Comment la CIA a infiltré le monde de la littérature pour lutter contre les communistes
Photo de couverture : Ernest Hemingway et Antonio Ordonez. Photo via WikiCommons

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Culture

Comment la CIA a infiltré le monde de la littérature pour lutter contre les communistes

Hemingway, García Márquez, Baldwin : vos écrivains préférés ont sans doute diffusé la bonne parole des États-Unis en pleine Guerre froide, sans forcément le savoir.

Lorsque les liens entre la CIA et une dizaine de magazines littéraires – tels que le Paris Review – ont été révélés au monde entier en 1966, les conséquences n'ont pas traîné. Certaines publications s'effondrèrent, entraînant des journalistes dans leur chute, tandis que d'autres s'en remirent sans mal, n'hésitant pas à affirmer pour certaines que la CIA était une « organisation non-violente » œuvrant pour le bien de l'humanité. Dans un livre éclairant, l'écrivain Joel Whitney taille en pièces le mythe d'un service de renseignement juste et éthique dans son approche de la culture, et lève le voile sur la façon dont la CIA a instrumentalisé de nombreux journalistes pour propager le message libéral américain au cours de la Guerre froide – une manière de lutter contre l'ennemi soviétique de façon plus pernicieuse, en comparaison des coups d'État et des assassinats « classiques ».

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Finks: How the CIA Tricked the World's Best Writers raconte comment la CIA n'a eu de cesse de verser de l'argent à de jeunes écrivains en devenir, dans le cadre d'une stratégie de propagande plus large visant à développer un réseau d'écrivains favorables aux États-Unis, allant de l'Ouganda à l'Inde en passant par l'Amérique Latine. Pour ce faire, l'agence n'a pas hésité à mettre en place un Congrès pour la Liberté de la Culture (CLC), une association basée à Paris visant à répandre le discours pro-États-Unis aux quatre coins du monde via des écrivains et des revues. The Paris Review, co-fondée par Peter Matthiessen – un écrivain et agent de la CIA – était disponible dans de nombreux pays, tandis que le Mundo Nuevo proposait aux lecteurs latino-américains une vision du monde mâtinée d'un gauchisme très modéré – à l'opposé de la gauche révolutionnaire cubaine. La CIA a financé directement ces titres ainsi que les journalistes écrivant en leur sein. Parfois, elle a directement modifié le ton de certains articles.

Si tout le monde sait à quel point la CIA a tout fait pour empêcher les Soviétiques d'étendre leur influence dans le monde, peu de gens ont conscience que la carrière de certains de leurs auteurs préférés est en partie liée à l'action de l'organisation gouvernementale américaine. Joel Whitney a passé près de quatre années à fouiller dans différentes archives afin d'en tirer une liste d'écrivains ayant été financés par la CIA. Parmi eux se trouvent James Baldwin, Gabriel García Márquez ou encore Ernest Hemingway. On pourrait également évoquer le soutien aux artistes dans leur globalité, à l'image de Jackson Pollock ou encore de Mark Rothko.

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Pour autant, vous n'avez pas à brûler L'Amour aux temps du choléra et Paris est une fête. Whitney explique avec clarté comment les différents écrivains ont été manipulés par la CIA. Une telle approche permet de ne pas détester bêtement des artistes qui, bien souvent, n'avaient même pas conscience d'être financés par les services de renseignement américains. « Tout ça permettait également aux autorités de changer de sujet, alors que les tensions autour de la question des droits civiques étaient omniprésentes dans le pays », m'a confirmé Whitney au sujet de la stratégie médiatique et culturelle de la CIA pendant la Guerre froide. J'ai voulu en savoir plus sur ce sujet, et lui ai donc passé un coup de téléphone.

VICE : Bonjour Joel. Pourquoi avez-vous tenu à ruiner la réputation de mes écrivains préférés ?
Joel Whitney : Vous savez, j'ai voulu lever le voile sur vos écrivains préférés sans forcément vous dégoûter d'eux. Ce qui m'intéressait, c'était d'analyser la trajectoire de ces écrivains, c'est tout.

Pourquoi la CIA a-t-elle financé des auteurs latino-américains de gauche, dont les écrits ont été des caisses de résonance pour les luttes politiques dans la région ?
C'est là toute la difficulté quand on évoque des secrets : il est très difficile de démêler le vrai du faux. En ce qui concerne l'Amérique latine, on peut dire qu'au début, la tactique de la CIA n'a pas été la bonne. Avec des magazines comme Cuadernos, l'organisation parlait à des lecteurs qui étaient convaincus que les États-Unis avaient un rôle à jouer dans la région. Après la Révolution cubaine, la ligne de la CIA a évolué en direction des gens plus modérés, ceux qui hésitaient encore entre défendre les États-Unis et supporter les régimes naissants.

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La CIA – via le CLC – a donc appuyé des auteurs « de gauche, mais pas trop » afin de gagner la confiance de lecteurs se situant dans la même veine ?
Tout à fait. La CIA s'est servie de quelqu'un comme Gabriel García Márquez – connu pour ses opinions de gauche – pour véhiculer un message moins révolutionnaire que celui qui était omniprésent dans les milieux de gauche de l'époque. Les auteurs dont je parle ont été des chevaux de Troie, si vous voulez. Parfois, une telle tactique est devenue extrêmement complexe à gérer.

Prenez l'exemple d'Emir Rodríguez Monegal, qui a admis avoir rédigé un éditorial critiquant la guerre du Vietnam uniquement pour donner l'impression qu'il n'était pas contrôlé par la CIA ! C'est là que la situation est devenue intéressante. Quand j'ai compris que certains auteurs avaient menti sciemment afin de tromper tout le monde, j'ai dû revoir toutes mes analyses précédentes.

Lorsque les liens entre la CIA et de nombreuses revues littéraires ont été mis à jour, le retour de bâton a été parfois violent. Prenez le magazine libanais Hiwar. Il a disparu et la vie de son rédacteur en chef Tawfiq Sayigh a été détruite. Quel regard portez-vous là-dessus ?
Disons qu'une fois le secret révélé, un magazine comme Hiwar n'avait plus aucune raison d'exister – d'autant plus dans un monde qui critiquait de plus en plus la mainmise des États-Unis et de l'URSS sur l'ensemble du globe. Les gens ont bien compris que lorsque la CIA finance un journal, un magazine ou un auteur, elle ne le fait pas pour défendre une certaine vision de la culture. Non, ce qu'elle veut, c'est influencer le contenu des écrits en question. Quand les gens apprennent qu'un magazine est financé par une telle organisation, c'en est souvent fini pour lui.

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Les pouvoirs publics continuent à financer de nombreuses organisations culturelles aujourd'hui. La situation n'est-elle pas la même, au fond ?
Il faut savoir faire preuve de nuance. Ce qui est important, c'est de rendre ces financements publics. La situation n'est pas idéale, mais le monde ne l'est pas non plus. Les journalistes doivent s'adapter à cet impératif de financement, comme les artistes. Il faut surtout savoir faire preuve d'intelligence, comme García Márquez l'a fait.

Après, je vous conseillerais de vous méfier de l'ensemble de l'industrie culturelle – et notamment du cinéma, qui rassemble le plus de spectateurs. Il n'y a qu'à regarder Argo ou Zero Dark Thrty pour se poser quelques questions sur l'indépendance des studios vis-à-vis de l'État américain…

Je vois. Et sinon, pour finir, pouvez-vous revenir sur le cas de Boris Pasternak, qui est particulier dans la mesure où son discours n'a pas eu besoin d'être modelé par les États-Unis pour aller fondamentalement dans leur sens ?
Pasternak a écrit Le Docteur Jivago en tant que dissident soviétique, et la CIA s'est emparée du halo qui entourait l'écrivain pour en faire un symbole de la domination des valeurs « occidentales » sur les valeurs soviétiques.

La figure de Pasternak permet de s'interroger sur la façon dont les différents régimes politiques traitent leurs dissidents. Que faisons-nous de nos Pasternak contemporains ? Snowden est-il un ersatz de Pasternak ? Réfléchir à la figure du dissident permet de se souvenir que ces gens-là n'ont jamais vraiment souhaité devenir dissidents. La seule chose qui les animait était de rendre publique leur histoire.

Je vois. Merci beaucoup, Joel.

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