Avec les Italiens qui ont encore le poulpe qui bat
Toute les photos sont de Simone Boccuzzi pour MUNCHIES Italie.

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Food

Avec les Italiens qui ont encore le poulpe qui bat

Dans le vieux port de Bari, les pêcheurs attendrissent les céphalopodes à l'ancienne – en les fouettant violemment sur le quai.
Gianvito Fanelli
Conversano, IT
Alexis Ferenczi
traduit par Alexis Ferenczi
Paris, FR

Bari est une ville plutôt atypique. Je m’explique ; lieu d’accostage pour les bateaux qui partent vers l’est, elle est inextricablement liée à la mer. Pourtant, elle n’a pas de véritable culture maritime. En gros, c’est une ville « de bord de mer » mais pas « de mer ». D’ailleurs, presque personne ne pêche au large de ses côtes et une grande partie du poisson vendu à Bari vient des communes voisines de Molfetta ou Torre a Mare – voire des eaux albanaises et croates.

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La création

Le plat de mer typique de la ville est carrément un hymne au recyclage : le ciambotto, une soupe de poisson avec vermicelles et tomates cerises, est aussi appelé « pesce fuggito » ou « pèssce fessciùte » (que l’on peut traduire par « le poisson qui s’est échappé »). Il tire son nom des restes utilisés par les pêcheurs pour le confectionner ; le bon poisson est généralement vendu au marché, il ne reste parfois que les pierres couvertes d’algue ou de lichen pour parfumer les pâtes.

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Seule exception à la règle, Nderr La’Lanz, un coin situé à 100 mètres à peine des magasins de luxe du centre-ville fréquentés en grande partie par les riches « guidos », résiste et raconte chaque jour sa propre histoire. Comme si, chaque soir, on rembobinait la K7 pour la relancer le lendemain aux premières lueurs de l’aube.

Nderr La’Lanz

Le vieux port de Bari

Porto vecchio di Bari

Peut-être que c’est la conséquence des hordes de touristes – pour la plupart étrangers – qui viennent observer la faune locale au travail. Vers 9 heures du matin, pas mal de vieux pêcheurs et quelques jeunes s’adonnent à une tradition particulièrement instagrammable ; attendrir le poulpe en le fouettant violemment sur le quai.

Les poulpes sont battus à 9 heures du matin, un sport quasi olympique

Je vous expliquerai plus tard les subtilités de cet art qui rappelle certains gestes de nobles athlètes olympiques.

Des moules sur le port de Bari

Mais allons à l’essentiel. J’ai rendez-vous avec Mario Bolivar (nom de scène), un « barese » pur jus auteur du livre Puglia a la carte, à 8 h 30 pour petit-déjeuner.

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Un banquet typique de Nderr La'Lanz

Un petit-déjeuner assez éloigné du classique café & brioche mais que l’on peut ranger dans la catégorie « fruits de mer accompagnés d’une Peroni glacée chopée au Chiringuito ».

Le Chiringuito est un bar particulièrement réputé de Bari. Il est situé dans Nderr La’Lanz même. Lors des mois les plus chauds, c’est le lieu de rencontre privilégié des jeunes bourges du coin (qui habitent pour la plupart dans les rues adjacentes) : la « Bar(i)celoneta » des Pouilles quoi. Le bar est tellement imprimé dans l’imaginaire collectif qu’on l’utilise aussi pour désigner ce coin de la ville.

En dépit de ça, son nom d’origine, Nderr La’Lanz, reste fondamentalement ancré dans le paysage. Pour ceux qui ne maîtrisent pas le dialecte local, il vient de l'expression « a terra la lancia », qui veut littéralement dire « mettre la barque à terre ». Ce qui explique le nombre de « gozzi », l'embarcation typique des pêcheurs de la région, calés par des caisses de bières Peroni ou Dreher un peu partout.

La "lancia" surélevée par une caisse de Peroni

Ici, l’assiette de moules, de seiches, de coques et de crevettes décortiquées est vendue 5 balles. Une entrée de gamme raisonnable pour ceux qui veulent s’aventurer dans le monde merveilleux des fruits de mer crus. Si vous entendez le mot tagliatelle, sachez que ce n'est pas pour désigner des pâtes mais plutôt des morceaux de seiches taillés en lamelles.

Ici, le cru, c’est sacré. Parce que, selon les locaux, les sushis ont été inventés à Bari. À Nderr La’Lanz, le cru est vraiment cru « et on mange même les cailloux » (ce qui peut expliquer, notamment dans un passé proche, la lente désertification des villes de bord de mer).

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On poursuit notre repas en évitant les moules, parce qu’elles ont déjà fait de gros dégâts parmi nos amis et nos proches. Je dis ça comme ça.

Des fruits de mer crus, j’en ai (peu) mangé dans ma vie. Mais clairement jamais à 9 heures du mat’. Après cette expérience, je peux simplement vous assurer que mon estomac est fait en acier trempé.

Après une gorgée pour se donner du courage, on commence à manger.

À gauche, ne sachant pas encore ce qui m'attend, à droite, ma première bouchée de cru

La consistance flasque des aliments associée au goût et au parfum prononcé d’eau de mer ajoute à l’expérience matinale une dimension particulièrement hardcore. On noie tout ça avec une bonne rasade de Peroni.

Des héros

La dégustation a son petit charme, notamment grâce au panorama offert par le bord de mer du port de Bari et sa Grande Roue au loin – un truc à mi-chemin entre le trash et le métropolitain (le premier prenant le pas sur le second).

La Grande Roue à la sauce de Bari

On poursuit notre repas en évitant les moules, parce qu’elles ont déjà fait de gros dégâts parmi nos amis et nos proches. Et je dis ça comme ça mais ça serait bien que vous suiviez notre exemple.

Mon nouveau pote pêcher amateur

On discute pendant une demi-heure avec un pêcheur amateur. Il est agent de sécurité et vient tous les matins avec son matériel se relaxer. Il se pose sur la rive et lance son filet.

Si vous vous baladez un matin sur le front de mer, même les jours les plus froids, vous allez toujours tomber sur un pêcheur. Aujourd’hui, ils ne sont plus très nombreux et le port s’est progressivement vidé mais la tradition résiste et il y a même quelques signes tangibles de réveil.

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Alors qu’on traîne sur le quai, on arrive enfin devant les « batteurs » de poulpes. Il n’est pas rare de trouver sur le quai des bassines dans lesquelles des céphalopodes – de taille parfois assez impressionnante – s’ébattent sans se douter une seule seconde de leur sort. Ils vont être attendris, c’est-à-dire fouettés et battus. Il y a un coin de Nderr La’Lanz qui est dédié à cette activité devenue rituelle.

Ce coin fait face au Teatro Margherita – théâtre flottant parce que la famille Petruzzelli, propriétaire du théâtre du même nom, avait posé un véto à la construction de tout autre édifice du même genre sur la terre ferme. Les gens de Bari sont ainsi faits, en bien comme en mal.

Aux alentours de 10 heures du matin, quand les pêcheurs reviennent avec leurs poulpes pêchés au harpon ou au filet, il est possible d’assister à cet étrange ballet.

Un poulpe encore en vie (mais plus pour longtemps)

1 photo = 1 euro

« A iuse d’pulpe », disent les locaux. C’est-à-dire qu’on ramollit la chair du poulpe. Crue, la bête à tentacules est bonne. Mais à peine pêchée, elle est très dure et donc compliquée à mâcher. Pour faciliter sa dégustation, il est nécessaire de l’attendrir ou, dans le jargon, de l’« arricciare ».

Ce processus se divise en quatre étapes.

Attention : si vous êtes vegan ou végétarien, ce description risque de vous faire souffrir.

La première peut durer des heures et c’est la plus cinégénique : le poulpe est attrapé par les tentacules et fouetté sur la pierre (dans ce cas précis : le quai). Durant cette phase-là, le poulpe est « énervé » et se « retire » jusqu’à s’attendrir complètement.

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La seconde phase nécessite l’utilisation d’une palette de bois. Le poulpe est alors sèchement battu. Durant cette phase, sa couleur passe d'une teinte rougeâtre à un blanc de porcelaine.

La batte en bois et des poulpes sans défense

Il faut ensuite procéder à l’élimination de l’écume qui s’est formée après les deux phases précédentes.

La dernière se déroule dans une bassine posée sur un fauteuil à bascule. Le poulpe est délicatement bercé comme s’il était un poupin. Cher ami végan, ici, même s’il est privé de vie, le poulpe est aimé et dorloté.

L'écume

La bassine et le tabouret à bascule

À la fin de ce long processus, vous pouvez enfin mordre à pleines dents dans les tentacules ou la tête du poulpe, et le manger cru avec une splendide vue sur la mer.

La ville a repris ses habitudes. Ses habitants vont bosser tandis que la journée des pêcheurs continue. Certains sont là, chaque jour (ou presque), depuis 70 ans. Comme vous avez pu le comprendre, Nderr La’Lanz est un lieu vraiment spécial. S’il est difficile d’interagir avec les autochtones sans maîtriser la langue locale, on finit toujours par se comprendre, que ce soit avec les gestes ou avec ce que nous, les gens des Pouilles, on appelle « a sensazione », le feeling.

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Si vous voulez un conseil, allez-y pour 8 h 30, profitez du panorama et faites bien attention au mois que vous choisissez pour venir. En avril, septembre et novembre, au milieu des bacs, vous trouverez des oursins. C’est à ce moment-là que vous atteindrez « lo priscio » soit en dialecte de Bari l’équivalent du nirvana.


Ce papier a été préalablement publié sur MUNCHIES Italie