Les 300 procès de Jean-Pierre Berthet

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Interviews

Les 300 procès de Jean-Pierre Berthet

Le chroniqueur judiciaire revient sur les procès de Mesrine, Papon et Action Directe – et sur son embrouille avec Bernard Tapie.

Jean-Pierre Berthet présente le journal de TF1 au moment des fêtes, en 1972. Toutes les photos sont publiées avec son aimable autorisation

Avec 35 ans de carrière télévisée, Jean-Pierre Berthet est une figure du journalisme judiciaire et de son âge d'or aux débuts des années 1980. Après cinq ans de radio à Europe 1, il arrive à l'ORTF en 1970, à une époque où la chronique judiciaire est à l'agonie, asphyxiée par la censure et où le fait divers est perçu comme subversif. Cette même année, il couvre son premier procès avec toute la retenue et le tact que le contexte de l'époque lui impose.

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Par la suite, il sera présentateur et grand reporter pour TF1 avant de revenir au début des années 1980 à la chronique judiciaire quand la chape de plomb giscardienne s'estompe avec l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. L'image fait alors son retour dans les tribunaux, coïncidant avec l'âge d'or de la chronique judiciaire, une époque ou selon lui, « tout le monde s'est mis à parler ». Avocats, témoins, victimes – tous deviennent des éléments de cette petite révolution qui marque une rupture dans les rapports entre journalistes et magistrats, deux mondes qui ne se côtoyaient pas jusque là.

Dans les années 2000, l'état de grâce s'estompe et pour Jean-Pierre Berthet, le coup d'arrêt tombe lors du procès Outreau en 2005. Forcé de traiter cette erreur judiciaire à minima, il réalise que la chronique judiciaire tel qu'il la concevait vient de rendre son dernier souffle. Le temps d'un entretien, il a accepté de faire le tri dans ses souvenirs pour nous parler de Jacques Mesrine, Maurice Papon, Robert Badinter et des autres procès emblématiques qu'il a pu suivre tout au long de sa carrière.

Le journaliste avec son équipe à un procès en septembre 1989, au tribunal correctionnel de Bordeaux

VICE : Quel est le premier procès que vous avez suivi ?
Jean-Pierre Berthet : C'était pendant l'automne 1970. Ce procès a eu lieu a Soissons et a fait office de lutte des classes. Sophie Duguet, la petite fille d'un riche propriétaire terrien de l'Aisne, avait été enlevée par sa domestique et son petit ami. Ils avaient demandé une rançon, mais c'était clairement des pieds nickelés. Ils ont été arrêtés rapidement et n'avaient jamais envisagé de faire mal à la petite.

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Le procès a duré trois soirs, j'ai fait des directs à 13h et à 20h et je me suis moi-même surpris. Je me suis plongé dedans, même si j'avais le trac parce que c'était une première. Sur mon bureau, j'ai retrouvé une lettre de Jacqueline Baudrier– la directrice de 24h sur la 2 – qui me félicitait pour mon tact et ma retenue. En réalité, j'avais été prudent parce qu'on était surveillé à l'ORTF. Politiquement, c'était une époque de censure extrême, et le fait divers n'y échappait pas.

Vous dites que vous arrivez dans une branche du journalisme qui est mal en point en 1970. Pour quelles raisons ?
Pour des raisons de défiance éditoriale. À l'époque, les directions et rédactions de l'ORTF considéraient le fait de société traité par le procès, par l'analyse, comme étant subversif et susceptible d'agiter des idées considérés comme corrosives. Je me souviens d'un rédacteur en chef qui mâchonnait sa pipe, à 24h sur la 2. Quand on lui amenait en projection un reportage ou un tournage sur un fait divers un peu sensible, il regardait, se retournait et disait : « Oui coco, mais où est la leçon ? » C'était mortel comme question, impossible de répondre – la leçon de quoi ? Et il ajoutait : « Mais t'as bien fait d'y aller, d'ailleurs on le garde, on va continuer à travailler. » C'était un enterrement de première classe, personne ne se faisait d'illusion. Ils étaient à cran sur le fait divers sensible et le fait de société. Ils n'étaient pas du tout tentés de voir la chronique judiciaire se réinstaller, mais elle a fini par s'imposer au moment où les radios et la presse écrite y revenaient.

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Octobre 1976. Interview d'un condamné à mort dans la prison texane de Huntsville pour un reportage

Quels sont les premiers procès qui vous ont marqué ?
Mon tout premier procès m'a beaucoup marqué. Quand j'ai débuté en tant que chroniqueur judiciaire en 1983, j'ai surtout le souvenir d'une époque foisonnante – celle du firmament de la chronique judiciaire à la télévision. Il y avait encore une partie éditoriale, mais elle avait été réduite par rapport à l'image et les témoignages. C'est toute la saga des procès de Omar Raddad, de l'affaire du petit Gregory, les procès de Bernard Tapie, et du haut fonctionnaire collaborateur Maurice Papon, ancien ministre de De Gaulle. C'est quelque chose qu'on ne peut pas imaginer aujourd'hui. L'affaire Omar a nécessité 12 soirs de compte rendus ininterrompus sur le mystère de la cave dans laquelle s'était introduit ou pas l'accusé pour assassiner Madame Marchal, la riche héritière des bougies Marchal sur la Côte d'Azur. C'était passionnant.

Vous dites aussi que votre passion pour le judiciaire est vraiment scellée en 1977 par le procès de Patrick Henry, défendu par Robert Badinter. Qu'est ce qui vous a marqué dans ce procès ?
Effectivement, c'était le plus marquant sur le plan de l'intensité dramatique. On assistait à ce procès en se disant que l'homme qu'on allait voir avait toutes les chances d'être guillotiné. Il était allé jusqu'à se mettre en avant devant les caméras des reporters en réclamant lui-même la peine de mort pour l'horrible assassin, alors que c'était lui.

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De plus, il y avait une ambiance presque moyenâgeuse à Troyes avec une foule haineuse, accrochée aux grilles et réclamant la mort de l'accusé. Après le verdict, ils ont cassé les vitrines des commerçants dans la ville quand il savait que tel ou untel avaient été jurés. Ce procès, c'est aussi la plaidoirie mythique de Robert Badinter qui arrache Patrick Henry à la guillotine avec la bave au lèvres. Je revois encore l'écume de ce brillant orateur, tant il était engagé dans sa plaidoirie.

Caricature de Jean-Pierre Berthet dans Charlie Hebdo au cours du procès PPDA/Botton

En 1977, vous assistez aussi au procès de Jacques Mesrine, quelle impression vous a-t-il laissée ?
Il y avait un côté charmeur et séducteur chez ce tueur – qui n'en était pas tellement un, d'ailleurs. Certes, il avait tué deux gardes forestiers au Canada et enlevé un magistrat à Paris. Mais ce n'était pas un Guy Georges, il ne tuait pas des jeunes femmes par sadisme et perversité sexuelle. C'était un tueur de tradition, en quelque sorte. Quand il entré dans le box, j'ai vu qu'il jaugeait les bancs de la presse judiciaire. Son regard s'est arrêté sur moi, et il m'a fait un petit signe. Je m'étais senti un peu embêté et gêné.

J'ai aussi une anecdote à son sujet : j'avais fait une émission sur les quartiers de haute sécurité pour un magazine de TF1 à l'époque. Le jour de sa diffusion, alors qu'il était en cavale, il est venu déposer une cassette rue Cognaq-Jay, dans laquelle il s'adressait à moi. Il y disait qu'il savait pour l'émission de ce soir et qu'il voulait que j'en profite pour dénoncer le caractère inhumain de ces quartiers de haute sécurité et leurs conséquences désastreuses. Cette cassette est passée de main en main dans la direction et elle a disparu. Je ne l'ai jamais revue, on était encore dans l'escamotage politique et la censure. Le documentaire est passé, mais pas la cassette de Mesrine.

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En 1988, au procès des membres d' Action Directe, vous avez été menacé par l'un d'entre eux. Vous pouvez revenir là-dessus ?
Ce n'est pas tant cette histoire de menace qui m'a le plus gêné. C'est surtout le fait que ce soit un magistrat du parquet anti-terroriste de l'époque, un certain monsieur Marsault devenu homme politique, qui m'a manipulé. À une suspension d'audience, il m'a pris par la manche et m'a dit : « Berthet, je dois vous avertir. Dans les coulisses, les gardes ont entendu qu'ils voulaient vous faire la peau. » Ce qui m'a troublé, c'est que le procès s'est déroulé normalement ensuite, et que ça n'a du tout infléchi ma façon de travailler. J'ai eu le sentiment que c'était ce magistrat – lequel avait la réputation d'être un shérif du palais de justice – qui faisait de l'agitation autour du procès parce qu'il y avait des enjeux, qu'il était dans une politique de démonstration de la dangerosité de ces individus et qu'il voulait obtenir certaines réquisitions et certaines peines.

Un autre procès vous a beaucoup marqué, celui de Papon en 1997. Pourquoi ? Parce qu'il renvoie à une période douloureuse ?
Oui, on avait l'impression de revivre l'Histoire. Les rescapés, leurs familles, les gens qui ont raconté les camps de la mort et les résistants – c'était toute la collaboration et toute cette époque d'occupation allemande qui défilait devant le tribunal. C'était quelque chose d'inimaginable avec ce haut fonctionnaire, dignitaire du gaullisme. Ce qui était fou, puisque De Gaulle était quand même le sauveur – la libération, c'est lui ! Ça faisait apparaître ses faiblesses. Pour des raisons de reconstruction politique, notamment de démarquage vis a vis des communistes, il a passé l'éponge parce qu'il ne pouvait pas être dupe sur le passé collaborationniste et pétainiste de Papon. Il en a quand même fait un préfet de police, puis un ministre du budget. Et même si tout homme a le droit de se défendre, Papon le faisait avec une froideur et un cynisme stupéfiant vis-à-vis des victimes qui défilaient devant lui.

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Pour lui et pour son avocat Jean Marc Varrault qui était très engagé politiquement à droite aussi, voire ultra-droite comme Papon, ce procès était un combat politique de plus contre ses adversaires résistants, déportés, juifs. L'ennemi à éradiquer était toujours la, et défilait dans le box.

On en vient ensuite à l'Affaire d'Outreau en 2005, vous dites que c'est l'un de ceux qui vous a le plus marqué par la souffrance humaine qu'il a provoqué.
Dès la première audience, j'ai été frappé et je n'ai pas été le seul à me dire qu'ils n'avaient pas la tête de l'emploi. A priori, c'est tout à fait condamnable – mais pour moi, le chauffeur de taxi, l'infirmière et l'huissier n'avaient pas pu se comporter comme des pédophiles, ce n'était pas possible. À la première suspension d'audience, je me souviens avoir vu la femme de l'huissier totalement à l'écart, les yeux mouillés, pleurant doucement dans son coin. Je me suis dit que c'était l'image d'une souffrance indicible, celle d'être accusé d'une sexualité débridée sur les enfants tout en étant innocent.

J'étais très informé sur le procès, grâce à un magistrat de la cour d'appel de Douai que j'avais croisé à l'école de la magistrature. Il m'avait dit que le dossier ne sentait pas bon, qu'il était mal foutu et qu'il allait exploser à l'audience. J'avais prévenu TF1 d'ailleurs. Mais on arrive alors aux années 2000 et c'est la fin de l'euphorie. Il y a eu couverture de la première audience, et le lendemain matin, j'étais encore sur place. On me rapporte alors ce que Patrick Poivre D'Arvor, avait dit à la conférence de la veille, que c'était très bien, mais qu'on s'arrêterait là et qu'on verrait plus tard s'il faudrait y revenir ou pas. C'était le traitement à minima, qui est celui d'aujourd'hui. C'est là que je vois la cassure, parce que je me suis dit si on décroche tout de suite pour une affaire comme celle-ci – avec le sceptre d'une erreur judiciaire monumentale qui apparaît des le premier jour –, c'est que la chronique judiciaire telle que je la concevais est morte. J'en ai éprouvé une grande lassitude et un grand désenchantement.

À quoi est dû ce changement, selon vous ?
C'est dû aux chaînes dédiées à l'information qui ont imprimé un rythme ( I-Télé, LCI, BFM) suivi par les généralistes. Dès le premier soir, quand vous avez un gros fait divers criminel, ces chaînes traitent tout, à chaud. Ils ont les premières images même si il n'y a rien à montrer, ils envoient un ou deux reporters sur place qui n'ont rien à dire, mais qui le diront quand même. Ça tue l'analyse, les perspectives de procédures, d'enquête, etc. La deuxième chose, c'est l'accélération du traitement de l'information. On le voit bien maintenant, les sujets sont extrêmement courts, si bien que la partie analytique du compte rendu d'audience est apparue pour les rédacteurs en chef comme ralentissant le rythme du journal. Le rythme de ces chaînes est aux antipodes du rythme de la justice qui est particulièrement lent. La justice prend le temps, la télévision n'a plus le temps.

Vous parlez des hommes d'affaires dans les années 1990 qui essayent de manipuler, par exemple un homme comme Tapie qui était très médiatisé, est ce que ça change la manière dont la presse suit le procès ?
J'ai été obligé de me battre contre lui pour le fameux procès du match truqué entre l'OM et Valenciennes, je crois que c'était en 1993. À ce moment-là, Bernard Tapie est sacrément introduit à TF1, il fait partie de l'équipe historique qui avait plaidé la cause de la chaîne quand il y a eu la privatisation, aux côtés de Francis Bouygues, le père de Martin, d'Étienne Mougeotte, de Patrick Le Lay – il avait ses entrées. Et quand arrive son procès, il tente de faire pression puisque il dit à la direction de TF1 : « Ah c'est Berthet qui va couvrir, formidable ce gars la, ça c'est un homme de droit, j'en ai marre des petits fait diversiers véreux ! »

Quand arrive le procès, il essaie de m'approcher. J'ai toujours refusé de le voir. C'est un point sur lequel j'insiste, j'ai beaucoup plus été visé par les hommes d'influence que par les terroristes.

Comment s'est passée l'audience ?
J'ai fait mon premier compte rendu à 13h : il ne s'était rien passé, c'était la mise en place du procès, Je le dis, et j'ajoute que Bernard Tapie en a profité pour faire quelques bons mots, qu'il est d'humeur badine. Ça ne lui a pas plu, il a voulu me joindre, je n'ai pas répondu, et il est revenu à l'audience. On était au fond de la salle, le procès n'était pas encore commencé, mais tout le monde était là. Il rentre, il était libre, il vient vers moi et il me fait : « Berthet, scandaleux votre papier à midi », et là j'ai fait quelque chose dont je m'étonne encore moi-même. J'ai élevé la voix, du coup l'audience s'est suspendue, et j'ai dit : « Monsieur Tapie, vous venez d'opérer sur moi une tentative d'intimidation, je vous demande de rester à votre place, vous êtes prévenu. Moi je suis journaliste, et je vous interdis de recommencer ça. » Ça a jeté un froid extraordinaire dans l'audience. Mais en même temps, tout le monde a compris ce qui se passait, il y a eu des journalistes qui sont venus me féliciter après en me disant que j'avais bien fait de lui répondre. Après ça, il m'a foutu une paix royale. J'ai toujours eu cette hygiène de vie professionnelle au procès qui fait que je m'en suis toujours bien sorti : pas de copinage approprié, pas de tape sur l'épaule. J'ai toujours eu une rigueur qui m'a valu une réputation de « type un peu raide. »