Crime

Faire des chansons sur la weed en Tunisie pourrait bientôt être passible de prison

Une proposition de réforme législative pourrait interdire aux rappeurs de parler de cannabis avec l’introduction d’un délit d’ « incitation publique à commettre des infractions liées à la drogue ».


Le rappeur Kafon tire une longue latte sur son joint. Il hoche la tête au rythme des percussions. On est dans une banlieue grise et pauvre, quelque part en Tunisie. Caché derrière des lunettes aviateur, il s’adresse en chantant aux autorités tunisiennes: « On a tellement souffert, laissez-nous tranquilles. »

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La scène est tirée du clip de sa chanson « Chakchak ». Peu de temps après la sortie du single en 2014, Kafon a été arrêté pour consommation de cannabis, un délit qui peut être puni par un an de prison. Après neuf mois derrière les barreaux, il a été libéré lorsqu’un groupe d’artistes et de militants a fait pression sur le gouvernement.

Le rappeur est l’un des nombreux Tunisiens qui sont allés en prison pour avoir enfreint la Loi 52, une loi draconienne qui a rempli les geôles du pays, aujourd’hui surpeuplées. Les autorités songent aujourd’hui à assouplir (un tout petit peu) cette loi.

Le 30 décembre, le gouvernement tunisien a approuvé un projet de révision de la Loi 52, qui doit maintenant être approuvé par le Parlement. La réforme permettrait aux délinquants dont c’est la première infraction de recevoir une amende plutôt qu’une peine automatique d’un an en prison. Elle réduirait également la peine maximale pour des infractions répétées de cinq à un an.

Mais la proposition risque de rendre les choses beaucoup plus compliquées pour les rappeurs amateurs de weed, en introduisant le délit d’”incitation publique à commettre des infractions liées à la drogue.” En gros, il sera interdit de parler de du cannabis, chose qui n’est pas pour l’instant interdite. 

Le Parlement n’a pas encore annoncé la date du vote, mais les groupes de défense des droits de l’homme font déjà pression sur les législateurs, avant qu’il ne soit trop tard. D’après un rapport de Human Rights Watch (HRW), la Loi 52 a déjà eu un impact dévastateur pour les citoyens les plus vulnérables du pays, et elle met des bâtons dans les roues des associations qui fournissent des services préventifs.

Prenant comme point de départ des entretiens avec 47 Tunisiens, le rapport de HRW décrit des perquisitions arbitraires, des prisons surpeuplées où les consommateurs occasionnels se retrouvent coincés dans des cellules avec des dizaines — voire des centaines — de criminels endurcis, et des jeunes Tunisiens qui se font tabasser par la police s’ils sont soupçonnés d’avoir fumé du cannabis, connu aussi sous le nom de « zatla ».

« Les lois affectent les individus dans des quartiers difficiles où la consommation de drogue est importante à cause du taux de chômage élevé et [où les habitants] sentent qu’ils n’ont pas d’avenir, » explique Amna Guellali, chercheuse sur la Tunisie et l’Algérie auprès de HRW.

Les énormes répercussions légales de la consommation de cannabis sont un véritable fléau pour la jeunesse tunisienne pauvre, principale victime de la Loi 52, adoptée en 1992. Depuis la chute du président Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, les jeunes continuent de manifester contre le ralentissement des réformes politiques, une économie asphyxiée par la corruption et le chômage, dont le taux aurait selon la Banque Mondiale dépassé les 15 pour cent l’année dernière. Le taux serait beaucoup plus élevé dans les régions pauvres à l’intérieur du pays.

Les pauvres et jeunes payent le prix fort

Le cannabis que l’on trouve en Tunisie est de moins bonne qualité que le produit de qualité médicale disponible par exemple aux US. Il est typiquement cultivé au Maroc et entre au pays par la frontière entre la Tunisie et l’Algérie. Il arrive également qu’il soit acheminé depuis l’Afrique sub-saharienne, par la Libye. Même si l’usage du zatla est répandu auprès des adolescents et des jeunes adultes tunisiens, sa consommation — et son importance au quotidien — est plus élevée dans les quartiers et les villes pauvres. Et ce sont les pauvres qui payent le prix fort.

« La loi fait office de police sociale pour contrôler ces quartiers [pauvres] et les empêcher de s’améliorer », explique Guellali, qui ajoute qu’elle a interviewé des habitants de Kasserine, une ville marginalisée au coeur de la Tunisie qui, le mois dernier, a connu des manifestations importantes contre le désengagement du gouvernement et le chômage. « Lorsque [les jeunes] se retrouvent rassemblés en nombre, la police les arrête tous pour consommation présumée de drogue et les soumet à des tests urinaires. »

Pour Guellali, les réformes proposées sont positives, sauf celles qui pénalisent le fait de parler publiquement du cannabis. Ce changement-là, note-t-elle, pourrait avoir des répercussions graves sur la liberté d’expression au sein du pays.

« Si ça fait partie de la nouvelle loi, ça pourrait se retourner contre les rappeurs, les assistants sociaux, et même Human Rights Watch, qui est partisan de la dépénalisation de la consommation de drogue », explique la chercheuse.

Lors de la révolution, la voix des rappeurs tunisiens s’est élevée haut et fort contre le gouvernement, la police et les inégalités qui rongent le pays. Certains de ces rappeurs sont connus dans le monde arabe et plusieurs d’entre eux ont des tubes qui vantent les mérites du joint. À l’instar de Kafon, les artistes Hamzaoui Med Amine et Klay BBJ ont acquis une certaine renommée pour leurs éloges de la weed et leurs critiques à l’égard des violences systématiques de la police contre les fumeurs.

Plusieurs rappeurs ont eu à faire avec la police dans des cas médiatisés, liés à la drogue. Récemment, Klay BBJ, un boxeur devenu artiste de hip-hop, a été détenu en octobre pour des chefs d’inculpation peu clairs. Une source judiciaire aurait suggéré qu’il s’agissait d’un délit lié à la consommation de drogue. Il a été libéré quelques jours plus tard, mais l’affaire montre que la Loi 52 est utilisée par les autorités pour taire les artistes et les militants opposés au gouvernement.

Khalil Awafi, 26 ans, fait partie d’un groupe de tagueurs politisés qui s’appelle Zwewela — ce qui veut dire « pauvres » en arabe tunisien. Awafi redoute que la loi ne serve à réprimer les groupes ouvertement contestataires tels que le sien. La nouvelle proposition de loi, dit-il, « est juste une solution temporaire. Les militants et les artistes seront poursuivis avec plus de zèle avec cette loi, qui interdit de promouvoir la consommation de zatla ».

Deux membres de l’équipe d’Awafi ont déjà été arrêtés en 2012 pour n’avoir pas respecté l’état d’urgence, pour avoir écrit sur la propriété publique et pour avoir publié des messages qui perturbent l’ordre public. Ils avaient écrit le slogan, « Le peuple veut des droits pour les pauvres » sur un mur dans une ville au sud de la Tunisie.

« Quand on entend dire que la loi a changé, ça donne de l’espoir, mais au fond, l’oppression est toujours là », dit Awafi.

Boutheîna El Alouadi, 24 ans, est une rappeuse et danseuse tunisienne de hip-hop, mieux connue sous son nom de scène Medusa. El Alouadi est plus optimiste par rapport à la nouvelle version de la loi, qui selon elle, pourrait rendre la vie plus simple aux consommateurs occasionnels de weed. Elle souligne en particulier la disposition qui propose de remplacer la peine de prison par du travail d’intérêt général. Mais comme beaucoup de ses collègues, elle aussi est entourée d’amis dans la scène de musique underground qui ont souffert de la répression gouvernementale sur les infractions liées à la consommation de cannabis.

« Je connais beaucoup de gens qui ont fumé leur premier joint et se sont fait jeter en prison », dit-elle. « Parfois ils sont même arrêtés parce qu’ils ont des feuilles à rouler ou parce qu’ils sentent le zatla. Si tu vas en prison, tu ne peux pas travailler pour le gouvernement. Tu ne peux pas continuer ses études. Tu ne peux pas avoir une vie normale. »


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Cet article est d’abord paru sur la version anglophone de VICE News