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Culture

Ces voix qui font rimer clito et abricot

Entretien avec Éloïse Bouton, de « Madame Rap », sur les femmes du hip-hop.
Le logo de Madame Rap.

Madame Rap est le premier média en ligne français dédié aux artistes féminines de hip-hop. Il offre des coups de gueule et une éducation en règle aux médias mainstream qui jugent le rap uniquement sous l'angle de la misogynie (« Pourquoi je suis féministe et j'aime le rap »), propose des playlists (« Les 15 rappeuses les plus hardcore de tous les temps »), de l'actualité féministe et musicale (« La rappeuse indonésienne Yacko dénonce le harcèlement de rue ») et recense plus de 1200 rappeuses du monde entier.

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En compagnie d'Emeraldia Ayajashi, une DJ, graphiste et productrice, Éloïse Bouton, la fondatrice du site, une autrice et ex Femen, souhaite combattre les préjugés et faire découvrir des voix qui font rimer clito et abricot.

Tout en plantant les clips qui carburent aux doigts léchouillés et aux décolletés sans visage, Bouton, «biberonnée à la punchline», écrit pour différents magazines, sans jamais se la jouer hypocrite et conciliante, même si ça lui coûte ses piges chez Glamour, et vise, avec Madame Rap, à donner une place et un pouvoir d'action, enfin, aux femmes et aux personnes de la communauté LGBT+, dans un espace artistique et ouvert.

Entre un déménagement et une conversation avec un troll qui la souhaiterait hétéro/dans son lit/avec une grosse bouche que pour lui, Bouton a accepté de répondre à mes questions.

VICE : Qu'est-ce que tu écoutais comme musique, enfant? Est-ce que tes parents t'interdisaient un type de musique?

Éloïse Bouton : Mon père ne jurait que par le classique et méprisait tout le reste comme n'étant pas de la « vraie » musique. J'ai découvert la musique par Prince. À l'âge de 7 ans, je suis tombée sur le clip de Money Don't Matter 2Nite, réalisé par Spike Lee, à la télé et ça m'a hypnotisée. De là, j'ai tout acheté, tout écouté. Grâce à lui, j'ai découvert le funk, le soul, le blues, le rock, les Stones, Led Zep, Jimi Hendrix, Nina Simone, Betty Davis, Jeff Buckley, PJ Harvey, Hole, Björk, NIN, Gil Scott Heron, Me'shell Ndegeocello, Faith No More. Au collège, les riot grrrls (Sleater-Kinney, L7, Bikini Kill), le rap (Public Enemy, Wu Tang, 2Pac, A Tribe Called Quest, Mos Def…) et des rappeuses américaines (Queen Latifah, Bahamadia, MC Lyte, Lauryn Hill, Missy Elliott, Lil' Kim…) Au lycée, j'écoutais beaucoup de rock et de rap, ce qui était un peu mal perçu, car il fallait choisir son camp.

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Quel est ton premier souvenir relié au rap?

Mon grand frère qui écoutait Benny B dans sa chambre et tentait à l'imiter face à son miroir!

Qu'est-ce que tu admires chez les rappeuses?

J'admire leur liberté de parole, leur dimension politique et le fait qu'elles abordent des vrais sujets sociétaux allant de la sexualité au harcèlement de rue, en passant par l'indépendance des femmes, la précarité et les violences de genre. J'ai toujours eu un rapport très fort à l'écriture et je pense que c'est pour ça que le rap et les rappeuses m'ont touchée en premier lieu.

J'écoute les playlists et vos découvertes et je trouve ça à la fois drôle et tellement libérateur de pouvoir écouter et chanter des trucs comme « Lèche-moi le clit bébé, rentre bien ta langue/Si tu assures, j'ramène des copines et on fait un gang bang ». Le sexe comme outil de libération, tu y crois?

J'y crois dans une certaine mesure, mais je pense que c'est une idée qu'il faut nuancer. Le sexe ne libère pas toutes les femmes. Il peut représenter un outil d'émancipation pour certaines et un outil d'oppression pour d'autres. J'ai un peu de mal avec le marketing prosexe qu'on nous vend à toutes les sauces aujourd'hui en mode « baise un coup et tu seras libre » avec cynisme et sans aucun fond idéologique derrière. En tout cas, c'est évident que la sexualité des femmes reste un tabou et un terrain politique majeur à investir.

Tu as déjà été Femen. Avec Madame Rap, tu continues de dénoncer le sexisme et d'assumer une posture de militante. Est-ce un devoir pour toi, le militantisme? Qu'est-ce que ça te donne? Est-ce que tu trouves ça lourd parfois?

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Je ne sais pas si c'est un devoir, c'est plutôt une forme d'évidence. Je ne peux pas m'en empêcher, c'est plus fort que moi. Depuis que je suis petite, je suis très sensible à toute forme d'injustice et il me semble naturel de les dénoncer. Ça m'apporte surtout une cohérence intérieure et une impression d'honnêteté envers moi-même. C'est en effet très lourd parfois, car militer et exprimer publiquement son opinion quand on est une femme demeure mal perçu et expose à des violences sexistes. On nous renvoie systématiquement au fait que nous sommes incapables d'élaborer une réflexion et on nous réduit à des êtres impulsifs mus par leurs émotions.

« Ce qu'on considère objectif est le point de vue des hommes blancs hétérosexuels de plus de cinquante ans. Dès que l'on propose un point de vue différent, on est orienté et on fait mal son travail. »

C'est aussi difficile de concilier journalisme et militantisme. Dans mon travail, certaines personnes considèrent que le féminisme est une opinion, alors que c'est juste une vision du monde. Souvent, on a peur que je ne sache pas faire la part des choses, et parce que je suis féministe, que je traite des sujets de manière orientée ou partisane. Pourtant, il existe des hommes journalistes qui se revendiquent de gauche ou de droite et qui sont éditorialistes et spécialisés sur ces questions, mais ça n'a pas l'air d'être un problème dans ce cas, au contraire c'est un atout. Pour moi, l'objectivité n'existe pas. En tant que journaliste pigiste, le simple fait que je propose mes sujets est subjectif. Ce qu'on considère objectif est le point de vue des hommes blancs hétérosexuels de plus de cinquante ans. Dès que l'on propose un point de vue différent, on est orienté et on fait mal son travail. Je trouve cela très regrettable parce que l'on se prive d'une diversité d'opinions et que l'on reste engoncé dans un mode de pensée binaire où tu es objectif ou tu ne l'es pas, tu es Charlie ou tu ne l'es pas, tu es militante ou tu es journaliste.

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Qu'est-ce qui t'énerve le plus dans le féminisme?

Les clivages, les entresois, la volonté de certaines féministes de hiérarchiser les luttes et de porter une parole « universaliste » néo-colonialiste, l'absence de remise en question. Je pense que l'on est féministe de différentes manières au cours de notre vie et que nos idées évoluent avec nous.

La récupération marketing du féminisme est aussi très ambivalente. D'un côté, on ne peut que se réjouir de la démocratisation du terme et de ses combats, mais de l'autre, associer le féminisme à une forme de coolitude ou de mode est super flippant. À quand la mode de l'antiracisme et du queer?

Qu'est-ce qui t'énerve le plus dans le monde de la musique?

C'est un milieu très masculin et très blanc. Plus personne ou presque ne prend de risques et tout le monde cherche à fabriquer des produits au détriment de la qualité artistique. Où sont les labels et les managers de maisons de disques qui osent signer des artistes « en marge »? Tout est lisse et il faut souvent aller fouiner dans les labels indépendants ou les artistes autoproduits pour trouver un peu d'authenticité et de non-conformité.