On a regardé la finale de l'Euro avec des supporters franco-portugais
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On a regardé la finale de l'Euro avec des supporters franco-portugais

Dimanche 10 juillet, dans le 12e arrondissement de Paris, le Lusofolie's, espace dédié à la culture portugaise, retransmettait la finale du championnat d'Europe de foot.

Il est minuit à Paris. Elle porte le maillot de la France sur les épaules, époque Coupe du Monde 2002, et lui la panoplie complète du supporter portugais. Mari et femme, ils s'embrassent, se taquinent, hésitent à aller fêter la victoire de la Seleção sur les Champs. « C'était le plus beau rêve possible pour les Portugais, que ce soit contre la France en plus… Je peux mourir tranquille », balance Alexandre, la voix cassée, en guise d'hommage involontaire à Thierry Roland. S'il est né et a vécu toute sa vie en France, ce soir, c'est bien la victoire du pays de ses parents qui a le meilleur goût.

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En réalité, tout a commencé dès le jeudi soir. À peine la victoire des Bleus face à l'Allemagne était fêtée qu'affluaient les premiers SMS en direction des Franco-Portugais : « Mais toi tu vas être pour qui dimanche soir ? ». Pour une fois, la bi-nationalité signifiait gloire des deux côtés, a fortiori à Paname, "deuxième capitale des Portugais", comme on dit au bled.

Les lusodescendants, petit nom donné aux fils ou petit-fils d'immigrés portugais arrivés en France (ou lusodescendantes, pour les filles), ont passé la fin de semaine à se dire qu'au vu de la finale, ils n'avaient aucune chance d'être tristes, mais sans avoir la possibilité d'être complètement heureux non plus. La tension est montée au fur et à mesure que le match approchait, et on a finalement pu observer que ces interrogations n'étaient pas tout à fait justes dimanche soir, en passant notre finale en compagnie d'une Superbock et d'une bifana au Lusofolie's, centre culturel transformé le temps d'une soirée en bar de footeux plein à craquer.

Avant-match en musique devant le Lusofolie's.

L'endroit prête à sourire : avenue Daumesnil, à deux pas de la gare de Lyon, sous les arches, le trottoir squatté par une terrasse joyeuse et abondante forme un petit îlot portugais en plein Paris. À l'intérieur, une affiche de Luis de Camões, grand poète portugais, côtoie des bouquins, des pasteis et le match de foot. La beauté du paradoxe portugais. D'ailleurs, l'écran géant est branché sur beIN mais avec le commentaire dans la langue de Pessoa. L'image et le son sont séparés, amusante dichotomie qui représente bien le public venu en masse. Ici, les jeunes chantent en portugais mais discutent en français. « Quelqu'un a de la musique guesh », demande l'un d'eux.

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António, l'un des gérants du lieu, symbolise ce beau bordel identitaire à lui tout seul. Son maillot est divisé en deux et cousu au milieu, avec un côté bleu et un côté rouge. Fils de Portugais, né dans l'Hexagone et marié à une Française, il a des yeux verts perçants et annonce la couleur : « Si je perds avec la France, le bar va se vider et je vais aller fêter ça avec mes potes français du bar d'à côté. Si je gagne avec le Portugal, je reste là et je picole aussi ». L'adage vaut pour la plupart des supporters : il y a des « émigrés », c'est-à-dire des vieux Portugais en France depuis longtemps, mais aussi des « fils de », et puis des « vrais Portugais », qui ont fait le déplacement depuis le pays.

António, un des gérants du Lusofolie's.

Parmi eux, une troupe d'étudiants déguisés et bizutés est arrivée tout droit du nord du Portugal. Il est à peine 19h30 et leurs crânes mal rasés jouent les chauffeurs de salle en lançant des petits classiques de la chanson lusophone. « Cheira bem, cheira Lisboa* »… La chenille, la macarena, le limbo, tout y passe, et l'ambiance s'enflamme lorsque João Heitor, une des figures du Lusofolie's, invite une jeune femme à danser. À l'intérieur, la queue pour attraper des bières et des beignets s'allonge de manière peu orthodoxe. « C'est parce que les Portugais sont trop bien éduqués, ils n'osent pas doubler… », rigole l'un des assoiffés.

La blague paraît anodine mais elle nous donne l'occasion de débattre un peu de l'image des immigrés portugais, travailleurs et silencieux, avec João Álvaro. Arrivé à Paris à 18 piges, il me raconte qu'il a « déserté » pour éviter d'être envoyé sur le front d'une des guerres coloniales en Afrique, comme ses frères. À l'époque, Salazar envoyait ses sujets commettre des massacres en Angola ou au Mozambique. C'est l'une des raisons à l'origine de la Révolution des Oeillets, en 1974. Et c'est l'un des motifs de l'immigration portugaise en France, où la communauté des opposants au régime a massivement fui la dictature.

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João Álvaro est donc arrivé en provenance du nord du Portugal, comme la plupart des émigrés. Il a fait ses études à Jussieu, tout en bossant dans un hôtel la nuit, et a demandé la nationalité française « dès qu'il a pu ». Le verre de vinho verde à la main, il s'époumone avec joie pour son pays, dressant un parallèle subtil avec le match du soir. « Le Portugal, n'est pas une grande nation, mais c'est un peuple tourné vers la mer, un pays de découvreurs à qui beaucoup ont fait obstacle, sourit-il. Surtout, c'est un peuple tranquille. Même quand ils ont bu trois verres, il n'y a pas de merde. »

Mais justement, si l'image de travail et de tranquillité colle à la peau des Portugais, cette finale est l'occasion de changer un peu tout ça. « D'habitude, je suis pessimiste, mais pas ce soir. Pour une fois, il faut qu'on se fasse respecter. Les Portugais de France ont besoin de reconnaissance. On a quelque chose à reconquérir ». Sans cesse discrets et bien vus, les Portugais de France veulent profiter de l'occasion pour gagner en reconnaissance. Une symbolique forte alors que les hymnes démarrent, chantés tous les deux en choeur (mais le Portugais un peu plus fort). Je me cale à côté de Cyril et d'un copain à lui, d'origine portugaise tous les deux, et ayant choisi, eux aussi, de supporter le pays de leurs parents.

Durant la semaine, de nombreux articles ont tenté d'expliquer pourquoi les jeunes enfants de l'immigration lusophone choisissaient systématiquement de supporter le Portugal face à la France. Le football a souvent été mis en avant comme facteur d'intégration à la communauté, comme créateur de lien entre les émigrés arrivés du pays. Ce qui me frappe, toutefois, c'est à quel point le soutien à la Seleção tisse un lien générationnel avant d'être communautaire. Une forme de passation entre les jeunes et les plus vieux, où les enfants décident de se rallier à la cause parentale en guise d'hommage à leurs efforts pour s'intégrer à la société française.

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C'est aussi ce qui ressort du discours d'Olivier, lui aussi né en France mais supporter du Portugal. « Je serais content si la France gagne, mais triste pour le pays de mes parents. C'est une culture qu'ils m'ont transmise. Ils ont quitté la dictature, sont repartis de zéro pour se construire ici, ils m'ont enseigné la culture du labeur, de l'humilité, et je suis reconnaissant de la vie qu'ils m'ont donné, en sacrifiant ce qu'ils avaient. C'est pour cela que je supporterai toujours le Portugal. Mais tous les fils de Portugais te diront la même chose : il a le Portugal dans le sang mais il ne critiquera jamais la France ».

Le match vient à peine de commencer que les belles paroles d'Olivier volent en éclat : Dimitri Payet, en venant heurter le genou de Ronaldo, devient l'ennemi public n°1. Les larmes de CR7, comme en 2004, sont autant de motifs pour une déclaration d'amour de Cyril, qui porte le maillot de l'idole sur le dos. Et quand celui-ci, au plus haut de sa légende, jette son brassard par terre, Cyril assure que « ça va les motiver encore plus. Ils vont gagner pour lui. Ce serait encore plus beau ». Lui est magasinier, son pote électricien, et ils passent du "nous" aux "ils" sans qu'on sache complètement de quelle équipe ils parlent.

Derrière, la supportrice française avec le maillot de 2002 tente de glisser un petit mot doux à Payet. Son mec, à quelques mètres, râle en souriant : « Mais dites-lui d'arrêter ». À côté, un bébé s'enfile des accras de morue. « T'es pas Portugais pour rien, toi ! », lui dit sa mère. Rui Patricio, le goal lusitanien, devient la nouvelle star à l'applaudimètre lorsqu'il dévie de manière un peu gauche la tête de Griezmann. À la mi-temps, c'est l'heure du combo pastel de nata et café, alors que les chants reprennent : « É uma casa portuguesa, com certeza…** ». Avec la sortie de Ronaldo, l'équipe portugaise, à l'image de son gardien, est redevenue une équipe de besogneux, fondée sur le sens du sacrifice, à l'image de sa communauté en France. C'est pourquoi une victoire serait une victoire au goût d'autant plus significatif.

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Le match file, Cyril se ronge les ongles mais reste confiant. Quand les prolongations commencent, « une victoire aux tirs aux buts, ce serait une petite vengeance ». Quand Gignac frappe sur le poteau, « c'est la chance du vainqueur ». Et surtout, quand Griezmann voit la balle filer devant lui et le but vide, Cyril en rigole : « Griezmann, il est Portugais ! Il ne peut pas marquer ! Tous les ans il part en vacances une semaine à Paços de Ferreira. Il parle Portugais hein » . Je lui dis qu'il y a sans doute plus de joueurs nés en France et qui jouent pour le Portugal que l'inverse, mais il me répond : « Oui, mais c'est différent… ».

Pas le temps d'en discuter plus longtemps car Éder - dont l'entrée avait laissé tout le monde un peu circonspect – place sa frappe dans le petit filet. Les tables volent et les verres avec, offrant à uen supportrice française une superbe punchline : « J'ai pas de sang portugais qui coule dans mes veines, mais j'ai du vin portugais qui coule sur ma peau ». Tous ceux qui avaient le cul entre deux chaises sont désormais debout, avec les autres. Le bonheur se distille délicatement jusqu'à la fin des 120 minutes, l'occasion de claquer un petit fumigène et d'aller bloquer un peu les voitures. Klaxons et hymne sont de sortie, les cris se mélangent aux bruits de motos. On passe des coups de fil au bled pour raconter la chaude ambiance à Paris.

António a les yeux qui brillent. Un supporter le taquine sur son t-shirt, lui demande s'il va retirer la partie française. « Ah non, jamais ! », répond-t-il. « Je vais mettre le score derrière ! ». Je pose la même question bateau à tous ceux avec qui j'ai discuté : est-ce que la victoire est encore plus belle parce qu'elle est en France ? « C'est la maison ! On a joué à domicile ! », disent-ils tous. Olivier en perd ses mots : « C'est une victoire difficile, qui reflète ce que nos parents ont vécu ici. Je suis fier pour eux. Enfin, on gagne un titre. Enfin, on est reconnus ! ». La joie des lusodescendant-e-s coïncide avec cette envie de reconnaissance, sous-jacente dans tous les discours de la soirée.

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La "malédiction" s'en est allée, cette statistique incongrue qui voulait que le Portugal n'ait plus battu la France depuis 1975. Les paroles, comme les chiffres, nous renvoient à la mémoire commune aux deux pays, à jamais liés par l'histoire de l'immigration. Ici, les enfants de ces deux histoires nationales quittent l'habituelle "tranquillité" portugaise pour foutre un peu le bordel sur l'avenue, avant de partir sur les Champs-Élysées. La victoire de la soirée valait bien plus qu'un simple match de foot. Pour toute la jeune génération, elle acte - de manière un chouïa revancharde - la reconnaissance des parents. Maintenant, on peut "mourir tranquille"… (mais pas trop tôt quand même).

* Ça sent bon, ça sent Lisbonne

** C'est une maison portugaise, ça c'est sûr