Un an avec les jumeaux de Corbeil-Essonnes

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Un an avec les jumeaux de Corbeil-Essonnes

Éric et Gilles sont identiques, vivent dans le 91 et possèdent des centaines et des centaines de sacs plastique.

J'ai rencontré Éric et Gilles dans une médiathèque de Corbeil-Essones, au sud de Paris, en février 2014. Je démarrais alors une résidence, et j'étais dans une phase de recherche de personnages. Puis les jumeaux ont débarqué. D'abord l'un, puis l'autre – ils voulaient voir une exposition de peintures à la médiathèque. C'est leur dégaine passablement décalée qui a éveillé ma curiosité : des pulls tricotés mains d'une autre époque, des cheveux longs pas peignés, la barbe de trois jours et tous les deux avaient un sac plastique à la main.

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En les abordant, j'ai immédiatement perçu qu'ils étaient différents. Je ne savais alors rien de leur obsession de tout foutre dans des sacs plastique. Ils m'ont simplement dit que leur appart' était « plein et impraticable ». À ce stade, je me suis dit que qu'il y avait peut-être moyen de faire un travail sur l'idée différence (avec ces frangins génétiquement identiques) dans notre société très normée.

Je n'ai pas envie de trop rentrer dans les détails de leur vie, ni de leur psychologie. Je me suis positionné en tant qu'artiste, pas en tant que journaliste ou documentariste – et encore moins en psy. Il y a des choses que je sais à force de les côtoyer, d'autres que je n'ai pas demandées, et je veux laisser le spectateur dans le même état d'incertitude, de blancs à remplir avec sa propre imagination. Les jumeaux vivent ensemble depuis toujours, à Corbeil, dans une petite barre d'immeuble. Ils n'ont pas de boulot et passent la majeure partie de leur temps à fréquenter musées, galeries ou concerts, que ce soit à la MJC du coin ou au Grand Palais. Ils sont ensemble la plupart du temps, mais pas tout le temps, et l'un est plus réservé que l'autre. Ils ont une mémoire encyclopédique et sont incollables sur la culture rock des années 1970, 80 et 90.

J'ai découvert les sacs la première fois que je suis allé chez eux, le jour de notre rencontre. En voyant cela, j'ai tout de suite pensé à l'aspect mythologique : des damnés punis pour absoudre les péchés de la société tout entière et condamnés à amasser des sacs jusqu'à la fin des temps. Les mythologies grecque et romaine sont aussi pleines de jumeaux, que la société a toujours eu du mal à intégrer.

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Je me suis vite rendu compte en discutant avec les habitants de Corbeil qu'à peu près tout le monde les connaissait, les avait croisés un jour. Mais personne ne savait rien d'eux. Beaucoup de légendes circulent sur leur compte dans le coin.

Chez eux, je suis tombé sur des centaines (des milliers ?) de sacs. Il est impossible d'évaluer un nombre précis, même eux ne le savent pas. Les sacs recouvrent la quasi-totalité de leur trois-pièces. Ils sont remplis de disques, de films ou de livres qu'ils achètent et ramènent de Paris, jour après jour.

Je les ai photographiés huit mois, jusqu'en octobre. J'ai tourné également une vidéo, et ai filmé les dernières images en janvier 2015. J'allais les voir au rythme de deux ou trois jours par semaine, en moyenne. Ils m'ont donné un accès total, n'ont demandé ni contrepartie, ni droit de regard. C'est la preuve d'une grande générosité de leur part. D'autant plus qu'il était établi dès le départ que le travail serait exposé dans « leur » ville. C'est un risque – et ç'en était un pour moi aussi – qu'ils n'ont pas eu peur de prendre.

Tous deux débarquaient souvent dans l'appartement que la ville m'avait mis à disposition, soit à l'improviste, soit après s'être mis d'accord avec moi – sachant qu'ils ne possèdent pas de téléphone. Je les recevais et leur faisais un café qu'ils noyaient dans du sucre. Et on discutait, tout simplement. Ils sont intarissables dès qu'on leur prête une oreille et il m'arrivait parfois de les enregistrer, sans qu'ils le sachent.

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Un autre jour, j'ai débarqué chez eux avec un livre sur l'histoire de Paris à leur offrir. Le même jour ils revenaient d'acheter quelques « bidules » et m'ont tendu – devinez quoi – un sac plastique contenant un livre sur la plongée sous-marine. Comme ils avaient retenu que j'étais plongeur, ils ont pensé que ce cadeau me ferait plaisir. Ils ne se sont pas trompés.

La photo que je préfère, comme eux d'ailleurs, c'est celle où ils sont dans un bois, sac plastoc en main, sous une lumière de fin de journée. On la surnomme « Les Frères sauvages ». Elle a un côté Délivrance. L'apparition de deux types pas tout à fait nets dans un décor champêtre.

Encore une fois, ce qui m'a intéressé d'aborder à travers ce travail, c'est la perception de la différence chez l'autre et l'incompréhension face à une réalité qui n'est pas celle de tout un chacun. C'est une plongée dans un univers parallèle, à côté de chez nous, de gens qu'on croise tous les jours.

Je retiens la confiance qu'ils m'ont accordée et le privilège qui a été le mien de partager leur quotidien pendant une année. J'ai la satisfaction de voir que les habitants de Corbeil ont apprécié et compris le travail pour ce qu'il était : un conte pas tout à fait vrai, mais pas tout à fait faux non plus.

Richard présente en ce moment cette série dans le cadre de l'exposition L'Œil Urbain, à Corbeil-Essonnes, jusqu'au 17 mai. Allez voir son site.