Ce que l’on voit lorsqu’on fait l’armée en 2016
L'auteur, toutes lunettes dehors, avec son escouade. Toutes les photos sont de M. Berthon.

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reportage

Ce que l’on voit lorsqu’on fait l’armée en 2016

Ne pas sortir sans son flingue, ne pas répondre, ne pas penser : j'ai aimé mes trois semaines de service militaire à Saint-Cyr.

Il est 5 heures 30 du matin et je viens de me réveiller. À présent, je me trouve en position debout, en treillis vert bouteille, les cheveux rasés, tout comme ma barbe, en train de me regarder dans le miroir des sanitaires de la caserne de Saint-Cyr. Mes collègues sont indifférents face à cet état de fait. Pas moi. De mon côté, je trouve intéressant que mon identité physique puisse être si facilement supprimée, au profit de celle du quatrième bataillon de l'école. C'est à celui-ci que j'appartiens désormais. Désormais, je me réveillerai chaque jour à 5 h 30. Désormais, je suis dans l'Armée.

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Il est difficile de dire précisément pourquoi j'ai un jour souhaité un jour franchir le pas du CIRFA, le Centre d'information et de recrutement des forces armées de ma ville de province. Peut-être afin de remercier un État français qui a payé les bourses qui m'ont plus tard permis de devenir ingénieur. Ou je ne sais pas, me soumettre à mon devoir militaire, tout comme mon père. Toujours est-il que j'avais décidé de m'engager en tant que réserviste, juste pour voir où tout cela me mènerait.

Alors que le nombre de postulants était en baisse au début des années 2010, les candidatures pour entrer de quelque manière que ce soit ont afflué depuis les tragiques événements de 2015. Sur les 160 000 candidatures de l'année passée, seules 35 000 personnes ont néanmoins été déclarées aptes. Et seulement moins de la moitié rejoindront l'Armée de terre, à laquelle j'ai postulé.

Au CIRFA, je savais que de nombreuses questions sur la nature et la profondeur de mes motivations allaient être sondées. L'objectif avoué, d'après ce que m'en ont dit les soldats présents, était de « savoir si c'était vraiment dans l'Armée » que je souhaitais candidater. Oui, c'était bien là. Je souhaitais effectuer une formation afin de devenir « officier de réserve ». J'ai noté que la voie dite de l'état-major était également envisageable vu mon niveau d'études, mais je souhaitais voir du terrain avant.

Suite à ces premiers entretiens, je fus convoqué pour une batterie de tests physiques et psychotechniques dans l'un des cinq Groupes de recrutement et de sélection de l'armée (GRSA). Dans l'armée, les acronymes en tous genres sont une réalité. De fait, j'ai compris qu'il était obligatoire que je sache rapidement ce que signifiaient les termes CIRFA, GRS, CSO, et plus tard FAMAS ou GBC.

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J'ai préparé lesdits tests physiques en suivant les recommandations d'une vidéo YouTube pour le moins galvanisante intitulée « L'Armée de Terre… Le parcours sportif » uploadée par le compte de l'Armée de Terre, dans laquelle on voit un jeune homme relativement maigre réaliser des tractions tout en poursuivant une discussion sensée avec son interlocuteur. Facile cet homme, me dis-je. Il n'empêche que dans la vraie vie, les tractions furent pour moi l'objet de nombre d'entraînements douloureux, réalisés avec une barre de traction qui me servit pendant plusieurs semaines, au grand dam de mon colocataire.

Sur place, je fus regroupé avec une trentaine de personnes. Ensemble, nous devions passer trois jours et deux nuits de tests et d'interrogations divers et variés. L'ambiance était relativement conviviale, mais dans le même temps, elle me rappelait l'embarras commun mutuel et un peu triste que d'aucuns ont rencontré lors de leur JAPD. Avec moi concourraient un certain nombre de ce que je qualifierais sans démagogie d'exclus de la société française – notamment en termes de diplômes et d'expériences professionnelles – et je vis ces derniers cracher leurs poumons afin d'intégrer l'Armée. D'après mes interactions avec eux, je compris vite que ces jeunes personnes considéraient l'Armée de Terre comme une seconde famille et la possible promesse de jours meilleurs.

Ma curiosité éveillée, j'écoutais avec intérêt plusieurs de ces candidats me narrer leur vie personnelle. Celle-ci était souvent faite de déboires familiaux, individuels et professionnels. Il était intéressant de considérer leur regard sur l'Armée et leur espoir de l'intégrer afin, somme toute, de s'intégrer à la société elle-même. Cette attente était à l'opposé de celle de mes proches et amis, lesquels considèrent avec mépris, voire avec une certaine agressivité, l'Armée.

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J'ai eu droit à cette réflexion pleine de bon sens : « Baissez votre caleçon. C'est bon, vous avez bien deux testicules. »

Parmi les tests auxquels nous étions contraints de nous soumettre, certains étaient plus ou moins humiliants. Des choses comme uriner dans un gobelet et participer à divers tests oculaires et auditifs constituaient la partie sympathique, celle où l'on n'a que peu de choses à faire. Devant mon incapacité à voir en 3 dimensions – j'ai un problème de vision stéréoscopique –, l'ophtalmo en chef me regarda droit dans les yeux. L'air morose, il plaça sa main sur mon épaule et me dit : « Jeune homme, vous ne serez jamais parachutiste. » Tristesse. L'entretien médical s'est clôturé sur un test sur podobaroscope, et j'ai eu droit, comme les autres, à cette réflexion pleine de bon sens : « Baissez votre caleçon. […] C'est bon, vous avez bien deux testicules. »

À l'issue de ces tests, j'ai passé un entretien long de plus de deux heures avec un psychologue assermenté. Celui-ci m'a résumé de manière assez grossière ma personnalité et les compétences qu'il avait vues en moi d'après les tests. Je puis ainsi rentrer chez moi en attendant les résultats et donc, l'appel du CIRFA. Le responsable de recrutement m'annonça mes résultats, clair et sans détour, à la suite d'une petite remarque qui allait me rester en tête. « Cinq tractions seulement ? M. Genty, ce n'est pas avec ça qu'on va gagner la guerre. » Il avait raison. C'était peu.

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Néanmoins, d'après ses dires peu importe si ma force athlétique n'avait pas explosé tous les records. Les tests psychologiques n'avaient rien décelé d'anormal, et j'étais donc apte à poursuivre. Au final, je ne saurai rien de ces résultats, ces derniers n'étant pas communiqués aux aspirants. Mais j'avais officiellement passé la première étape. Il ne me restait donc plus qu'à me préparer afin d'effectuer ma PMS, ou Préparation militaire supérieure, d'une durée de trois semaines. Là, c'était le vrai truc.

Pour me libérer l'espace de trois semaines, j'ai été contraint de trouver une excuse à peu près honnête à donner à mes employeurs. Je leur ai donc expliqué que je n'avais « pas le droit de rester insensible devant les attentats du 13 novembre », et ce mensonge, quoique gros, est passé. Je quittais donc momentanément un univers bureaucratique afin d'en rejoindre un autre, fait de boue, de treillis camouflage et de nuits à la belle étoile. Pendant vingt jours. Soit.

Billets de train récupérés, je fis mon paquetage personnel en remarquant que je ne devais rien ramener, si ce n'est des sous-vêtements. Pendant ces trois semaines, j'allais être nourri et logé aux frais de la princesse, c'est-à-dire plus prosaïquement, par le contribuable français.

D'après les divers retours que j'avais eus, j'avais noté que la PMS de février, à Saint-Cyr, était la plus redoutée de toutes. C'est celle que j'avais choisie.

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Le camp de Saint-Cyr Coëtquidan abrite différentes écoles, dont l'ESM, l'École spéciale militaire de Saint-Cyr. Pour m'y rendre, une fois arrivé à Nantes, je pris le bus de l'école afin de rejoindre la ville de Guer, où se tenait le camp. Je suis arrivé de nuit. Mes futurs collègues et camarades avaient tous devancé l'appel du coiffeur, me laissant bien seul avec ma tignasse de cheveux mi-longs. En secret, je conservais le doux espoir de pouvoir y échapper. Peine perdue ; dès le lendemain matin, un soldat s'apprêtait à me tondre les tifs, sans remords.

On s'habitue vite à se réveiller à l'aube. Au bout de la quatrième journée, on nous distribuait déjà le fusil réglementaire, ou FAMAS. Comme dans tous les films de guerre, j'appris ainsi à le démonter, le nettoyer, le remonter, et tout ceci en un temps record. On m'apprit qu'il faudrait désormais que je trimballe cette carcasse de métal partout. En allant prendre ma douche, en m'allongeant pour me reposer ou même, à l'heure où je devais me précipiter au lieu d'aisance, toujours, je devais garder mon fusil à portée de main.

Chaque pièce de celui-ci – il y en a 18 – je devais pouvoir la nommer et savoir quoi en faire. Et comme mes camarades, je devais savoir remonter le FAMAS de tête. Les manipulations réglementaires, nommées ISTC, devaient également être retenues sur le bout des doigts si jamais l'un de nous, pauvres bleus, espérait avoir le droit d'aller au stand de tir, et ainsi déverser quelques cartouches, communément appelées « bastos », sur des cibles prévues à cet effet. Cet épisode ultérieur me donna par ailleurs la joie d'obtenir un certificat de tir, m'offrant ainsi un nouveau diplôme.

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J'ai été surpris de comprendre que, même en 2016, le fantassin équipé de son arme de combat représentait toujours le cliché du soldat de base. L'univers de la guerre d'aujourd'hui tel que je me l'étais représenté avec mon cerveau d'ingénieur, un truc fait de drones et de robots à la Boston Dynamics, était tout sauf réel.

Les concepts de diversité et d'étonnement ne figurent pas parmi les prérogatives de l'Armée. Chaque jour ressemble au précédent, et l'on sait qu'il ressemblera au suivant. Il s'agit avant tout de faire son lit en batterie et de cirer ses Rangers, d'aller déjeuner, d'aller dîner, et de dormir. Au milieu de ça, nous écoutions des conférences sur le devoir du soldat, nous participions à des formations en radio et l'on nous soumettait au visionnage de documentaires sur les mines antipersonnel. Dans ces derniers, chaque photographie de mine était accompagnée d'une photo d'un pauvre bougre qui venait de marcher dessus. Celui-ci était gravement amoché.

Les blagues grivoises fleurissaient. Les jeunes gens en treillis autour de moi ont ainsi baptisé un chef d'entreprise d'une dizaine d'employés du surnom d'« engagé sac à main », pour la bonne et simple raison que le pauvre entrepreneur portait son FAMAS à la manière d'un sac à main. Mais ce n'était pas dur non plus. Il régnait en effet un esprit de camaraderie bon enfant. J'ai remarqué que l'origine sociale des apprentis soldats, de même que le type de diplôme qu'ils avaient acquis ou leur profession, n'était jamais mise en avant. Un nombre important de fils et filles de bonnes familles était présent, et ces derniers se mêlaient sans mal aux anciens mauvais élèves. Ici, leur statut n'importait plus. L'énarque, le normalien ou le juriste était ainsi tenu de faire leurs pompes comme tout le monde et de se conformer à la rigueur militaire.

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Comme l'Armée constitue en soi l'aveu de faiblesse de la diplomatie, j'avais imaginé ne rencontrer que des personnalités rugueuses. Peu ouvertes. « De droite », disons. Bien que les récentes évolutions de la vie civile ne les intéressassent que peu, j'ai en fait rencontré des personnes fort intéressantes. Souvent de droite certes, mais qui connaissaient indubitablement l'histoire de France. J'ai ainsi eu la joie de me faire surnommer Robert Brasillach tant mes lunettes leur rappelaient le célèbre collaborationniste français de la Seconde Guerre mondiale, dûment exécuté au moment de l'Épuration.

Les avis politiques étaient en effet clairement à droite. Ce fait, couplé à la passion des apprentis soldats pour la guerre et notamment pour la Seconde Guerre mondiale, peut expliquer leurs questionnements récurrents sur plusieurs sujets. Notamment celui de ce qu'ils nommaient la « responsabilité de l'officier ». Que faillait-il faire devant l'armée allemande ? Suivre les ordres du Maréchal, héros de 14-18 et donc, collaborer au gouvernement de Vichy ? Ou bien refuser la soumission et suivre les ordres du Général de Gaulle ? Cette question était la source de nombre d'interrogations. J'ai noté un nombre incalculable de réponses, parmi lesquelles: « Moi, je serai parti baïonnette au canon pour défendre mon honneur », « Il vaut mourir debout que vivre assis » ou encore « La déchéance ne fait pas partie de mes aspirations. »

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Je suis objectivement nul en ingénierie sociale. Du genre à ne pas être en mesure de comprendre ni d'appréhender certaines normes de la société. À l'Armée, je me retrouvai bizarrement comme un poisson dans l'eau. Il me suffisait de hurler, « Oui mon capitaine », « Non, mon capitaine », « Mes respects mon capitaine ». Pas de bonjour ni de merci. Là-bas, toute politesse est explicitement proscrite, selon l'idée que les militaires sont là seulement pour faire leur boulot.

Au bout d'une semaine passée à Saint-Cyr, je commençais à apprécier la rigueur militaire mais regrettais l'absence de logistique. Les ordres suivis de contre-ordres étaient fréquents, les horaires des cafétérias n'étaient pas connus. L'optimisme ardent de mes congénères était néanmoins appréciable et j'observais les effets mis en lumière par l'expérience de Asch ; en groupe, les humains aiment à faire les mêmes choses et sont fantastiquement conformistes. Dans mes discussions avec eux, je regrettais le manque d'échange sur des politiques viables sur le long terme ou sur divers sujets de société. L'origine sociale de la majorité de mes congénères leur empêchait de penser à certains sujets de société sous des angles convaincants : la place du féminisme, celle de la religion, ce que l'on nomme patriotisme, etc.

Je dois avouer que je revenais de loin. À mon arrivée, j'avais par exemple indiqué au capitaine que je parlais couramment le toki pona et j'avais proposé un chifoumi lorsque le sergent avait demandé à la section qu'il fallait « élire un chef de groupe ». Malgré tout, j'ai pu exister au milieu des autres. Je ne me suis pas fait écraser par le système, comme je le croyais au premier abord.

J'ai aussi eu la possibilité d'échanger avec plusieurs jeunes hommes, dont certains avaient perdu des proches lors des attentats de novembre dernier. Les retrouver sur un terrain spécifique tel que celui de l'Armée fut pour moi intéressant. Bêtement, j'imaginais qu'ils étaient animés par un désir de vengeance. Ce n'est pas ce que j'ai trouvé. D'après les dires de ces jeunes soldats, ces derniers étaient surtout motivés par l'envie d'éviter que quelqu'un d'autre soit touché par le terrorisme sur le sol français.

Quelques semaines après ma participation, je suis satisfait d'avoir pu réaliser ces trois semaines de formation. L'endurance physique n'est pas mon fort, j'en suis désormais convaincu. Mon avenir dans l'Armée est à voir, dans la mesure où je n'ai pas encore eu la chance de débattre de cela avec la personne en charge de mon dossier. Malgré tout, je suis peu confiant pour le terrain. Je réalise tout à fait mes limites en termes de capacité physique.

Aujourd'hui, je revois certains aspirants soldats et nous échangeons ensemble sur tel ou tel sujet. Ils sont devenus des amis. À dire vrai, je suis content de savoir que certaines de ces personnes seront demain sur le terrain, en tant qu'officiers. Malgré le manque d'ouverture de certains, les voir s'investir avec autant d'efforts dans quelque chose d'aussi abstrait – la notion de « patrie » – est admirable. Pour ma part, je suis heureux d'avoir retrouvé la vie civile. Le vin me manquait.

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