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LE NUMÉRO PRÉFÉRÉ DES OUGANDAIS

L'après-Charlie, selon Roberto Saviano

L'auteur de Gomorra revient sur l'importance de la liberté d'expression et les menaces de mort qu'il a lui-même reçues.

On se revoit au prochain massacre. On se revoit la prochaine fois qu'un bain de sang saura nous réunir. Toutes ces attentions, ces témoignages de sympathie de l'après Charlie Hebdo, c'est déjà fini. Mais bientôt on se retrouvera, après une nouvelle attaque, et l'on fera de nouvelles déclarations : la liberté d'expression doit être défendue, elle est la pierre angulaire de tous nos droits. Mais, où étaient tous ces gens avant le massacre ?

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Parmi les lecteurs de cet article, certains vivent aux États-Unis. Peut-être qu'ils considèrent la liberté d'expression comme leur droit primordial. Peut-être que ces lecteurs ont du mal à s'imaginer qu'on puisse mourir pour un livre, un article, ou même pour une simple formulation dans une phrase. Bien sûr, de nombreux journalistes américains sont morts ces derniers temps parce qu'ils disaient la vérité : Steven Sotloff, James Foley ou Daniel Pearl. Mais ils sont morts en Syrie, au Pakistan, au Yémen. Pas à New York, ni même au Texas. Ce genre de risque est toujours associé aux zones de conflit. Mais la liberté d'expression est assiégée partout.

Sergei Dolgov, journaliste d'un journal russophone en Ukraine, a disparu depuis le mois de juin de l'année passée. Certains pensent qu'il est mort. Le photojournaliste Andrey Stenin a été tué en Russie en 2014, tout comme Andrea Rocchelli, un photographe italien. Sedef Kabas, une journaliste turque, risque en ce moment cinq ans de prison pour avoir fait des tweets critiquant le gouvernement d'Erdogan. En Amérique, si on veut qu'un journaliste arrête d'écrire, on l'attaque en diffamation. Ailleurs, on utilise les barreaux ou les balles pour le faire taire.

J'ai été frappé par le caractère prophétique de la dernière déclaration de feu le directeur de la publication de Charlie, Charb – un ami. « Je n'ai pas peur des représailles. Je n'ai pas de gosse, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. Ça fait un peu pompeux, mais je préfère mourir debout plutôt que vivre à genoux. » Charb dessinait des caricatures.

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L'opinion publique prend rarement au sérieux le cas des artistes, écrivains et journalistes qui sont en danger, sauf quand leur sang est versé. En fait, l'opinion publique est souvent suspicieuse vis-à-vis de ces gens. Prenez Salman Rushdie. Des écrivains britanniques lui ont répété le genre de trucs que je ne connais que trop bien : « Tu devrais aller fleurir la tombe de Khomeini parce que sans lui, tu ne serais pas si connu. » Un homme menacé ne reçoit jamais de réelle preuve de solidarité. Il n'a droit qu'à des suspicions. On le taxe d'être celui qui a trouvé un bon moyen de se distinguer. Et pourtant, la liberté d'expression ne devrait pas être un droit à seulement faire valoir dans les journaux. C'est un principe qui transcende tous les textes de loi, qui incarne la substance même de ce qui fait de l'Occident un espace de liberté.

Aux États-Unis, la plupart des journaux ont planqué les dessins sous le tapis. Leur respect de la liberté de religion ne faisait que maquiller leur peur – cette peur que publier des dessins ne déclenche une forme de vendetta. Je comprends l'idée qu'une caricature puisse offenser. Mais, face à des condamnations à mort lancées pour des dessins, l'importance de défendre le droit au blasphème est plus impérieuse que la nécessité d'être courtois.

La France avait réagi de bien meilleure façon que d'autres gouvernements européens aux menaces et attaques, en déclarant que quiconque se sentait offensé par le travail des dessinateurs pouvait toujours les attaquer en justice. Et cette violence s'est pourtant abattue sur les Français. Cette fois, les récriminations contre Charlie ne se sont pas traduites en demandes de dommages et intérêts après un procès au tribunal. Cette fois, cela s'est réglé devant la seule Cour de Justice que ces fanatiques connaissent : celle du peloton d'exécution.

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Les critiques contre les caricatures ont été chuchotées partout. Parfois, on les a criées. Le magazine a été accusé d'avoir dépassé les bornes juste pour se sortir de sa crise financière. Mais le blasphème est un droit, voire une obligation lorsque certains principes sont remis en question. Il faut avoir en tête le fait que ces mêmes journaux, qui ont jugé « indécents » les sacrilèges de Charlie, ces mêmes journaux ont publié tout ce que vous pouvez imaginer comme photos et articles-ragots. Ce que la rédaction de Charlie n'a jamais fait. La raison pour laquelle lesdits journaux n'ont pas publié les caricatures, ce n'est pas la piété – c'est la lâcheté.

Ces jours-ci, dans les mois qui ont suivi l'attaque, tout comme dans les mois qui l'ont précédée, l'Europe a oublié ce droit à la liberté d'expression. L'Europe n'a pas effacé ce droit, mais elle a considéré que sa défense était devenue un acquis. Elle l'a négligé et elle continuera de le négliger jusqu'à ce que quelqu'un décide de l'enterrer sous une montagne de balles. Au-delà du terrorisme islamiste, l'autosatisfaction est aussi de mise pour ce qui est des mafias. D'expérience, je peux dire que les gouvernements hésitent, et que les cours de justice considèrent rarement les menaces comme des crimes en soi. Vous savez combien de journalistes sont morts dans le monde l'année dernière ? 66 ont été tués. Et 221 sont en prison.

Comment est-il possible d'oublier qu'en Turquie, candidate à l'entrée dans l'Union européenne, 23 membres d'un média sont en prison parce qu'ils ont rapporté des infos qui critiquaient le gouvernement ? À quel point avons-nous ignoré Raif Badawi, le blogueur condamné par l'Arabie Saoudite (un allié des USA et un de ses meilleurs clients en armes) à un millier de coups de fouet parce qu'il avait lancé un forum de discussion sur l'Islam et la démocratie ? En Italie, beaucoup de journalistes d'investigation, moi y compris, doivent vivre sous protection 24 heures sur 24, au moment même où les mafias bourgeonnent en toute impunité. Au Danemark, des fanatiques ont essayé à plusieurs reprises de tuer le caricaturiste Kurt Westergaard parce qu'il avait dessiné une caricature du prophète Mahomet. Et son calvaire est mentionné en petit, pas plus gros qu'une note de bas de page, même s'il est sur la liste noire d'Al-Qaïda. On a donc déjà oublié que le réalisateur néerlandais Theo van Gogh a été assassiné en 2004 après la sortie de Submission, un film qui parlait des violences faites aux femmes musulmanes ? Il y a plusieurs mois, María del Rosario Fuentes Rubio était tuée à Mexico parce qu'elle menait une campagne anticartel sur Twitter (des dizaines d'étudiants ont connu le même sort pour avoir participé à une manifestation) mais personne dans la presse n'a eu l'air de s'en inquiéter. Le fait que cela ne se soit passé ni à Paris ni à Berlin a semblé être une raison suffisante pour ignorer le problème. Qu'on soit Charlie ou pas, on ne marche ensemble qu'après l'horreur. Toujours.

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Charlie n'avait jamais été capable de toucher des millions de personnes. Le journal était toujours en crise financière, à la limite de la banqueroute. On ne parle pas d'une attaque sur CNN ou France 2. Ce ne sont pas forcément les plus gros qui font le plus peur aux extrémistes. Ils se sont plutôt employés à cibler l'une des publications les plus déterminées et honnêtes de France. Un magazine qui avait créé des moyens nouveaux, immédiatement compréhensibles, et très visibles, pour tourner en ridicule les incohérences du fanatisme. Plutôt que de tirer sur une base militaire ou un bâtiment officiel, les terroristes abattent des artistes, des intellectuels et des blogueurs. Ce sont les idées elles-mêmes qu'ils cherchent à supprimer.

Les trafiquants de drogue, les régimes tyranniques, sont tout autant investis dans cette grande croisade contre les idées. Il s'agit d'intimider tout le monde, de forcer l'opinion publique à se reconnaître dans les personnes massacrées.

Ces dix dernières années j'ai vécu sous protection policière à cause de menaces de mort lancées par la mafia napolitaine. Et des gens comme moi, il y en a partout dans le monde. J'entends, dans les meetings politiques auxquels je vais, l'écho de l'indifférence face à tous ces risques.

Quiconque lit ces lignes peut faire la différence en donnant de la voix à ceux qui ont été condamnés à mort pour un mot : ceux comme María del Rosario Fuentes Rubio et les étudiants qui l'ont suivie dans la tombe. Les gouvernements devraient faire de la liberté d'expression une condition des échanges commerciaux. Mais le pétrole saoudien et la main-d'œuvre chinoise feront en sorte que cela n'arrive pas. Là où les gouvernements échouent, la société civile peut faire beaucoup : ouvrir de nouveaux espaces de diffusion pour faire circuler ces affaires, en leur donnant la place et le temps qu'elles méritent. Mon histoire montre à quel point le retour des lecteurs et du public est important. Si le public ne m'avait pas suivi, on m'aurait complètement oublié. L'État italien, profondément corrompu, ne m'aurait jamais défendu sans pressions extérieures.

On a parlé de la liberté de la presse au moment où les rues de Paris étaient noires de monde, pleines de millions de personnes. Mais bientôt, si on n'agit pas, le silence reviendra – et glissera vers un autre long silence, celui de la mort.

Traduit de l'italien par Kim Ziegler