Une journée dans les cuisines d'un chef transgenre à Porto Rico

FYI.

This story is over 5 years old.

Food

Une journée dans les cuisines d'un chef transgenre à Porto Rico

Né dans le corps d'une femme, Paxx Caraballo Moll est devenu l'un des chefs les plus talentueux de Porto Rico. Dans sa petite épicerie de San Juan qui fait aussi office de restaurant il sert une cuisine locale, au carrefour des genres et rêve de food...

Un cartoon dessiné sur son t-shirt et des chaussettes dépareillées aux pieds, chef Paxx Caraballo Moll est occupé à planifier les repas de la semaine.

« J'ai quelques radis blancs ; peut-être que je pourrais les faire griller et les accompagner d'une vinaigrette. »

paxx-puerto-rico-2

Il s'active dans la cuisine, nettoie et s'énerve dans le vide sur la personne qui n'a pas « rangé les putains d'épices » et il fait l'imbécile avec Robert, le second de cuisine, tandis que Davila 666, un groupe aujourd'hui séparé de garage-punk mais qu'il apprécie, passe sur la chaîne stéréo.

Publicité

Le lundi, dans les cuisines d'El Departamento de La Comida, situé dans le quartier Tres Talleres de la ville de San Juan, à Porto Rico, c'est la journée des préparations pour la semaine. Environ 80% de la nourriture cuisinée ici vient de Porto Rico et elle est agroecología, comprendre : issue de l'agriculture durable et non traitée aux pesticides. Le personnel attend sagement les arrivages des différents agriculteurs locaux qui défilent par petits groupes tout au long de la journée, apportant avec eux de jolies aubergines, des courgettes, des pomarrosas, ainsi que du pitorro et de l'alcool de contrebande.

paxx-puerto-rico-13

El Departamento est installée dans un ancien garage. C'est une petite épicerie qui fait également café et organise quelques événements. Plantée tout près d'un énorme supermarché Walmart, elle n'est pas très courue des touristes. Il n'y a pas d'air conditionné et les trois quarts de l'équipe n'ont pas de véritable formation. Mais c'est là que le chef Moll prépare de délicieux repas.

Paxx Caraballo Moll a passé les quinze dernières années de sa vie en cuisine, dont sept au côté de Roberto Treviño, son mentor et propriétaire de trois restaurants situés dans Condado, un quartier plus riche de San Juan. Après un passage en école d'art, c'est sa passion pour tout ce qui touche à la bouffe qui l'a décidé à devenir chef.

paxx-puerto-rico-12

Le mardi, pour le service du midi, Paxx porte une blouse de cuisinier, un tablier à rayures et des Vans blanches immaculées. Au menu : du gaspacho de concombre, de tomate et de chayote avec de l'huile d'olive infusée au piment et des patacón ; des beignets au fruit de l'arbre à pain avec du sirop d'estragon fait maison, des morceaux de potiron avec une sauce au pomarrosa et des betteraves grillées ; des aubergines farcies au piment doux et à la purée de banane avec du chou frisé grillé ; et un sandwich ouvert avec une petite tourte de banane, du queso fresco, des tomates anciennes et une sorte de mayo-ketchup à la banane.

Publicité

Pour 10 dollars — environ 9 euros — vous pouvez avoir une soupe, une salade et un sandwich, un plat principal pour 10 ou 11 dollars, et un petit plat pour 5 à 8 dollars. Malgré la qualité des produits, l'expertise des cuisiniers et la beauté des plats, les gens considèrent parfois que les prix sont trop élevés.

paxx-puerto-rico-11

« Les mardis ça marche bien, m'explique Paxx. Tout arrive le lundi donc c'est frais, plein de gens viennent à la boutique et certains restent manger. On fait environ 60 plats ; j'ai travaillé dans un restaurant où on préparait 170 couverts pour le déjeuner, mais ici, 60 c'est bien. Les mercredis et jeudis il y a des hauts et des bas ; le vendredi c'est une bonne journée. Les brunchs du samedi ça marche du feu de dieu. Si on était à Condado ou sur la Calle Loiza, les prix ne poseraient aucun problème. »

Porto Rico — bien qu'étant un territoire sous tutelle des Etats-Unis — est en pleine crise économique. Avec un taux de chômage de 13,7%, beaucoup de jeunes choisissent de quitter le pays. Paxx y pense aussi, presque tout le temps. S'il n'a pas pu mener Baoricua, son projet de food truck, à terme, c'est à cause de la paperasse. Ou peut-être, comme le pensent la petite amie de Paxx et son associée Audrey Berry, « à cause de la mafia ». Mais il veut rester : « Ça craint un peu Porto Rico en ce moment, mais je pense que c'est important que je reste parce qu'il y a quand même encore des trucs à faire. Je n'ai rien contre le riz et les haricots, le mofongo et les chips (la spécialité locale, NDLR) mais je pense qu'on peut faire mieux que ça. »

Publicité
paxx-puerto-rico-9

S'ils n'ont pas le droit de partir sur les routes avec leur food truck, ils ont néanmoins été autorisés à faire deux sorties à Porto Rico. On y servait des buns taïwanais cuits à la vapeur et garnis avec des ingrédients locaux : de la poitrine de porc, du tofu grillé et des bananes. « Taïwan et Porto Rico ont ça en commun que ce sont deux îles et qu'elles ont toutes deux été colonisées, explique Paxx. Donc ça faisait sens. » Et les deux fois où ils ont ouvert, ils ont été dévalisés en moins de deux heures. Quand ils se sont rendus à New York au début du mois de juin, ils ont préparé un dîner, quelques amis sont venus leur donner un coup de main et là aussi, tout a été vendu très rapidement.

Récemment, Paxx a fait plusieurs allers-retours entre San Juan et New-York pour faire la promotion d'un documentaire sur l'identité des genres à Porto Rico, appelé Mala Mala, dans lequel il apparait. Il est le seul à s'identifier comme un homme parmi la communauté transgenre de l'île, composée en majorité de femmes transsexuelles et de drag-queens. C'est aussi le seul à se revendiquer genderqueer. Dans les pharmacies de Porto Rico, il n'y a pas de testostérone à disposition. Le film retrace la victoire obtenue par les transsexuels lorsque la Senate Bill 238 a été adoptée au Sénat américain. Cette loi rend illégale toute discrimination basée sur l'orientation sexuelle ou l'identité de genre. Mais quand on est allé à Río Piedras un peu plus tard, un vieil homme nous a sifflés. « Pauvre type, s'est exclamé dit Paxx, qui visiblement ne perd jamais son calme même dans ce genre situation. Je ressemble encore à une fille parce que je ne peux pas avoir d'hormones. »

Publicité
paxx-puerto-rico-10

On s'est rendus en vélo de El Departamento à Río Piedras pour récupérer des plateaux de style cafétéria au Club 77, un café-concert dont la spécialité est le El Guapo Burger. Yanki, le barman, était le guitariste du groupe Davila 666. Les plateaux vont servir pour une soirée spéciale à El Departamento. À cette occasion, Paxx va préparer des nuggets aux pois chiches, des hot-dogs au seitan et d'autres trucs végétariens. Il boit de la Heineken et moi je m'en tiens à l'eau, mais je finis quand même par commander un falafel. « Tu veux de la sauce sriracha ? », m'ont demandé mes deux compagnons de repas en ricanant une fois mon plat servi. C'était clairement un test pour voir ma capacité à supporter la bouffe épicée — j'ai dit oui.

Ce qui est le plus admirable chez Paxx — au-delà de sa cuisine, de son éthique de travail et de son attachement à Porto Rico — c'est que c'est quelqu'un d'absolument charmant. Il connaît tout le monde à San Juan. Son attitude décontractée et sa passion pour la cuisine sont contagieuses. La plupart du temps, il est super-sympa avec les sous-chefs, mais il sait être sévère quand il le faut.

paxx-puerto-rico-15

Le lundi, journée de préparation, je me suis promené dans la cuisine et je l'ai trouvé en train de se marrer alors qu'il était en train de mettre un pansement sur une de ses coupures. Après le service du midi de mardi, il a énormément insisté pour que je goûte des chaussons sucrés préparés par un autre cuisinier : « Un de mes gars, Jerome Saez, a un certain talent pour les pâtisseries, donc on le laisse tout faire. » Ils sont croustillants, feuilletés et légers, même s'ils ont été bien frits ; ils sont garnis avec des oignons doux, du fromage local, du potiron, des noix caramélisées et servis avec une mousse de fruit de l'arbre à pain au whisky et à la vanille, à la fois riche, mousseuse et intense. Pendant que je mange, il me demande si je suis déjà allé au Take Root à Brooklyn : « Ces gars défoncent ! Ils ont une étoile Michelin ! »

Paxx et Audrey sont retournés à New York pour la première du documentaire Mala Mala. Pour Paxx, c'était l'occasion de tester de nouveaux restaurants, de cuisiner pour une clientèle différente et de s'échapper l'espace de quelques jours loin de San Juan. De retour sur son île, il garde l'espoir de pouvoir bientôt partir sur les routes avec son food truck et de faire son possible pour changer les habitudes alimentaires des Portoricains en utilisant des produits locaux. « Je veux juste claquer mon fric en bouffe, en bière et en concert », m'a-t-il confié lorsque nous étions au Club 77.