Dîner de gala au Club des faussaires

FYI.

This story is over 5 years old.

Food

Dîner de gala au Club des faussaires

Deux coups secs, trois coups longs ; un mot de passe susurré à l'oreille du cerbère, et l'on pénètre enfin dans le Saint des Saints.

Bienvenue dans Stranger Than Flicktion, notre chronique qui mélange fiction et esthétique Flickr._L'idée est trouver cinq photos en rapport avec l'univers de la table _sur Flickr et de les confier_ à un auteur qui devra s'en inspirer pour construire une nouvelle. Dans ce premier épisode, Emmanuel Giraud brouille les pistes et nous invite dans le club très fermé des amateurs de vrai pinard et de fausses truffes._

Publicité

C'est la nuit du solstice d'hiver. Le froid est vif, saisissant. Dans cette zone industrielle sans âme et sans charme, rien ne distingue l'immense hangar grisâtre des bâtiments voisins. C'est pourtant devant cette colossale porte blindée que s'arrêtent taxis et chauffeurs privés pour déposer, un à un, les invités de ce dîner singulier. Manteaux de cachemire sombres, duffle-coat charbonneux et lourdes pelisses argentées se succèdent à l'entrée de l'entrepôt. Deux coups secs, trois coups longs ; un mot de passe susurré à l'oreille du cerbère, et l'on pénètre enfin dans le Saint des Saints.

C'est la nuit du solstice d'hiver, et, comme tous les ans, les frères Aquaviva accueillent la soirée de gala du Club des faussaires. Ne cherchez pas à savoir qui sont les membres de cette société secrète réunissant contrefacteurs de génie et falsificateurs de premier ordre : tout le monde se connaît ici sous de facétieux noms d'emprunt, pseudonymes à tiroirs et autres sobriquets espiègles et mystérieux. Dans le vestibule, les retrouvailles résonnent en plusieurs langues. On salue respectueusement un confrère coréen, on baise la main du doyen britannique, on embrasse chaleureusement une collègue ukrainienne, et chacun s'empare d'un verre en cristal avant de se diriger vers la cave. À l'entrée du chai, la devise du Club s'affiche en lettres d'or : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un savoureux moment du faux »

Publicité

C'est la nuit du solstice d'hiver, la lune est en phase ascendante. Les conditions paraissent optimales pour déguster les différentes cuvées présentées ce soir par les frères Aquaviva. Autour des demi-muids et des foudres centenaires, Ange-Aristide, pipette en main, fait goûter aux convives ses dernières contrefaçons. « Nous entrons dans un jour Fruit », précise Clément-Baptiste, l'ainé de la fratrie, devenu en quelques années un des plus grands spécialistes de la biodynamie. Car nous ne sommes pas chez de vulgaires trafiquants d'étiquettes, escrocs à la petite semaine cherchant à maximiser les profits en revendant d'infâmes picrates sous une appellation prestigieuse. Ici, la falsification est élevée au rang des Beaux-Arts. Les cabernet-sauvignons et les merlots – cépages notoirement bordelais – plantés en plein cœur du Clos Vougeot, au nez et à la barbe des autres vignerons bourguignons, constituent un bel exemple du talent des frères Aquaviva.

Le jus sombre, dense et velouté déroute les dégustateurs. Il y a du tannin, de l'astringence, ce côté poivron rôti sur la braise propre au cabernet, et pourtant, voilà un vin qui possède indéniablement le caractère d'un grand cru de la côte de Nuits ! Même surprise en dégustant ce vermentinu récolté au pied du village de Chateau-Chalon, dans le Jura, et qui, après six ans et trois mois d'élevage en fût, sera vendu en Corse sous l'appellation patrimonio… Ou encore ce Pauillac – premier grand cru classé – sauvagement « hermitagé », comme l'on faisait au XIXe siècle, avec les plus belles syrah récoltés dans le nord de la vallée du Rhône. Des vins audacieusement contrefaits, capable de duper les critiques comme les amateurs éclairés ; des vins de précision, de plaisir et de contradiction, qui laissent dans la bouche de ceux qui les tâtent, le goût voluptueux du sarcasme.

Publicité
E GIRAUD 3

C'est la nuit du solstice d'hiver, et il est désormais l'heure de passer à table. Dans la grande salle qui jouxte le caveau des Aquaviva, l'ostentation est de mise. Partout sur les murs, des toiles anciennes côtoient des œuvres contemporaines, dans un enchevêtrement si chargé qu'il semble difficile de définir si une logique a présidé à leur accrochage. Bien entendu, tous ces tableaux sont des faux, mais ce sont des « falsi d'autore », des faux d'auteur, pour reprendre le mot du peintre siennois Icilio Federico Joni. Inédits du Titien, toiles perdues du Caravage, et tout au fond de la salle, une fresque inconnue de Piero de la Francesca. Même un jeune artiste comme Thomas Levy-Lasne est ici représenté par des œuvres qu'il n'a jamais eu le temps de peindre. Les couleurs vives de ses tableaux se retrouvent d'ailleurs dans l'amoncellement de mets exquis qui jonchent les différents buffets : buissons d'écrevisses, langoustes en Bellevue, huitres à la Rockefeller, terrine d'antilope, oreiller de la Belle Aurore, mock-turtle soup

Les invités commencent à picorer parmi cette accumulation baroque, mais très vite, un guéridon retient l'attention de tous les membres du club. Sur une nappe du plus mauvais goût, Jean-Pierre Duàngong présente sa dernière création avec un fort accent bruxellois. Ce qui apparaît comme une gigantesque truffe noire (tuber melanosporum) est en réalité constitué d'une dispendieuse truffe blanche d'Alba (tuber magnatum pico), expédiée par avion en Chine pour être traitée au charbon végétal et taillée, à la manière d'un diamant rare, pour ressembler à une melanosporum, avant de revenir en Europe par voie aérienne, au cours de la même journée. Le travail est colossal, et surtout, totalement contre productif, puisque la truffe blanche vaut près de quatre fois plus chère que la truffe noire ! Intitulée Empreinte carbone, la facétie de Jean-Pierre Duàngong relève autant du surréalisme belge que de la théorie de la dépense de Georges Bataille : une création gratuite et coûteuse, délicieusement absurde, dont les effluves envoutantes investissent désormais toute la salle.

Publicité

C'est la nuit du solstice d'hiver, et Maryia-Antonina Alekséïevna semble mélancolique, seule en bout de table, noyant son ennui dans de grandes rasades de champagne. Autour d'elle, les membres du Club se souviennent de la contrefaçon magistrale qu'elle avait présentée lors du précédent gala : ses photographies argentiques reprenaient – à l'identique – les tirages numériques de Richard Prince, qui re-pompait lui-même des images trouvées sur Instagram. Une mise en abîme vertigineuse qui valut à Maryia-Antonina le grand prix international du Club des faussaires. Mais aujourd'hui, nul ne sait ce que la petite princesse russe de la falsification présentera comme chef-d'œuvre cette année. Elle regarde l'assemblée d'un air las, écoute d'une oreille distraite la présentation du Quichotte 2.0 de Pierre Ménard – désormais accessible sur toutes les tablettes numériques – et se ressert une coupe de champagne.

C'est la nuit du solstice d'hiver, et Maryia-Antonina Alekséïevna se décide enfin à briser le silence. « Je ne mangerai rrrien de ce qui prrrésenté ce soirrr ici ! » affirme-t-elle catégoriquement. On s'étonne, on s'inquiète, on s'offusque. Sourire en coin, la jeune femme ménage ses effets. « Je suis allerrrgique aux huitrrres » finit-elle par révéler, détaillant avec une précision glaçante l'ensemble des symptômes d'un choc anaphylactique. Insistant sur les risques de contamination croisée en cuisine, elle refuse la moindre bouchée provenant du buffet, déballe des certificats médicaux en russe, raconte l'agonie terrifiante qui serait la sienne si par malheur, elle embrassait un homme – ou une femme – dont les lèvres avaient touché une coquille de ce mollusque… Elle virevolte, minaude et cabotine à un tel point que le doyen l'applaudit, esbaudit par la virtuosité de l'exercice : « Voilà la falsification la plus amusante de l'année ! » s'exclame-t-il. Rougissante, elle avoue alors que cette fausse allergie constitue le meilleur moyen de rester au centre de toutes les attentions.

Applaudissements.

Évanouissement.

C'est la nuit du solstice d'hiver, et Maryia-Antonina Alekséïevna ne se relèvera pas du verre de chablis qu'elle venait, par erreur, de porter à ses lèvres. Poussant l'absurdité du dispositif à son paroxysme, elle avait réussi à falsifier sa falsification, et la minéralité cinglante du vin blanc, due à l'ostrea virgula – cette huître fossile omniprésente dans le terroir chablisien – finit par lui être fatale.

Dans le monde réellement inversé, le vrai est aussi un douloureux moment du faux.