazaire par exemple, cela ne m’a pas empêché de dormir la nuit. J’ai juste halluciné sur les proportions que cela a pris. Je ne me suis jamais dit « Pourquoi on a dit ça ? Cette ville est tellement sublime. » Je comprends que cette ville a été bombardée, qu’elle a été reconstruite, qu’on n’avait pas les moyens, etc… Après, si on ne peut plus parler d’esthétique pure, sans y intégrer un contexte historique, sans y rajouter la masse ouvrière et en créer soudain une histoire du riche Parisien contre les pauvres Provinciaux… D'ailleurs, je connais des villes du sud de la France qui ont de l’oseille et qui sont très moches aussi.

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