Coups de pioche dans la gueule des labels, les mixtapes ont toujours été essentielles à l’alternative prônée par le hip-hop, permettant aux artistes d’étaler sur des dizaines de titres, plus ou moins bien produits, leur penchant hardcore, leur colère sèche ou leurs ébauches instrumentales. On a beau chercher, on n’a jamais trouvé meilleur vecteur de découverte artistique, un truc qui vous permet aussi clairement d’échapper aux circuits de distributions et de rejeter le discours de l’industrie musicale et de tout ce qui peut lui être affilié.
Alors, oui, certes, il existe bel et bien une confusion à l’heure actuelle entre le format mixtape traditionnel et un album distribué gratuitement sur le web, mais l’esprit est là. On ne va entrer dans la théorie. D’abord, parce que ça a souvent tendance à être terriblement chiant. Et puis parce que l’essentiel n’est là. L’important, ici, c’est de prendre conscience que ce format peut également permettre à certains MC’s d’accéder à la reconnaissance internationale, et plus seulement à celle des B-boys et B-girls qui continuent de considérer les mixtapes publiées au début des années 2000 par The Lox comme le Saint-Graal de leur collection.
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Il suffit d’ailleurs d’écouter Coloring Book de Chance The Rapper pour comprendre qu’une mixtape peut aujourd’hui susciter autant de buzz que n’importe quel album- enfin, je n’écoute pas tous les disques et ne connais pas tous les rappeurs, mais tout de même, étudiez ce truc, écoutez-le plusieurs fois, comprenez-le ou pas, mais tout y est. Quitte à répéter l’un de mes précédents articles, il y a tout à apprendre de Coloring Book de Chance The Rapper.
Sans renier l’importance des derniers forfaits de Beyoncé, Anderson .Paak ou De La Soul, on se dit donc qu’il y a quelque chose de regrettable à se concentrer uniquement sur les sorties officielles, tant la profusion, toujours plus déroutante on est d’accord, de nouveaux albums certifiés conformes par les maisons de disques possède un avantage indéniable : inciter à aller jeter une oreille en dehors des chemins balisés par les labels déjà bien établis. Car oui, les petites productions, DIY, étincelantes, passionnantes, existent aussi et sont dignes d’être remarquées. Un coup d’œil au contenu de DatPiff.com, plateforme incontournable pour tout amateur de mixtapes, suffit à s’en rendre compte : de Jeffery de Young Thug à Telefone de Noname, en passant Purple Reign de Future et Lil Uzi Vs The World de Lil Uzi Vert, les mixtapes raflent tout depuis quelques mois. Mieux, elles pullulent et semblent imprégner leurs codes au sein des derniers albums d’artistes aussi prestigieux et respectés que Kanye West ou Frank Ocean – après tout, que sont The Life Of Pablo ou Blonde si ce n’est des œuvres qui coupent court aux soupçons commerciaux en accumulant les morceaux démesurément arrogants, remplis d’ornementations complexes, de détails à déchiffrer et d’audaces orchestrales, parfois bancales, parfois indigestes, mais toujours défricheuses ?
En clair, les mixtapes n’ont plus, comme ça a longtemps été le cas, pour vocation d’offrir aux block parties un petit bout d’éternité, ni d’être vendues de main en main, de quartier en quartier. Elles ne servent plus que très rarement de terrain de jeu aux DJs, qui voyaient en ce format un moyen d’étaler leur habilité technique. Désormais, la mixtape est devenue un exercice de style que certains mastodontes du hip-hop se plaisent à reproduire, mais qui, comme dans les années 90 ou 2000 (gros poke à G-Unit), permet encore de révéler ceux qui feront le rap de demain.
Prenons Kamaiyah, par exemple. La rappeuse d’Oakland n’a sans doute pas fait autant de bruit que Travis Scott ou Rae Sremmurd en 2016, mais son projet A Good Night In The Ghetto, tout en groove et sons vintage, rend parfaitement compte de ses intentions et de son potentiel pour les années à venir, qu’elles devraient passer au sommet. Concrètement, on sent bien que Kamaiyah n’a pas passé des heures en studio, que la production n’a pas couté bien plus cher que dix grammes de weed (je simplifie un peu, mais à peine), mais ce A Good Night In The Ghetto mérite les bonnes grâces, même celles de ceux qui vous disent sans honte ne pas trop être fan de hip-hop à la base, mais quand même apprécier Eminem ou Kendrick Lamar.
Prenons également 21 Savage, Shayaa Joseph de son vrai nom. En plus de réclamer la libération de Gucci Mane et de s’autoproclamer « Roi du massacre » sur deux de ses projets ( Free Guwop et Slaughter Tape), le MC d’Atlanta (encore un) a tout défoncé ces derniers mois avec Savage Mode, une mixtape qui, pour le coup, remet au premier plan le travail du DJ puisque le projet est signé 21 Savage & Metro Boomin, véritable orchestrateur de ce son lugubre, lent et minimaliste, aperçu également auprès de Future, YG ou Kanye West. Alors, bien sûr, Savage Mode donne parfois l’impression de bégayer en alignant les morceaux jumeaux, mais comment ne pas s’extasier finalement face à tant de franchise et de liberté : « Ils disent que le crack tue/ Négro, mon crack à moi, il se vend ».
Prenons enfin Jazz Cartier (aka Jaye Adams, aka Jacuzzi Lafleur), un MC de Toronto qui, dans un monde juste, défoncerait le piédestal sur lequel Drake a posé ses miches et reprendrait les commandes de sa ville. D’autant que le mec sait produire des singles : écoutez « Red Alert », c’est génial, c’est évident, c’est percutant et ça impose au reste du monde un style que le gus a fini par nommer « Cinematic Trap », soit un mélange de trap, d’ Internet rap et d’arrangements de cordes, de piano et de cuivres. C’est fou, oppressant, sans limites, et ça vient soutenir la comparaison avec n’importe quel concept-album – oui, je ne l’ai pas encore dit, mais Hotel Paraonia, la mixtape en question, raconte la même histoire que le fameux disque des Eagles, dont elle s’inspire : celle d’un refuge dont il est impossible de s’extraire. Oppressant, je vous dis.
J’aurais pu bien sûr mentionner des tas d’autres mixtapes (au hasard Woponese de Jimmy Wopo, Young Jefe 2 de Shy Glizzy, Woptober de Gucci Mane ou encore Lil B.I.G Pac de Kodak Black), mais ces trois-là disent l’essentiel : qu’il est désormais possible de proposer ce genre de projets sans forcément faire appel à des dizaines de featurings pour combler les trous ; qu’il est à présent possible de mettre au point des titres aussi complexes que chelous tout en rendant l’ensemble présentable ; que les mixtapes ont plus que jamais le pouvoir d’éclipser le format album et d’imposer des figures influentes, du genre qu’on écoutera encore dans dix, vingt ou trente ans.