Nous sommes au mois de septembre et je suis à la recherche d’un appartement en région parisienne. Je n’en suis pas à ma première recherche d’appartement au cœur de la ville Lumière, connue dans le monde entier pour ses ponts Instagrammables, moins pour son marché immobilier ultra-concurrentiel, hors de prix, et passablement humainement dégradant pour quiconque n’a pas trois garants capables de s’acheter cash une villa au Touquet. Commençant à sonder tous les sites immobiliers et de mise en location de la toile, j’apprends par une amie bien informée, qu’il existe un site — une sorte de LeBonCoin — qui me permettrait potentiellement d’obtenir un coupe-fil lorsque viendra le temps de déposer mon dossier auprès d’un propriétaire, et qui pourrait même me permettre d’accéder à des appartements listés nulle part ailleurs. Et mon amie d’ajouter « Constance a trouvé son appartement à Montmartre comme ça, en même pas deux semaines ».
Ce site ? “Gens de confiance”. Un site où se retrouvent les bourgeois de Paris, Toulouse, Nantes, Pau, Nice et j’en passe, pour échanger leurs biens (immobiliers ou pas) en toute confidentialité. D’aucuns diraient “loin de la populace”. Après tout, qui a envie que sa commode Louis XVI, léguée par grand-père Eunice, se retrouve entre les mains d’un Qatari nouvellement installé dans le XVIe, ou pire, que son écran plat acheté il y a deux ans finisse dans un HLM de banlieue ? Mais surtout, le nom du site suggère autre chose : la peur de l’arnaque, parée par un fonctionnement bien particulier.
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Première étape : l’inscription
Être une “Personne de Confiance” inscrite sur le site n’est pas donné à tout le monde. Je ne parle évidemment pas de mes qualités morales — qui sont, il me semble, dans la moyenne — mais bien des conditions d’accès à cette communauté de quelque 1,2 millions de membres. En arrivant sur le site donc, je clique sur “s’inscrire” , on me rappelle alors amicalement que je “rejoins un réseau de confiance” et que je dois donc en accepter les conditions générales. C’est bien ma veine, même si j’avoue ne pas être du genre à penser que mon prochain cherche systématiquement à m’arnaquer. J’accepte, entre mon adresse mail, renseigne un mot de passe, et on me demande de compléter mon “profil”.
Les informations demandées sont succinctes : nom, prénom, date de naissance etc. On me demande quand même mon adresse complète (apparemment pour pouvoir me proposer des annonces à proximité), ainsi qu’une courte “présentation publique” de ma personne, qui doit tenir en quelques mots. J’entre “Journaliste cherchant appartement pour octobre”. Histoire d’être claire sur mes intentions. Et puis surtout, je me dis que “journaliste” ça plaira aux autres membres du site. Hors de question d’écrire “aspirante artiste, troubadour des comedy clubs le dimanche, écrivaillonne à la petite semaine, parfois vendeuse de légumes par temps apocalyptique” — bien que ça puisse avoir le potentiel d’ajouter un peu d’exotisme au site, peuplé surtout par des femmes de cinquante ans s’échangeant vêtements Sandro et Thermomix, et des noms à particules proposant chalets alpins et villas biarrotes à louer à la semaine.
Deuxième étape : se faire parrainer
Vient maintenant la plus difficile : trouver trois membres dans mes relations, déjà inscrits sur le site, prêts à me parrainer. C’est qu’il faut pouvoir montrer patte blanche pour accéder aux “petites annonces exclusives — très très exclusives précise le bas de page — et sécurisées” du site. Pour mettre toutes les chances de mon côté, j’importe mon carnet d’adresses Gmail et mes contacts Facebook. Sur le petit millier de contacts importés, je constate que seuls 13 de mes contacts sont en mesure de potentiellement me coopter. Il s’agit surtout de connaissances vagues datant du lycée (de centre ville) et de mes années en école de commerce.
« Mon seul succès se résume à ça : vendre un argentique au prix fort à une meuf de 25 ans venue le récupérer à bord de son 4×4. » – Lisa
Se pose alors la question de l’absurdité, voire de la gêne occasionnée après toutes ces années de silence à demander à des semi-inconnus de me parrainer sur un sombre site de petites annonces. Ratissant large, je mets aussi mon lien de parrainage en story Instagram. Un pote me dit qu’à un moment, c’était son rêve de « cracker le site en parrainant un max de personnes racisées ». Y a encore du boulot.
Entre temps, mon copain, avec qui je cherche le dit appartement, s’est également inscrit sur la plateforme. Il a fait son lycée dans un établissement privé catho : il a le triple de parrains potentiels que moi. Il obtiendra son sésame en quelques heures, moi en quelques jours. Une fois mes parrainages obtenus, mon profil est encore une fois mis en attente. Sur mon profil, on me dit que celui-ci attend d’être validé par un “modérateur régional”. Le site sera-t-il à la hauteur de mes espoirs ? En tout cas, je ne suis pas seule à tenter le coup.
Gauche caviar, curieux, et opportunistes divers
Lisa, par exemple, s’est inscrite sur le site dans un objectif bien particulier : « J’étais en vacances chez des amis quand ils ont évoqué leur tante, une dame très bourgeoise, bon chic bon genre, devenue “ambassadrice” du site. Apparemment la moitié de sa vie sociale tournait désormais autour de la plateforme. Ça m’a intriguée, je me suis dit que j’avais bien envie d’essayer de découvrir ce monde de riches de l’intérieur alors je me suis inscrite, par pure curiosité. Après une semaine à attendre les parrainages de gens un peu random, j’y ai eu accès. Malheureusement, j’ai vite été déçue : je n’y ai trouvé que des apparts de riches hors de prix et pas les aubaines que j’espérais. Mon seul succès se résume à ça : vendre un argentique au prix fort à une meuf de 25 ans venue le récupérer à bord de son 4×4. »
Anne, inscrite sur Gens de Confiance en tant que propriétaire, s’amuse quant à elle des paradoxes moraux révélés par le site : « Moi, c’est carrément des marxistes qui m’ont parlé du site. Ça me fait rire parce qu’au final, même les gens qui se revendiquent de gauche, un peu en marge, utilisent quand même la plateforme. Pour moi l’inscription a été facile, mais je continue de recevoir des demandes de parrainages improbables de la part de mes contacts Facebook, comme celle reçue d’un acteur de gauche connu que j’avais dans mes amis par exemple. » À préciser que les marxistes d’Anne n’étaient pas n’importe lesquels, mais des marxistes du 7e arrondissement.
Enfin, d’autres, en accédant au site, ont renoncé aux plateformes d’échange et ventes entre particuliers concurrentes plus accessibles. C’est le cas de Léo notamment, qui privilégie de plus en plus la mise en ligne de “petites annonces exclusives” pour revendre fringues vintages et autres : « Au bout d’un moment, j’en ai eu marre des négociations interminables et des achats non finalisés. Au moins là, je sais que si quelqu’un m’envoie un message pour m’acheter une fringue, il ne me laissera pas en plan. Puis ça me permet de racheter une pièce contre une autre, y a de belles affaires dans les armoires du XVIe, » conclut ce jeune trentenaire fan de fripes.
« Les privilégiés de la fortune recherchent de manière systématique la compagnie de leurs semblables. » – Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha
Mais comment la confiance est-elle préservée sur le site ? Pour Anne, les méthodes sont quelque peu “passives-agressives” : « Une fois que mon annonce d’appart a été en ligne, j’ai reçu beaucoup de messages et j’ai dû faire preuve de rigueur pour répondre à tous. Il y a une ambiance un peu passive-agressive sur le site. Une femme à qui je n’avais pas répondu, une semaine après son message — et en raison du nombre insensé de messages déjà reçus pour l’appart — m’avait envoyé un truc un peu sec du genre “j’attends toujours votre réponse…”.»
Une incitation qui se retrouve aussi dans la partie « Laisser un avis » de chaque profil de membre. Une section où chaque personne peut laisser un avis suite à une affaire réalisée sur le site, en remplissant trois cases : éléments positifs, éléments à améliorer et… “ éléments incompatibles GDC”. Au bout de deux éléments “incompatibles” en six mois, le membre est banni du site. Quant à la nature de ces “incompatibilités”, pas vraiment d’info : on ne sait s’il s’agit d’un colis arrivé en retard, d’un message auquel on aurait répondu de façon un peu “rustre”, ou de propos violents ou racistes.
L’immobilier parisien a trouvé un nouveau moyen d’entretenir l’entre-soi
Mais voilà, je ne cherche pas à agrémenter ma garde-robe d’une robe Courrèges et je ne suis pas propriétaire. Je cherche à louer un appartement. Or, dans une bonne logique marchande, le site a créé une offre “Locataire prioritaire” pour les annonces immobilières. Pour la modique somme de 99 euros pour trois mois, il est donc possible d’envoyer un message aux propriétaires “avant les autres” et ainsi faire passer son dossier en priorité. La filsdeputerie de l’immobilier parisien vient de monter encore d’un cran, et mon rêve d’une recherche immobilière sans souffrance s’éloigne avec.
Désormais, il ne suffit plus de procurer aux agences et propriétaires l’intégralité des documents attestant de sa solvabilité, et de celle de sa famille sur trois générations, il faut en plus de ça payer pour le faire. Sans parler des discriminations de fait qui existent déjà partout dans notre société (48% des agences immobilières accepteraient de pratiquer les discriminations raciales demandées par les propriétaires), et qui sont désormais “un peu mieux” organisées par des sites comme celui-ci. La classe dominante travaille méthodiquement à l’exclusion de l’autre, et ça n’a rien de nouveau.
Alors que Michel Pinçon vient de mourir, ses travaux réalisés aux côtés de Monique Pinçon-Charlot, sur la grande bourgeoisie française restent terriblement d’actualité. Comme le couple de sociologues l’écrivait dans son livre Les Ghettos du gotha de 2007 : “Les privilégiés de la fortune recherchent de manière systématique la compagnie de leurs semblables.” Et d’écrire également, à propos des beaux quartiers parisiens et notamment des Champs-Élysées : « Les membres des quelques familles de la haute société qui résident encore dans les rues de ce quartier, ou qui s’y rendent parce qu’elles y ont leur bureau ou leur cercle (le Travellers est au numéro 25 de l’avenue, le Jockey est tout proche, rue Rabelais) parlent volontiers de “faune” à propos des badauds qui montent et descendent ” le Champs “. Ils rejettent ainsi dans l’animalité ceux qui ne leur ressemblent pas et disqualifient sans appel leur façon d’être et de faire. » Cette “faune”, c’est désormais les gens hors du cercle, ceux à qui on ne peut pas faire confiance. La bourgeoisie fait d’abord le tri par le parrainage, puis, comme toujours, par les moyens financiers. Les nouveaux remparts entre les classes sociales s’érigent désormais sur internet.
Quelques semaines plus tard, je meublerai mon appartement nouvellement loué (par la voie d’une agence traditionnelle) avec du mobilier et de l’électroménager trouvé sur Le Bon Coin, sujette à une tendresse renouvelée pour mon quartier et les gens qui le composent, dans toute leur diversité.
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