J’ai simulé la maladie mentale pour échapper au service militaire
Carte postale satirique. Un soldat simule les effets d'un traumatisme dû aux bombardements. Image : Collection d’archives George-Metcalf, Musée canadien de la guerre.

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J’ai simulé la maladie mentale pour échapper au service militaire

Réformé sur un prétexte fictif, un pseudo-fou nous explique comment il a réussi à tromper un expert en exploitant la logique du diagnostic psychiatrique.

C'était à Paris au début des années 90. J'étais monté spécialement à la capitale depuis ma province natale pour ce rendez-vous clandestin au pied d'un immeuble.

On était sept ou huit, jeunes gars en âge de faire le service militaire – qui à l'époque était obligatoire. On ne se connaissait pas, mais on avait les mêmes motivations : trouver, grâce à cette réunion illégale, un moyen de se faire réformer sous un prétexte fictif.

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La psychiatre qui a reçus était une vieille dame depuis longtemps à la retraite. Ce que j'avais appris d'elle lui conférait une stature presque légendaire. On disait qu'elle était dans l'antimilitarisme militant depuis la guerre d'Algérie, qu'elle y avait perdu un fils et que, depuis, elle réglait ses comptes avec l'Armée. Je ne savais pas si c'était vrai et je n'ai pas cherché à le savoir. C'était il y a vingt-cinq ans, elle a bien eu le temps de mourir depuis.

La psy avait une petite réputation, et pas seulement dans les milieux militants. Par conséquent, impossible de compter sur elle pour un certificat de complaisance. Se pointer à la caserne avec un papier signé de sa main, c'était la garantie de se retrouver en régiment disciplinaire. Pas d'ordonnance bidon en vue : si on était là, c'était pour des travaux pratiques. Comment s'y prendre pour se faire réformer pour des motifs psychiatriques ? Comment faire pour passer pour un fou aux yeux d'un professionnel ?

"La médecine et le devoir", dessin de presse paru dans The Listening Post, No. 27, 10 août 1917. Image : Bibliothèque Hartland-Molson, Musée canadien de la guerre.

La séance était collective. Nous étions tous réunis dans une même pièce, répartis entre canapés et chaises. La psy a commencé sa démonstration tout à trac, sans préliminaires ni tour de chauffe. C'était une vieille dame cassante, petite et un peu forte, avec une voix éraillée et un ton péremptoire. Ses avis et diagnostics étaient sans appel, et surtout ils étaient énoncés sans ménagement. Chacun en a pris pour son compte. C'était instructif, incontestablement utile, mais pas du tout agréable.

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Elle nous a demandé à tour de rôle de nous présenter en quelques mots, de décrire notre personnalité et nos motivations pour ne pas faire le service militaire. À partir de ce qu'on lui disait, elle partait aussitôt dans une interprétation psychologique improvisée de ce qui venait juste d'être dit. Elle détournait nos propos pour les faire apparaître sous le pire jour possible, y débusquant le complexe et la névrose, exultant quand elle flairait une piste de psychose, dressant de chacun de nous un portrait caricatural et blessant. En deux coups de pinceaux, elle faisait de nous des malades mentaux.

C'était bizarre et dérangeant de l'entendre nous balancer, chacun à son tour, des horreurs à la figure. Malgré moi, je dois bien avouer que je me reconnaissais dans cette image de moi déformée qu'elle me crachait au visage, comme on se reconnaît dans un miroir déformant. C'était moi, mais un moi fictif, monstrueux.

À l'époque, l'Armée se fichait éperdument qu'un appelé soit homosexuel. L'homosexualité n'a jamais empêché personne de tenir un fusil et de marcher au pas.

Au premier d'entre nous, elle a jeté qu'il n'était qu'un homosexuel refoulé, « un petit pédé honteux ». C'était pour ça qu'il se montrait distant avec les filles et bagarreur avec les garçons. Il se castagnait tout le temps parce qu'il n'acceptait pas d'avoir envie de coucher avec des hommes. Alors il les provoquait, il choisissait de se battre, il préférait cogner et prendre des coups plutôt que de sodomiser ou d'être sodomisé, pour mieux se persuader de son rejet de l'homme en tant qu'objet de désir, et en même temps que pour affirmer sa virilité de « vrai mâle ». Il canalisait sa violence dans la querelle plutôt que dans le sexe, parce qu'il n'acceptait pas son homosexualité. Et il était terrorisé à la perspective de se retrouver toute une année dans l'univers strictement masculin de la caserne, à dormir dans des chambrées et à prendre des douches collectives. Il ne pourrait pas donner le change jusqu'au bout, tonnait la psy, il allait péter les plombs et risquer de tuer quelqu'un.

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Je n'oublierai jamais la tête du gars en question, médusé devant la violence des propos. Tout ce discours était faux, bien sûr. Pas absolument faux non plus, mais complètement exagéré. Le gars parlait de manière un peu sèche, sans doute pour conjurer sa timidité, mais il n'avait jamais dit qu'il passait son temps en bagarre. Il avait fait allusion à sa relative indécision quant à son identité sexuelle, mais sans dire qu'il était distant avec les filles. Néanmoins, le jeu intellectuel d'extrapolation auquel jouait la psy était d'une justesse déconcertante et fascinante. L'échafaudage psychanalytique qu'elle élaborait en direct à partir des quelques phrases données comme grain à moudre, cette construction habile d'une pathologie à partir d'indices détournés, était la démonstration par l'exemple de la méthode à suivre.

Elle nous apprenait à élaborer le mensonge le plus vrai possible. Elle nous apprenait à exagérer la vérité jusqu'à lui donner la forme utile pour atteindre notre but : passer pour des fous furieux.

Tout au long de la séance, la psy nous a expliqué comment exploiter notre vie réelle – des caractéristiques et évènements authentiques que l'on n'avait nullement besoin d'inventer, puis de les enfler hors de proportion jusqu'à leur donner une nature pathologique en restant crédible aux yeux des psychiatres militaires.

Dans le cas de ce garçon encore indécis sur sa sexualité, l'astuce était de présenter cette incertitude comme une source de violence et de conflits. À l'époque, l'Armée se fichait éperdument qu'un appelé soit homosexuel. L'homosexualité n'a jamais empêché personne de tenir un fusil et de marcher au pas. Être « pédé » pouvait, bien sûr, être source de moqueries et de brimades dans un milieu militaire encore très hétéronormé. Mais ce n'était plus depuis longtemps un motif recevable pour être réformé. En revanche, si cette homosexualité entraînait une violence incontrôlable, il y avait un problème. D'un point de vue militaire, la violence se doit d'être canalisée vers le bon objectif : l'ennemi à combattre et la mission à remplir. Il ne s'agit pas que les appelés se bagarrent dans les chambrées ou sous les douches. L'Armée a besoin de soldats disciplinés, pas de castagneurs.

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Voilà un bon motif pour être réformé. Pas l'homosexualité en elle-même, mais la violence entraînée par le vécu pathologique d'une homosexualité refoulée. CQFD.

Les apparences de la folie peuvent déterminer la folie.

Quand mon tour est venu de me regarder dans le miroir déformant, je n'ai pas tellement aimé ce qu'on me mettait sous le nez. Mais la leçon m'a été utile pour parvenir à mes fins : être considéré par l'institution militaire comme suffisamment dérangé pour qu'elle m'exempte de l'obligation de « servir sous les drapeaux ».

Le numéro de la vieille dame était vraiment impressionnant. C'était une virtuose dans son genre. Mais il s'agissait maintenant de convaincre, seul, un psy qui ne serait pas complice de mon sombre dessein.

Cela impliquait une préparation rigoureuse, et de prendre compte à la fois l'objectif que je voulais atteindre et les attentes du spécialiste qu'il s'agissait de convaincre. Il fallait apparaître crédible en exhibant les symptômes de la maladie, en rentrant dans le cadre connu et attendu du savoir médical. Il fallait confirmer l'expert dans son expertise en répondant à ses attentes, en lui apportant les bons indices qu'il n'aurait plus qu'à interpréter. En bref, il fallait s'immiscer dans le raisonnement diagnostique.

Film de la série "Sémiologie psychiatrique" servant à illustrer la méthode diagnostique en psychiatrie. Source : Archives CERIMES.

Selon l'approche clinique classique, enseignée dans les facultés de médecine et mise en œuvre par les praticiens, le psychiatre démarre la première consultation en demandant au patient de se présenter. D'abord personnellement, en termes d'identité, de profession, de traits de caractère. Ensuite, il l'interroge sur les motifs de sa venue et lui demande de décrire son problème tel qu'il l'identifie afin de cerner ses attentes. Pour le psychiatre, il s'agit d'abord de faire parler le patient afin qu'il livre un maximum de matière à analyser, qu'il offre des prises à son savoir de médecin.

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Le psy n'analyse pas les propos du patient en se basant sur leur seul contenu factuel, comme la succession des évènements, la présentation des protagonistes, et l'interprétation des faits. Il va également s'attacher à la façon dont le patient formule son propos, à ses éventuelles bizarreries de langage (tics, répétitions, lapsus), aux sentiments qu'il exprime, à ce qu'il révèle de lui-même volontairement et involontairement au travers de son langage oral et corporel. La présentation compte au moins autant que le propos. Les apparences de la folie peuvent déterminer la folie.

Ensuite, il s'agit pour le psychiatre de replacer les propos du patient dans un cadre plus large, en les contextualisant. Quelle est l'attitude de l'entourage du patient vis-à-vis du problème qu'il est venu exposer ? Comment le problème du patient existe-t-il aux yeux des autres, dans la sphère intime et dans le cercle public ? Et est-ce que ce problème s'inscrit dans une chronologie ? Y a-t-il des antécédents psychiatriques personnels et/ou familiaux qu'il faut prendre en compte ?

Tout au long de ce processus d'observation et d'enquête, où le psychiatre laisse parler et questionne le patient, les indices recueillis sont comparés avec les caractéristiques des pathologies successivement envisagées comme diagnostics. La question est alors de savoir si les propos du patient sont conformes avec les symptômes et les moments classiques de la maladie.

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Au terme de ce premier entretien, le psychiatre est supposé avoir élaboré un premier diagnostic. À ce stade, il ne s'agit que d'une hypothèse qui demande à être vérifiée lors des séances suivantes. Des recherches parallèles peuvent être menées pour étayer le cas à partir de dossiers médicaux préexistants, en questionnant des proches du patient ou d'autres médecins l'ayant examiné antérieurement.

Il est très difficile de simuler des états extrêmes comme la schizophrénie. Il est plus raisonnable de viser moins haut et de se limiter à une banale névrose.

Ce déroulé méthodique m'a été présenté par une psychiatre avec qui j'ai discuté de la pertinence d'écrire un article qui explique comment mentir à un psy. Elle m'a expliqué que la question de la simulation n'était guère étudiée en psychiatrie en-dehors du cas particulier du syndrome de Münchhausen, une pathologie psychiatrique où le patient simule tous les symptômes d'une maladie afin de s'attirer la compassion de son entourage.

Mais la tromperie proprement dite, le fait que le patient veuille manipuler le psychiatre en lui mentant, n'est pas une hypothèse centrale dans la formation des psychiatres. La démarche médicale en général (et psychiatrique en particulier) est interprétative, basée sur des signes, symptômes et autres indices, qu'il s'agit d'interpréter correctement. Le souci n'est pas seulement de distinguer le vrai du faux sur le plan factuel, mais surtout de ne pas se tromper dans son interprétation. Il ne faut pas confondre un épisode de crise avec un état chronique, par exemple : un trouble temporaire peut entraîner un épisode délirant sans que cela implique que le patient soit, mettons, schizophrène.

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Pour dire les choses simplement, on peut avoir un accès de folie sans être fou à temps plein. C'est surtout contre ce risque de surdiagnostic que les psychiatres sont prévenus et formés. L'idée qu'une personne en pleine possession de ses facultés mentales cherche à se faire passer pour folle n'est pas au centre des préoccupations des praticiens.

Cette psychiatre, dont je préserve l'anonymat, m'a affirmé qu'il était très difficile de simuler des états extrêmes comme la schizophrénie. En plaisantant, elle ajoute qu'il est plus raisonnable de viser moins haut et de se limiter à une banale névrose.

Film de la série "Sémiologie psychiatrique" servant à illustrer la méthode diagnostique en psychiatrie. Source : Archives CERIMES.

En voulant me faire réformer pour motif psychiatrique, je ne jouais pas totalement la comédie : j'avais choisi d'incarner un rôle choisi, mais qui me correspondait en grande partie. Je n'étais pas fou. Mais si j'avais été fou, c'est de cette façon là que je l'aurais été.

En plus des astuces de la vieille psy parisienne, je me suis penché sur la méthode Stanislavski, une technique naturaliste de jeu d'acteur qui consiste à développer un jeu naturel en s'accordant une part d'improvisation reposant sur l'intériorisation de la psychologie du personnage. Cette méthode a été plus tard reprise et développée par Lee Strasberg, à l'Actor's Studio de New-York. Plutôt que de contrôler et jouer mécaniquement son personnage, l'acteur se demande ce que ferait le personnage dans telle ou telle situation, et substitue cette réaction à la sienne. En somme, il laisser le personnage prendre sa place, l'investir.

Puisqu'il s'agissait d'être convaincant, j'étais prêt à faire appel à toutes les ressources à ma disposition. Je n'avais cependant pas prévu que l'investissement personnel qu'impliquerait la combinaison entre les astuces de la psy et la méthode Stanislavski serait aussi énorme. Un rôle de composition peut être épuisant pour un acteur, mais une fois la représentation terminée, il rentre chez lui, retourne à sa vie et à sa personnalité de tous les jours. Moi, j'avais la perspective de me faire interner, d'être placé en observation dans un milieu clos où je serais continuellement sous l'œil du personnel médical. Le danger pour mon équilibre émotionnel était prévisible.

Alors oui, j'ai réussi mon coup. Je suis parvenu à élaborer mon propre diagnostic psychiatrique, et à le l« suggérer » au psychiatre militaire jusqu'à soit convaincu d'en être l'auteur. Et surtout, j'ai échappé aux drapeaux.

La folie est un jeu dangereux qui abolit les distances. Passé un certain seuil d'immersion, c'est un mensonge qui risque de devenir vrai. Même s'il ne s'adresse a priori qu'à quelques individus que l'on veut tromper et manipuler, il finit par ébranler celui qui y joue. J'en ai fait la cruelle expérience.

La suite de ce récit apparaît sur VICE.