Il est resté longtemps rangé au rayon des utopies. La présidentielle à venir est pourtant en train de le dépoussiérer et de le consacrer comme sujet politique et économique majeur du moment. Lui, c’est le concept de revenu universel – ou revenu de base, ou revenu d’existence, c’est selon. Benoît Hamon en a fait la mesure phare de sa candidature à la primaire socialiste tandis qu’en face Nathalie Kosciusko-Morizet l’avait choisi comme marqueur de sa candidature au cours de la « primaire de la droite et du centre » – avec un peu moins de succès. Les sénateurs Jean-Marie Vanlerenberghe (UDI) et Daniel Percheron (PS) ont rédigé un rapport à son sujet en octobre dernier. De manière plus large, un rapport remis en avril 2016 par Christophe Sirugue – alors député PS – avait pour objectif de repenser les minima sociaux, en s’intéressant notamment à la simplification du système actuel. Le député plaidait à titre personnel pour l’avènement d’une « couverture socle commune » venant remplacer les dix minima actuels – sans jamais citer l’expression « revenu universel ». Plus concrètement, le département de la Gironde espère tester l’expérience du revenu universel dès 2018. Autant dire que la thématique est de plus en plus présente dans les espaces médiatique et politique français – tout en recouvrant des réalités bien différentes suivant les interlocuteurs qui s’en emparent.
Pour Dominique Méda, philosophe, sociologue, spécialiste de la question du travail et professeure à l’université Paris-Dauphine, le principal problème dans le débat actuel autour du revenu universel, c’est qu’on ne sait bien souvent pas de quoi on parle exactement. Elle me met en garde : « Il y a des tas de variantes sur le marché, des plus libérales aux plus égalitaires. Tout mettre sous un même terme est certes pratique, mais ne se vérifie pas vraiment dans les faits. »
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Pour tenter de mieux comprendre ce que les partisans du revenu universel défendent exactement, j’ai donc contacté Jean-Éric Hyafil. Doctorant en économie, il fait sa thèse sur le revenu universel à l’université Paris 1. « La définition de départ met à peu près tout le monde d’accord, m’affirme-t-il. Le revenu universel dépend de trois critères. Il est versé par la collectivité à tout le monde, inconditionnellement, et de façon individuelle. » Le chercheur souligne toutefois que des projets très différents – et parfois contradictoires – découlent de cette définition.
Pour aller plus loin, j’ai posé une question volontairement naïve à Julien Damon, professeur à Sciences Po et spécialiste des sujets de solidarité, de protection sociale et d’insertion : le revenu universel est-il un concept de droite ou de gauche ? « Deux grandes philosophies s’affrontent, m’explique-t-il. Il s’agit d’un côté de compléter l’État providence et le système de protection sociale par ce revenu universel – une option socialiste, avec la volonté de pouvoir donner plus à ceux qui ont moins. De l’autre, on entend au contraire mettre fin à l’État providence, puisque ce système de revenu universel serait la seule source de protection sociale – c’est la vision libérale, qui défend une prestation uniforme, forfaitaire, au nom du principe d’égalité. »
Jean-Éric Hyafil établit peu ou prou la même distinction. Selon lui, il y a d’un côté ceux qui voient le revenu universel comme quelque chose qui s’ajoute aux prestations sociales actuelles – en remplaçant le RSA et éventuellement les aides au logement, mais pas le chômage ou la retraite. De l’autre, on trouve ceux qui défendent des projets néolibéraux, au sein desquels le revenu universel pourrait tout remplacer. Suivant le projet proposé, le montant du revenu universel varie, allant de 400 à plus de 1 000 euros par mois. Tous semblent simplement s’accorder sur la nécessité de simplifier un système redistributif tentaculaire, ainsi que de permettre aux travailleurs de s’émanciper quelque peu d’un univers professionnel de plus en plus aliénant.
Preuve de la complexité du débat, les détracteurs de l’idée de revenu universel ne sont même pas d’accord entre eux. Certains s’inquiètent du triomphe possible d’une société d’assistés – de toute façon, je vais toucher de l’argent tous les mois alors pourquoi travailler ? – tandis que les autres critiquent une idée qui pourrait favoriser encore un peu plus le patronat – puisque mes employés touchent ce revenu, pourquoi ne pas baisser leur salaire ? C’est sans doute là que réside la question la plus importante pour les électeurs socialistes – mot à prendre au sens originel. Après tout, le revenu universel n’est-il pas le cheval de Troie dont Pierre Gattaz a toujours rêvé, même sans le savoir ?
« Je trouve que nous nageons aujourd’hui en plein déterminisme technologique. On fait comme si les innovations technologiques allaient s’implanter sans se soucier de la résistance des travailleurs, des consommateurs, de la société, ou des types d’organisation du travail. » – Dominique Méda
Quoi qu’il en soit, l’idée de revenu universel n’a rien de nouvelle. On considère souvent qu’elle est apparue en filigrane dans Utopia de Thomas More, rédigé en 1516. L’intellectuel franco-americano-britannique Thomas Paine proposait dès le XVIIIe siècle de verser une dotation en terre à l’ensemble des habitants de Grande-Bretagne une fois atteint l’âge adulte. Cette idée de revenu de base a ensuite traversé les XIXe et XXe siècles, avec des approches de plus en plus diversifiées – notamment lorsque Milton Friedman, père des réformes ultralibérales de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, s’est emparé de la question.
Julien Damon souligne qu’il s’agit d’un concept « à la fois libéral et très marxiste. C’est en cela que libéraux et socialistes peuvent se rejoindre, car l’idée est de transformer le salariat de manière assez profonde. » Est-ce pour cette raison que l’idée séduit de plus en plus aujourd’hui ? Jean-Éric Hyafil évoque ce qu’il nomme « la crise du sens » pour expliquer la soudaine popularité du revenu universel. « Il y a toute une jeune génération qui est diplômée et qualifiée, mais très déçue par le monde du travail. Ces jeunes ont l’impression que leur labeur ne sert qu’à augmenter le profit du patron et n’apporte rien à la société. » Ce que l’anthropologue David Graeber avait appelé les « bullshit jobs » dans un article daté de 2013.
« Les attentes placées aujourd’hui dans le travail sont immenses, reconnaît Dominique Méda. Parallèlement, les angoisses à son sujet sont palpables : peur du chômage, de la dégradation des conditions de travail, etc. » De plus, le progrès technique paraît mettre de plus en plus à mal une certaine conception du travail, en tant que produit issu de l’activité humaine. « Depuis 2011, un certain nombre d’études très inquiétantes ont été publiées au sujet des risques de pertes d’emploi liées à l’automatisation, poursuit Mme Méda. Le discours selon lequel l’automatisation serait sur le point de faire disparaître une part considérable des emplois existants et de révolutionner le travail a connu un développement foudroyant et a désormais acquis le statut d’évidence. »
La chercheuse appelle pourtant à la prudence. « Je trouve que nous nageons aujourd’hui en plein déterminisme technologique. On fait comme si les innovations technologiques allaient s’implanter sans se soucier de la résistance des travailleurs, des consommateurs, de la société, ou des types d’organisation du travail – plus ou moins compatibles avec ces innovations. » Elle m’explique que « certes, le travail va être en partie automatisé, mais que d’une part, ce processus transformera les emplois existants plus qu’il ne les supprimera et que d’autre part, si nous prenons au sérieux la crise écologique, nous devrons nous engager dans une vaste reconversion qui demandera beaucoup de travail. »
« La portée des expériences étrangères menées – et souvent improprement citées – est très limitée. » – Clément Cadoret
Dès lors, un tel engouement autour du revenu universel est-il justifié, alors que rien ne dit que « la sortie du travail » est pour demain ? De plus, constitue-t-il vraiment l’instrument le mieux adapté pour lutter contre la précarité ? Pour Jean-Éric Hyafil, il faut tout d’abord différencier travail et emploi avant de répondre à ces questions. Le travail, c’est tout ce qui crée de la richesse dans une société, y compris le bénévolat. L’emploi, c’est le travail rémunéré.
« Même dans une société qui connaîtrait le plein-emploi, le revenu universel serait intéressant, affirme-t-il. Il n’a pas pour ambition de mettre fin au travail, bien au contraire. Il a pour ambition de permettre à quelqu’un de pouvoir travailler autrement. » Le chercheur rappelle qu’aujourd’hui 38 % des personnes qui pourraient toucher le RSA socle ne le réclament pas. « Le principe de la carotte et du bâton ne fonctionne pas », résume-t-il.
Pour contrebalancer cet avis, un ami chercheur m’a conseillée de discuter avec Clément Cadoret, qui travaille dans le secteur des politiques sociales. M. Cadoret a récemment écrit un article intitulé « revenu universel : halte à la pensée magique ». « C’est une idée qui est séduisante, c’est vrai, commence-t-il. Intellectuellement, je trouve ça hyper intéressant de passer du temps à discuter du revenu universel. C’est stimulant car on parle d’un projet sur le long terme – même Hamon se garde bien de promettre la mise en place de toutes les étapes d’un véritable revenu universel d’ici 2022 – mais aussi de social, de ce qu’est la solidarité, de ce qu’est un travailleur pauvre. Tout cela est passionnant. »
Malgré cela, l’auteur s’emporte contre la teneur actuelle des débats entourant le revenu universel. « Quand il s’agit de savoir si c’est faisable ou pas, on se heurte souvent à un ping-pong d’arguments d’autorité entre les “si, si, je vous jure c’est réaliste” et les “mais non ça ne l’est pas”. Ça reste quand même à ce niveau-là de débat pour l’instant, c’est-à-dire qu’on ne creuse pas vraiment. »
Il rappelle que ce type de revenu n’a, pour l’instant, jamais été vraiment mis en place. « La portée des expériences étrangères menées – et souvent improprement citées – est très limitée », affirme-t-il. C’est selon lui le cas de la Finlande. « Les Finlandais ne sont absolument pas au revenu universel. Ils ont mis en place une déconditionnalité de l’aide qu’ils versent à 2 000 demandeurs d’emploi de longue durée. C’est un projet géré par un gouvernement conservateur dont l’objectif est de remettre les Finlandais au travail. »
Et Clément Cadoret de poursuivre : « J’estime qu’il y a pas mal de contre-vérités dans le débat public sur le sujet et qu’on néglige un petit peu la complexité du modèle social de notre pays. Les Français y sont à la fois extrêmement attachés et en même temps le comprennent de moins en moins. La couverture sociale est plus forte que dans de nombreux pays, et cela suscite paradoxalement plus de débats. Où faudrait-il proposer un revenu universel en réalité ? Sans doute d’abord dans des pays comme les États-Unis, où la protection sociale n’existe quasiment pas. »
Reste à savoir ce qu’en diront les Français lors de la campagne présidentielle. Pour le moment, si les sympathisants de gauche semblent défendre la proposition de Benoît Hamon, ce n’est pas le cas de la majorité de la population.
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[ERRATUM : dans une première version de l’article, nous affirmions que Jean-Éric Hyafi était membre du Mouvement français pour un revenu de base. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.]