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La politique du spectacle : une spécialiste évalue le niveau de débat entre Trump et Clinton

On a tenté de déterminer si les débats de ces élections étaient vraiment les plus affreux de l'histoire politique.

Cet article vous est présenté par Canal +, qui diffusera le documentaire Showtime ! le mardi 8 novembre à 22h50. Cliquez ici pour plus d'informations.

L'élection présidentielle américaine est un immense spectacle – au sens le plus littéral du terme. Les trois débats qui se sont tenus les 26 septembre et les 9 et 19 octobre ont réuni respectivement 84, 66,5 et 64,6 millions de téléspectateurs – ce qui est tout de même très éloigné de la finale du Super Bowl, qui reste de loin le show préféré des Américains. Dans une arène télévisée mettant en scène leur duel, la démocrate Hillary Clinton et le républicain Donald Trump se sont affrontés en direct, durant trois débats de 90 minutes. Et si les débats télévisés ne sont pas les seuls moments d'une campagne ponctuée entre autres de nombreux meetings, ils ont néanmoins la charge symbolique de l'affrontement final.

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Elisabeth Fauquert est spécialiste des États-Unis et de la présidence en particulier. Elle publie notamment les résultats de ses recherches sur les transformations qu'a connue la communication présidentielle américaine dans la revue Mots, les langages du politique. Je lui ai demandé de commenter certains extraits choisis du débat avant de lui poser quelques questions sur les élections dont nous connaîtrons l'issue aujourd'hui – tout ça dans l'idée de déterminer si ces débats étaient vraiment les plus affreux de l'histoire politique.

VICE : Lors du premier débat, on peut voir Donald Trump et Hilary Clinton discuter de leur manière de sauver le monde [ à partir de 1h11]. Alors forcément, ça parle de la Syrie, de l'Irak, de l'OTAN. Que pouvez-vous dire de l'attitude et des positions des candidats ?
Elisabeth Fauquert : La guerre en Irak et ses externalités, c'est un terrain très miné pour Hillary Clinton. Son bilan de secrétaire d'État est très contesté ; elle se retrouve dans une polémique similaire à celle de 2008, où elle devait défendre son soutien à l'invasion de l'Irak.

Trump, qui n'a pas de bilan politique à défendre car jamais élu, a recours à la bonne vieille stratégie du challenger et dénonce les erreurs de Clinton au pouvoir. Ça se complique quand il doit détailler ses propositions. En fait, ce qui transparaît dans les commentaires de Trump sur l'OTAN par exemple, c'est le fantasme – qu'il nourrit constamment – du pouvoir débridé et surtout sans compromis, un culte de l'action unilatérale, que ce soit celle des États-Unis ou celle du président. Il présente le pays comme libre de toute contrainte, de tout engagement préalable. Dans ce fantasme, la seule entrave c'est en fait la volonté politique de ceux qui sont au pouvoir et qui prennent les mauvaises décisions. C'est une vision idéalisée d'un « président-talisman » qui réglerait tous les problèmes du pays par un simple claquement de doigts. Alors oui, le président américain est maître de la politique étrangère et dispose d'une marge de manœuvre considérable sur ce terrain là, mais dans son discours, Trump fait complètement fi de contraintes réelles sur lequel il n'a pas la main, comme l'économie mondialisée et la séparation des pouvoirs.

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Capture via YouTube.

Je vois. Et au niveau des images ?
Les deux candidats tentent de tirer le meilleur parti du split screen : Hillary Clinton fait relativement peu de regards caméra, elle fixe Trump lorsqu'il parle. Elle tente de crée un rapport de force visuel. Avec ses mimiques et ses grimaces, Trump cherche à déstabiliser l'adversaire ou du moins à détourner l'attention des téléspectateur du propos de Clinton. En ne respectant pas les règles du decorum, il tente d'utiliser l'asservissement à l'écran et les modalités du débat pour les tourner à son avantage.

Toujours lors du premier débat, il est question – aux alentours des 40 minutes – des violences policières et « des relations raciales » – une question déterminante pour comprendre l'histoire politique américaine. Comment interpréter cette séquence ?
On peut d'emblée remarquer l'utilisation des silences chez Clinton et sa diction plus lente qu'aux autres moments du débat, pour souligner la gravité du propos et créer de l'émotion. Elle parle du glissement d'un État Providence vers un État Pénitence, de la surreprésentation des Afro-Américains et des Hispaniques parmi la population carcérale. En mettant en débat une éventuelle réforme du système de justice pénale, Clinton prend quand même le temps de la nuance et évite de stigmatiser la police.

De son côté, Trump appelle sa rivale « secretary Clinton », ce qui est une manière de constamment rappeler à l'esprit des téléspectateurs son bilan de politique étrangère et l'« insécurité » dont elle serait déjà responsable. Malgré tout ce qu'il peut dire sur son statut de candidat hors-système, Trump est en fait un expert du recyclage de slogans. Il répète à souhait le slogan sécuritaire de Nixon lors de la campagne de 1968, « Law and Order » , tout comme il a repris le slogan de campagne de Reagan « Make America great again ». Sans surprise, l'autre élément central de sa rhétorique est la peur. Les gangs, les armes aux mains de personnes mauvaises, l'immigration illégale.

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Dansle deuxième débat, à partir de la trentième minute, la question porte sur l'Obamacare. Que retenir de cet échange ?
L'Obamacare, c'est les sables mouvants pour les démocrates. La loi est controversée depuis le début et la mise en œuvre a été assez chaotique. La question de l'homme du public est centrale, car elle porte sur les dysfonctionnements de l'Obamacare et sur le coût élévé des polices pour une partie non négaligeable de la population.

Là, Clinton fait un pas chassé rhétorique, elle esquive – plutôt mal – cette question qui appelle pourtant une réponse claire. Clinton se contente de reprendre l'argumentaire d'Obama : la loi doit être améliorée mais l'approche « tabula rasa » n'a pas de sens. Elle opte pour la stratégie du faux dilemme, qui consiste à réduire le champ des possibles à deux choix présentés de manière manichéenne pour montrer que seule sa solution est la bonne.

De son côté, Trump reprend sans amendements la rhétorique catastrophiste mobilisée par les opposants à la loi depuis 2009. Il brandit son argument « taille unique », valable pour toutes les politiques démocrates : cette loi est un désastre. Il sort alors de son escarcelle le fameux parallèle avec le Canada – un classique du discours politique fédéral républicain qui suggère que le meilleur système de santé possible doit être privé, car le développement de produits et de services médicaux de qualité ne peut se faire que par le jeu de la concurrence, en appliquant la logique de l'entreprise aux institutions médicales. Il poursuit en expliquant qu'Hillary Clinton est favorable à l'établissement d'un système de santé entièrement piloté par l'État fédéral (ce qui est totalement faux), et agite un vieil épouvantail : les réformes de l'assurance maladie proposées par les démocrates sont le cheval de Troie du socialisme aux États-Unis.

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On peut toujours dire « le débat politique est faible, entre la langue de bois et les déclarations racistes et sexistes ». Mais le débat change aussi. Il y a des thèmes qui avaient complètement disparu depuis 30 ans et qui sont revenus, comme le protectionnisme.

Que dire de la rhétorique respective des candidats ? Quelles sont leurs stratégies ? Comment présentent-ils leurs discours ?
Si on regarde les thèmes, Trump met tout le temps en avant son pedigree d'entrepreneur, dès qu'il parle d'un lieu il rappelle qu'il a des propriétés à cet endroit. Il se présente comme un self-made man (même si on devrait parler de self made son, car il doit sa fortune à son père). Bref, ce qui assez intéressant, c'est que ce mythe a été popularisé dans les années 1860 par l'écrivain Horatio Alger. L'idée principale de ses bouquins est qu'il n'y a pas de déterminisme et qu'avec la seule force de volonté, tu peux sortir de la pauvreté. Ces textes s'adressaient à un public assez proche de celui qui constitue la base de soutien de Trump, une petite classe moyenne masculine plus ou moins paupérisée et éduquée… En termes de stratégies, Trump joue à fond dans la rhétorique décliniste et récupère un style rhétorique typiquement US – la jérémiade – soit l'idée qu'il y avait un âge d'or, qu'on s'est fourvoyé et qu'il faut tout faire pour se remettre dans le droit chemin (baisser les impôts sur les riches, bien sûr).

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Est-ce qu'on peut en dire autant d'Hillary Clinton ?
Clinton met en avant son expertise, son expérience politique, même si c'est quelqu'un qui a été et qui est encore extrêmement critiquée, et qui a aussi un sacré lot de casseroles. En fait, j'ai constaté ça dans mes recherches, les démocrates et les républicains ne parlent pas du tout de la même manière.

Les démocrates sont vraiment dans le « logos », la démonstration rationnelle, c'est un peu le fan club des Lumières. Ils font des listes tout le temps, ce qui peut être super aride et rébarbatif. Ils parlent à chaque sous-groupe de la coalition du Parti démocrate et Clinton fait exactement ça. Le problème, c'est qu'il n'y a pas toujours l'image ou le slogan choc, plus grand que la somme des parties.

Les républicains sont plus dans l'évocation, ils ont plus tendance à éviter les détails, à brandir en étendard un concept abstrait auquel il est difficile de s'opposer, quitte à faire des généralisations dans le cas de Trump. C'est un argumentaire plus franchement idéologique, images marquantes et chiffres fracassants à l'appui. Dans ces débats, ces deux cultures politiques se manifestent de manière tellement évidente, c'est un peu la caricature des positions des deux partis avec d'un côté la défense d'idéaux jolis en surface, parfois moins dans leur application et de l'autre une liste sans fin d'exemples un peu soporifique.

Il y a cette proximité avec le public que l'on entend parfois rire aux vannes des candidats. Dans le deuxième débat, le public pose des questions et dans le troisième, le modérateur leur demande même de se calmer. On dirait presque un show télé ordinaire…
Il y a de ça, ces débats sont hyper préparés mais doivent paraître le plus naturel possible. Dans les débats au format town hall (comme le deuxième) on voit les réactions du public qui est composé d'électeurs indécis sélectionnés par l'institut de sondage Gallup. Il y a aussi le split screen avec la personne qui a posé la question et on ne peut pas vraiment anticiper sa réaction, il y a y donc vraiment un effet de direct.

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Je trouve que les réactions du public montrent bien l'atmosphère anti-establishment du moment – une remise en question des codes et du décorum ; c'est ce que leurs réactions traduisent. C'est comme dire « on est là et on a une force de pression et d'action. Vous ne pouvez pas faire votre débat entre élite à huis clos, on fait partie de l'équation. » Je crois que c'est ce que ça symbolise.

Pour finir, est-ce que ces débats ont vraiment été les pires de l'histoire, comme l'a écrit la presse américaine ?
Déjà, il faudrait pouvoir déterminer un d'âge d'or des débats présidentiels. Nixon-Kennedy ? C'est un peu facile de juger rétrospectivement. C'est quoi la mesure d'un bon débat politique ? Si c'est la capacité des deux candidats à mettre en scène leur opposition, je crois que ça marche assez bien. Le côté choc des Titans, est-ce qu'ils défendent chacun un projet de société différent ? Ben oui, et ça fonctionne.

Après, la négativité des débats n'est franchement pas nouvelle, surtout quand les candidats sont au coude à coude ou très impopulaires comme ici, mais un palier est clairement franchi en termes de violence symbolique du propos. Il y a surtout cette idée, et pas mal de gens ont déjà écrit dessus, qu'on a passé un cap en terme de débat politique et qu'on est entré à l'ère de la politique post-vérité. Je crois que c'est ça dont il est question.. Que Hillary Clinton passe son temps à renvoyer les gens vers les sites de fact-checking, c'est pour moi, un échec de la parole politique, ces sites ne sont consultés presque uniquement par des journalistes – et peut-être quelques doctorants morts de faim.

On peut toujours dire « le débat politique est faible, entre la langue de bois et les déclarations racistes et sexistes ». Mais le débat change aussi. Il y a des thèmes qui avaient complètement disparu du débat politique mainstream depuis 30 ans et qui sont revenus, comme le protectionnisme. On voit aussi une réhabilitation de l'État et de l'impôt – la campagne de Bernie Sanders a contribué à cette dynamique. Du coup, je crois que tout n'est pas à jeter dans ces débats. Paradoxalement, la violence des propos de Trump permet de relancer des débats de fond bien trempés sur la question raciale, celle des femmes, des frontières, les discriminations et les inégalités économiques, et ça c'est plutôt une bonne nouvelle.

Cet article vous est présenté par Canal +, qui diffusera le documentaire Showtime ! le mardi 8 novembre à 22h50. Cliquez ici pour plus d'informations.