Santé

La Permanence qui soigne ceux dont personne ne veut

Partout en France, il existe des centres de santé destinés aux personnes en grande précarité, sans couverture sociale, appelés Permanences d'accès aux soins de santé (PASS). Plongée dans celle de l'hôpital Saint-Louis à Paris.
un migrant sur une chaise
© P. Huguen / AFP 

Il entre dans la petite pièce aux murs jaunis en boitant, le dos voûté, la tête baissée. Il prend place douloureusement, puis finit par lever les yeux et sourit. Yusuf* est un régulier de la Permanence d’accès aux soins (PASS) de l’hôpital Saint-Louis, à Paris. Ce jeudi, il est venu consulter pour des douleurs au dos, qui accompagnent ses petites nuits au foyer. S’il est face à la psychiatre ce matin, c’est parce que les médecins sont inquiets pour sa santé mentale. Ils ont fait état des nombreuses cicatrices présentes sur son corps, stigmates des tortures dont il a été victime dans son pays d’origine, la Somalie, ravagée par le terrorisme et la crise alimentaire. Sur le certificat médical de Yusuf, document qui sera versé à son dossier pour l’Ofpra, lOffice français de protection des réfugiés et apatrides, on peut lire que le migrant présente « une déformation du bassin », « un hématome du foie non résorbé suite à des coups violents », de « très nombreuses cicatrices de brûlures de cigarettes sur les pieds, les jambes, les genoux, les cuisses, le dos, l’abdomen », « des hématomes résiduels dus à des coups au bras » mais aussi une cicatrice de 8 cm sur le sommet du crâne.

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« Il disait ne pas avoir besoin de psy mais après la constatation des traces sur tout le corps, les médecins me l’ont envoyé », explique Evelyne Vaysse, qui pointe à la PASS depuis trois ans. Celui qui a rejoint la France en août 2018 a 30 ans, mais en paraît 10 de plus. Très amaigri, le regard perdu, Yusuf ne prononcera pas plus de cinq mots lors de la consultation, qui durera une vingtaine de minutes. « Il est comme anesthésié, dans l’incapacité de communiquer pleinement son vécu et les souffrances endurées, observe la psy. Sa mémoire est très perturbée. Il reste quasi mutique sur les événements traumatiques de son passé. Il a un comportement de retrait, une méfiance, un détachement émotionnel ».

« Je me mets à la portée des gens. On ne peut pas soigner un patient s’il n’a pas confiance en vous, s’il ne sent pas que vous comprenez dans quelle situation administrative précaire et stressante il vit » – Evelyne Vaysse

Si les migrants évoquent peu ou difficilement leur parcours, leurs corps parlent pour eux. Marqués dans leur chair, encombrés par leurs craintes, ils traînent avec eux d’importants troubles et un stress post-traumatique. « C’est le syndrome de la répétition du traumatisme. La rencontre avec la mort les poursuit en France, ça ne s’efface pas, ça ressurgit tout le temps. La nuit, ça revient sous forme de cauchemar », analyse Evelyne Vaysse. C’est là que la psy intervient. « Il faut de l’écoute et un travail au long cours pour les soigner, précise-t-elle. J’en vois une dizaine par matinée, chaque jeudi. Il s’agit majoritairement d’exilés, de demandeurs d’asile, de sans-papiers, souvent sans domicile. Ils sont adressés par les urgences, les associations ou le plus souvent par le bouche-à-oreille ». La majorité sont sans-papiers, éligibles à l’Aide médicale d’Etat (AME) ou la Couverture médicale universelle (CMU) mais ne réclament pas leurs droits, souvent car ils ne savent même pas que ces dispositifs existent ou ne comprennent pas les rouages de l’administration française.

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La psychiatre reçoit ces récits d’horreur seule. Sur son bureau, s’empilent les dossiers. À proximité, un fixe et un ordinateur, éteint. « Rien ne vaut le regard et l’échange direct ». Blouse blanche et visage fermé, Evelyne Vaysse est concentrée, attentive à ce qu’on lui dit et devine ce qu’on ne lui dit pas. Parfois assistée d’un traducteur d’Inter-service Migrants Interprétariat, « très utile », elle interroge sur les antécédents, les conditions de vie, les galères administratives, explique et répète durant de longues minutes comment prendre les médicaments et les obtenir gratuitement auprès de la pharmacie. Car une prescription n’est qu’un bout de papier, si le patient ne sait pas l’utiliser, elle ne sert à rien. Il lui arrive aussi de faire le lien entre le patient et ses nombreux interlocuteurs médicaux et administratifs, passer des coups de fil, caler un rendez-vous avec une association d’aide aux migrants. Mais ne lui dites surtout pas qu’elle fait du social. « Je me mets à la portée des gens. On ne peut pas soigner un patient s’il n’a pas confiance en vous, s’il ne sent pas que vous comprenez dans quelle situation administrative précaire et stressante il vit. La thérapeutique se joue au travers de la relation. S’intéresser à tout ce qui concerne la personne, c’est le domaine même de la psychiatrie »

Le ministère de la Santé recense environ 400 PASS implantées dans les établissements de santé à travers la France. Elles ne sont pas toutes équipées de consultations médicales, dites « dédiées », c'est-à-dire qu'elles sont pas équipées d'un personnel médical dédié. Le dispositif permet d’accueillir gratuitement et de manière inconditionnelle toute personne sans couverture médicale, de la soigner, de l’accompagner dans l’ouverture de ses droits. Souvent méconnue ou assimilée aux migrants, la PASS est un outil issu du volet santé de la loi contre les exclusions du 29 juillet 1998.

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« Les patients ne vivent pas dans le présent parce qu’ils sont happés par la violence du passé » – Evelyne Vaysse

La consultation Verlaine – autre nom de la PASS de Saint-Louis – est ouverte 5 jours sur 7. Elle réunit dans un même lieu professionnels de santé, du social et administratifs. Ici, les patients sont reçus par les infirmières qui les envoient vers les médecins et parfois vers les deux psychiatres, qui viennent consulter chacun une ou deux demi-journées par semaine. C’est avant tout un travail en équipe et une coordination approfondie.

Le travail en équipe, Evelyne Vaysse connaît. Elle a travaillé à la PASS de l’hôpital Avicenne de Bobigny pendant dix ans jusqu’en septembre dernier où elle consultait en binôme avec le médecin généraliste Jean-Paul Geeraert, bien que les deux disciplines soient habituellement séparées. « Cela fonctionnait bien. C’était même mieux : être deux permet de partager la charge des récits douloureux… »

Pas besoin d’aller bien loin pour être témoin des fracas du monde. Derrière le mutisme de Yusuf, se cachent un passé martyrisant, les morsures de l’exil et les difficultés à vivre en espérant un hypothétique statut de réfugié. « Ce sont des patients qui subissent plusieurs violences, la violence qui les a fait quitter leur pays natal, leur famille, leur statut social, puis la brutalité de la route de l’exil, enfin les souffrances quotidiennes sur le territoire d’arrivée, décrit Evelyne Vaysse. Les patients ne vivent pas dans le présent parce qu’ils sont happés par la violence du passé. Certains d’entre eux présentent les symptômes de la dépression : perte d’énergie, perte de sommeil, pensées suicidaires car les images de la violence reviennent en permanence. »

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Patient suivant : Kamal*, un Afghan de 28 ans, à moitié endormi. Il vient à la PASS une fois par mois. « Psychotrauma encore très actif avec dépression importante », annonce la thérapeute en préambule. Le jeune homme, à la veste d’un gris usé et au jogging trop grand, s’assoit, les yeux rougis. Il se ronge les ongles. Il semble irritable, presque colérique. « Ça fait partie du psychotrauma », précise Evelyne Vaysse, tout en composant le numéro d’Inter-service Migrants Interprétariat, car l’homme ne comprend pas le français. Après avoir demandé une traduction en pachto, la conversation s’engage donc en direct entre l’interprète, le patient et la psychiatre via le haut-parleur du téléphone, une conversation comme une partie de ping-pong à 3 : la psy pose les questions, l’interprète fait le relais, Kamal répond (quand il peut). Et ainsi de suite. « Il n’arrive pas à comprendre ce que je lui dis alors que je lui dis des choses très simples. J’ai l’impression qu’il n’arrive pas à se concentrer », s’impatiente le traducteur. Le migrant se tient la tête entre les mains, recroquevillé sur lui-même, il est ailleurs.

« Comment va le sommeil ? », demande Evelyne Vaysse. « Le sommeil va mieux. Pas le reste ». Et le reste, c’est tout. Pas de toit, pas d’argent, pas de papiers. « J’en ai marre de la vie. Je veux en finir, vraiment. Je ne sais pas quoi faire. Je cours par ci, par là, ça ne mène à rien. J’ai l’impression de ne pas être normal. Je ne sais pas ce que je fais, où je vais, où je marche, raconte Kamal. Parfois, la journée, j’entre dans un magasin sans aucune raison. Je n’ai pas d’argent, je sais que je ne peux rien m’acheter. J’erre toute la journée sans but. Je ne suis pas normal. Je voudrais un médicament pour redevenir normal ou pour en finir définitivement ». La psy rapporte : « Il a vu son oncle se faire assassiné par les Talibans, en Afghanistan. Egorgé sous ses yeux. Il revoit la scène traumatique sans arrêt ». Evelyne Vaysse lui a prescrit des neuroleptiques à faible dose, « cela permettra de réduire les réminiscences, les hallucinations et les cauchemars ». Il squatte dans les gares « alors qu’il prend un traitement », soupire Evelyne Vaysse. Cette dernière insiste : « Tant qu’il ne sera pas stabilisé sur le plan administratif, il aura des difficultés à se sentir mieux ».

*Le prénom a été modifié

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