Société

Existe-t-il une « gentrification des esprits » ?

La gentrification des esprits

Sans logement décent, pas de vie sexuelle correcte, pas de politique émancipatrice et pas d’art. C’est peut-être ainsi que l’on pourrait résumer La gentrification des esprits de Sarah Schulman, dont la traduction française paraît six ans après l’édition originale. L’intellectuelle de la gauche radicale américaine, ancienne militante d’Act Up dans les années 90, se souvient de son expérience et montre comment la crise du sida a précipité une gentrification galopante – ou comment la mort des quartiers et de ses scènes culturelles s’est nourrie de celles des séropositifs. Ironiquement, on la rencontre en plein cœur du Marais, quartier non seulement gentrifié mais devenu « super chiant », nous dit-elle.

VICE : Votre livre traite essentiellement de l’arrivée d’un phénomène à l’œuvre à New York dans les années 90. Du coup, on se demande à quoi il peut bien être utile aujourd’hui en France.
Sarah Schulmann : Mon livre a été publié il y a six ans, peut-être peut-on commencer par ce qui a changé depuis ? Ce que je décrivais n’était que la première vague de gentrification : la transformation d’un quartier en bonne santé où les classes et les « races » se mélangeaient, et qui se met à ressembler à une banlieue avec des commerces qui ne servent que les blancs. Vient ensuite la seconde phase : les loyers augmentent tellement que même ces personnes ne peuvent plus les payer. Viennent ensuite les grandes chaînes de magasins qui ne servent pas seulement les riches mais aussi les pauvres. Mais ce sont les riches qui les possèdent, et ces franchises font les mêmes magasins dans tous les quartiers. Tout ce que tu achètes a le même goût. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de gentrification tardive. On construit une ville faite pour les super riches, qui ne vont pas à l’école publique ou à l’hôpital et qui ne prennent pas les transports. C’est une ville inhabitable.

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En quoi cela favorise-t-il ce que vous appelez la « gentrification des esprits » ?
On n’a plus conscience de la manière dont on tisse des liens avec les autres personnes. La raison pour laquelle la ville est l’endroit au monde où l’on a inventé de nouveaux mouvements politiques, où il y a eu la libération gay, celle des femmes, le black power et de nouvelles idées en art, ce sont les différences. Si une ville n’est faite que de différences, alors chaque personne qui y vit sait que son opinion ne sera pas isolée. Cette ouverture permet aux gens d’avoir de nouvelles idées. Quand tu marchandises une ville, tu détruis cette dynamique. La ville devient un endroit de répétition. Je suis allée à l’Existrans l’autre jour : elle aurait pu avoir lieu à New York ! C’était les mêmes looks, le même drapeau. Même au niveau des sous-cultures, c’est de la répétition.

Si cette période est en train de finir comme vous l’écrivez, est-ce que l’on pourrait imaginer la prochaine étape comme un exode rural queer ? Je pense notamment aux « back to the land movement » des années 70 ou aux radical fearies.
Ce qui est intéressant avec ce mouvement-là, c’est qu’il arrive au moment même où les pays blancs ne veulent plus de réfugiés ou d’immigrés, deviennent de plus en plus homophobes et veulent une hégémonie chrétienne. Ils repoussent les gens de couleur en dehors de la ville comme en dehors du pays. Pour ce qui est de la communauté queer, c’est là que c’est vraiment triste : indirectement, les gays blancs se sont mis à faire partie de « l’État blanc ». Partout en Europe, on les voit devenir de plus en plus anti-migrants et anti-musulmans, ce qui veut dire en fait pro-chrétiens, même si en France vous appelez ça la « laïcité ». Au même moment, les queers les plus en danger sont les réfugiés, les migrants, les pauvres : ce sont eux les plus opprimés.

« Si tu vis dans un quartier gentrifié, est-ce que tu connais tes voisins ? Est-ce que tu frappes à leur porte pour leur dire bonjour ? Est-ce que tu es bénévole dans une maison de quartier ? »

Donc si tu parles d’utopie gay, that’s not happening. Tu veux une échappatoire. Ce n’est pas possible pour l’instant. Je pense que cette utopie des années 70, ce fantasme n’est pas viable aujourd’hui à cause de la mondialisation. Si tu vis dans un quartier gentrifié, comme Faubourg Saint-Denis ou Belleville, est-ce que tu connais tes voisins ? Est-ce que tu frappes à leur porte pour leur dire bonjour ? Est-ce que tu es bénévole dans une maison de quartier ? Quelles décisions prends-tu tous les jours pour montrer que même si tu fais partie de la classe dominante, tu es quelqu’un qui veut faire partie du quartier ?

Quels liens pourrait-on faire entre votre concept de « gentrification des esprits » et des mouvements comme « reclaim », « decolonize » ? Est-ce que l’on peut les voir comme des mouvements de dé-gentrification ?
Je ne sais pas pour ici, mais aux États-Unis on a quelque chose que l’on appelle « The Resistance », c’est-à-dire n’importe quelle personne qui déteste Trump. Seuls les blancs… les femmes blanches ont voté en majorité pour Trump. Elles sont un gros problème dans la politique américaine : elles votent contre elles-mêmes tout le temps. Mais tous les autres, que Trump a blessés, comprennent le problème : migrants, musulmans, femmes qui veulent avorter, queers sans papiers, toutes ces communautés-là.

Ensuite, la manière de lier ces problématiques est complexe. Dans le passé, s’allier signifiait forcer l’accord. Les gens attaqués sont si différents que je pense qu’essayer de faire une seule politique est une erreur. Il vaut mieux que chaque communauté réponde et se défende de la manière dont elle veut, à propos des problèmes qui la touchent, en utilisant le langage qu’elle veut et les stratégies auxquelles elle croit. Si elle demande de la solidarité, bien sûr qu’il faut que les autres communautés répondent. Que les communautés fassent coalition ? Oui. On a, par exemple, un grand mouvement anti-armes à feu aux Etats-Unis. C’est un problème qui affecte toutes les classes et toutes les « races ». C’est une base de coalition. Il faut penser ces liens comme une sorte de résilience, mais pas comme une défense des mêmes idées.

En parlant de résilience, une des principales questions de votre livre est : quelles conséquences a eu, et a toujours, le sida sur les vivants ? Un ami qui a vécu les années sida en France me disait que le moment où il a réalisé faire partie des survivants a été très dur. Est-ce que l’on peut dire que la question de votre livre est une autre manière de vous demander : comment ai-je survécu ?
Je ne me suis jamais sentie en danger, parce que je savais que je n’aurais pas le VIH. Ma génération est très étrange pour ça. On a vu beaucoup de gens mourir alors qu’on était très jeunes. Mais les gens qui étaient à Act Up avaient beaucoup de problèmes : crystal meth, dépression… C’était comme si leur vie n’avait aucun sens. C’était tellement fou et douloureux. Même maintenant, on est toujours en train d’essayer de comprendre ce qu’il s’est passé. Une autre chose, c’est que l’on a réussi à obtenir des traitements, mais aux États-Unis tout le monde n’a pas d’assurance maladie et ne peut y avoir accès. C’est comme si l’on avait réussi à vaincre le VIH mais pas le capitalisme. Je crois que c’est quelque chose que l’on ne réalise pas.

C’est tellement déprimant de voir qu’il y a encore tant de stigmates. Dans les années 80 et 90, au moins, on entendait publiquement les séropositifs. Aujourd’hui, ils le cachent. Et ils le cachent pour aucune raison : le VIH est une « meilleure » maladie que bien d’autres. C’est parce qu’il est encore associé au sexe anal et aux aiguilles, et c’est quelque chose qui continuera toujours. Ça non plus, on ne s’y était pas attendu.

Vous développez aussi l’idée que l’on a construit le mythe du « génie queer mort trop tôt ».
C’est parce que les personnes LGBTQ+ doivent toujours justifier leur existence. Un des arguments pour faire en sorte que les gens se soucient du sida, c’était de dire : regarder tous ces gens que l’on est en train de perdre ! Ce n’est pas ce qui est important. Ils sont tout aussi importants qu’un mec qui n’a jamais rien fait et qui meurt. Pour montrer que ta vie compte en tant que personne queer, on te demande d’être hors du commun. C’est une manière de se défendre, de lutter contre les préjudices.

Aujourd’hui on a de nouveau traitements, comme la Prep, qui affectent sûrement les relations sociales, sexuelles ou intimes. Quel regard portes-tu là-dessus ?
Si tous les séropositifs bénéficiaient du traitement dont ils ont besoin, ils ne pourraient contaminer personne. Donc la seule raison pour laquelle tu as besoin de la Prep, c’est parce que les séropositifs ne bénéficient pas du traitement. D’une certaine manière, c’est le manque de politique de santé publique qui a créé cet énorme marché pour la Prep. J’ai l’impression que psychologiquement ça fonctionne comme la pilule pour les femmes. Ça a un air de déjà vu, sauf que maintenant ce sont des jeunes hommes. Donc on verra.

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