Comment l'immolation par le feu s'est banalisée en Tunisie
Se reposant, Mohamed Guezani, 24 ans, est étendu sur son lit, dans la maison familiale du quartier d'el Manchia, Kairouan, Tunisie. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

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Comment l'immolation par le feu s'est banalisée en Tunisie

Avec près d’un cas tous les trois jours en 2016, l'auto-immolation est devenu le second moyen de se suicider le plus courant.

Mohamed Guezani est allongé dans son lit, sa mère à son chevet. Bandé du haut du corps jusqu'aux pieds, le jeune homme de 24 ans parle lentement et difficilement. « Je n'ai pas trouvé où accrocher la corde. Donc j'ai vu des mecs qui vendaient de l'essence de contrebande et j'y suis allé. Je me sentais comme étouffé. Je n'avais pas de solution. Je voulais juste en finir. » Un vendredi de mars 2016, Guezani s'est versé de l'essence sur le corps et a allumé son briquet. Depuis, il ne sort plus de la petite maison familiale au toit de tôle du quartier très populaire d'El Menchia à Kairouan, à 200 kilomètres au sud de Tunis. Il vit au rythme de ses changements de bandage, tous les deux jours.

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Guezani jure que son geste n'a pas été influencé par celui de Mohamed Bouazizi. Le 17 décembre 2010, ce vendeur à la sauvette de Sidi Bouzid s'était immolé par le feu suite à la confiscation de sa charrette et de ses marchandises. Il est mort deux semaines plus tard de ses blessures. En imposant publiquement sa souffrance et son oppression par les autorités, son geste désespéré en a fait l'un des déclencheurs de la révolution tunisienne et du printemps arabe. S'inscrivant dans une hausse des suicides en général, le nombre de suicides par immolation, notamment en public, a considérablement augmenté jusqu'à devenir le second moyen de se suicider le plus courant, avec près d'un cas tous les trois jours en 2016.

Un taxi passe en face d'un portrait de Mohamed Bouazizi, affiché sur un bâtiment de Sidi Bouzid, Tunisie. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

Dans un premier temps, beaucoup ont considéré l'« effet Werther », ou suicide mimétique, comme l'explication logique. Suite à un suicide fortement médiatisé, de nombreuses personnes vulnérables peuvent en effet s'identifier à l'individu et être amenées à reproduire son geste. « Néanmoins, l'effet Werther est généralement limité dans le temps. Les pics sont à deux à quatre semaines après l'événement, et il prend trois à six mois pour s'estomper », explique le docteur Mehdi Ben Khelil, médecin au service de médecine légale de l'hôpital Charles Nicolle à Tunis et co-auteur d'une étude sur les suicides par immolation pré et post-révolution. Il a constaté que les suicides par immolation sont trois fois plus nombreux qu'avant la révolution, et ont même été 3,8 fois plus nombreux en 2012, sans jamais que la tendance ne s'inverse. Mais ces immolés de l'ère post-révolutionnaire ne récoltent pas la gloire post-mortem qui fut celle de Bouazizi et meurent aujourd'hui dans l'indifférence. Les survivants quant à eux mènent une vie de souffrance. « Six ans après, l'effet Bouazizi à lui seul serait quand même une explication très simpliste. C'est aussi lié à des problèmes économiques qui n'ont pas été résolus au fur et à mesure », ajoute le docteur.

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Vue d'ensemble du quartier d'El Menchia, Kairouan, Tunisie. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

C'est le cas de Guezani. Le jeune homme a d'abord travaillé comme menuisier, à 10 dinars (3 euros) la journée, mais le travail six jours sur sept l'empêchait de contribuer aux tâches de la maison et la maigre rétribution ne lui permettait pas de faire vivre sa famille, alors que son père est aveugle, et ses deux frères au chômage. Il décide alors d'investir dans d'une petite « barwita », un petit étal mobile, qui lui permet de vendre des fruits et légumes dans la rue. « Il tentait de s'en sortir, d'avoir sa propre affaire », explique Aliya, sa mère. Un jour, la municipalité débarque et confisque son stock et son commerce. « Ça a été dur pour mon fils. Il pleurait. Toutes les issues, on les fermait devant lui », ajoute-t-elle.

Dans la cour de la maison familiale, Aliya Guezani, présente le fauteuil roulant de son fils. Au regard du sérieux de ses blessures, Mohamed Guezani ne peut pas utiliser ce fauteuil roulant et doit rester allonger sur son lit 24 heures sur 24. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

« L'immolation devient un moyen comme un autre de se suicider. Cette normalisation fait craindre que petit à petit, cela ne s'enracine », s'inquiète le docteur Ben Khelil. Guezani, qui dit avoir choisi de s'asperger d'essence à défaut de trouver où accrocher sa corde, a fait les frais de cette banalisation de l'immolation comme moyen possible de se suicider. Un choix qu'il regrette amèrement : « Je ne conseille à aucune personne de faire ce que j'ai fait. Parce que ça fait vraiment mal. Et mieux vaut mourir que d'être dans cette situation. Si quelqu'un veut se suicider qu'il trouve une autre solution. »

Aliya Guezani, 49 ans, donne de l'eau a son fils, Mohamed Guezani, 24 ans, dans leur maison du quartier d'El Menchia, Kairouan, Tunisie. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

Amen Allah Messadi, chef du service de réanimation au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, un service à vocation nationale qui centralise et soigne tous les cas de brûlés graves, se montre plus sévère et a admis en 2016 104 immolations sur 323 cas, soit pratiquement le tiers des admissions. Le docteur, qui n'en peut plus de voir affluer les cas critiques, souligne également le mauvais traitement du phénomène par les médias, estimant que l'aspect spectaculaire joue encore un rôle prépondérant dans le passage à l'acte : « Passer des images de quelqu'un qui est en train de s'immoler au 20 heures, et ne pas revenir derrière pour dire qu'il est mort ou qu'il est resté complètement amputé, ça ne rend pas service à la société. Arrêtons de mettre de l'huile sur le feu. »

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Amen Allah Messadi, directeur du service grand brûlés du Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, principal hôpital pour les cas de brûlures en Tunisie. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

« Je suis en train de souffrir, mais ce qui me dérange le plus c'est que ma mère et mes frères s'épuisent », regrette Guezani. Les traitements nécessaires à sa guérison sont effectivement très chers : outre la note de l'hospitalisation à Ben Arous de 6 000 dinars (2 045 euros) que sa mère s'est engagée à régler, elle doit acheter pour près de 200 dinars de pansements tous les deux jours, sans compter les crèmes, vitamines en intraveineuse dont son fils a besoin quotidiennement. Une situation qui l'oblige à faire la manche à la porte des mosquées et des pharmacies et désespère son fils : « Que ma mère doive faire la mendiante, ça me fait mal un peu plus encore. »

« L'immolation n'est pas le moyen le plus simple de se suicider : ce n'est pas rapidement fatal, c'est très douloureux, ce sont des complications énormes au cas où le suicide n'est pas accompli, des séquelles esthétiques et fonctionnelles horribles », explique le docteur Mehdi Ben Khelil.

Aliya Guezani montre les documents medicaux de son fils, Mohamed Guezani dans leur maison du quartier d'El Menchia, Kairouan, Tunisie. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

Le jeune Med Amine Massoudi, 18 ans, a lui aussi essayé de mettre fin à ses jours en mars 2017, en utilisant de l'essence et du feu. En conflit avec son patron, le jeune apprenti mécanicien de Bir Daoula, à 30 kilomètres de Kairouan, a tenté de s'immoler devant le garage où il travaillait. Sauvé par un voisin du garage, il est transféré à l'hôpital de Kairouan. Les organes vitaux ne sont pas touchés, mais ses jambes sont brûlées au deuxième et troisième degrés. S'ensuivent des semaines d'horreur pour ses parents Abdeltaief et Naima. À cause d'une grève, Med Amine Massoudi conserve ses pansements quatre jours de suite et contracte une infection. Il reste 18 jours dans le coma. Après un long combat, le père réussit à envoyer son fils pour 15 jours au service des grands brûlés de Ben Arous, pour extraire le virus du sang, avant de revenir à Bir Daoula.

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Assis en face de sa fille et de sa femme Naima Massoudi, âgée de 45 ans, Abdeltaief Massoudi, 55 ans (droite), raconte avec émotion l'histoire de son fils, Med Amine Massoudi, 18 ans. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

« Tous les jours, il fallait changer son pansement. Comme c'est impossible de le faire à la maison dans de bonnes conditions, il fallait l'emmener tous les jours sur son matelas dans le 4x4 pour faire le changement de pansement à l'hôpital. Ça s'est vraiment infecté, au point où il avait des vers sur la peau », raconte son père, se tordant les mains, visiblement épuisé et inquiet, alors que son fils vient d'être réadmis en urgence à Ben Arous. Kaouther Nassri, opticienne à Bouhajla, présente aux côtés des parents de Med Amine, s'est improvisée en assistante sociale pour faciliter ce nouveau transfert. Très investie dans la société civile de la bourgade, elle s'est servie de Facebook pour que la population se mobilise pour aider le jeune homme. « Il y a pas mal de médecins sur Facebook qui ont aidé pour qu'il aille à Ben Arous. On n'attend pas grand-chose des autorités. On essaie de se débrouiller, de récolter un peu d'argent par-ci par-là. Ce sont les gens qui ont tout fait. »

Abdeltaief Massoudi présente le portrait de son fils. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

Du côté des autorités, les choses commencent à changer. Les professionnels de la santé, avec à leur tête la pédopsychiatre Fatma Charfi, ont réussi à mettre en place un comité technique de lutte contre le suicide auprès du ministère de la Santé depuis mars 2015. « Bouazizi a enfoncé une porte, le suicide est de mieux en mieux compris comme l'expression d'une maladie mentale, une souffrance psychique ou sociale, et donc comme un problème de santé publique, » explique-t-elle. L'action se fait sur plusieurs volets : formation de « sentinelles » pour mieux repérer les sujets à risque et la prise en charge des personnes suicidaires, sensibilisation du grand public, et mise en place d'un système d'information épidémiologique pour mieux comprendre le phénomène.

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« Vous avez des gouvernorats où on comptabilise 40 psychiatres, et d'autres où il n'y en a pas ou très peu. On ne va pas attendre ! On mise sur des personnes qui peuvent exister localement, et les outiller en gestion de crise », s'exclame la coordinatrice du comité technique. Près de 80 formateurs et 400 intervenants de la santé ont été formés, mais le travail du comité est ralenti par le manque de moyens. Un travail de sensibilisation est par ailleurs entrepris avec les médias pour lutter contre la banalisation du phénomène en collaboration avec l'autorité de contrôle de l'audiovisuel, les syndicats et les écoles de journalisme pour que les médias abordent différemment la question.

Vue d'ensemble du cimetière municipale de Kairouan, Tunisie. Le gouvernorat de Kairouan a l'un des plus haut de taux d'auto-immolation de Tunisie. (Photo de Sebastian Castelier/VICE News)

Pour le docteur Amen Allah Messadi, dont le service ne désemplit pas – les admissions pour immolation pour début 2017 suivent les chiffres de 2016 – il y a urgence. Le message doit être clair et partagé par tous les acteurs : « L'immolation n'apporte rien. Il faut au contraire continuer à lutter, à travailler, à revendiquer, mais pas à s'auto-immoler ou à s'auto-mutiler d'une manière ou d'une autre parce que ça n'apporte rien. »

Suivez Timothée Vinchon sur Twitter : @timvinchon

Suivez Sebastian Castelier sur Twitter : @SCastelier