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À la recherche du « poitín », la gnôle cachée des Irlandais

L’Irlande est une terre connue pour ses alcools. Et dans son catalogue, le poitín est peut-être le plus méconnu. C’est pourtant l’alcool distillé le plus ancien d’Irlande et peut-être même du monde. Avant le Jameson et le Bushmills, il y avait le poitín – prononcez « po-tchiiiine » avec un ton nasillard sur la dernière syllabe.

Le poitín est ce qu’on appelle un moonshine, un alcool de contrebande que les gens fabriquaient traditionnellement chez eux avec des patates. Le mot poitín vient de pota, le mot irlandais qui signifie « petit pot ». Longtemps demeurée illégale, la vente de poitín est passée dans le domaine légal en 1997. S’il est toujours interdit en Irlande du Nord, la République d’Irlande le tolère mais uniquement s’il est préparé dans une vraie distillerie et pas dans la grange de votre grand-oncle.

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Et la route pour se refaire une réputation est longue puisque la plupart des pubs en Irlande n’ont pas encore accusé réception. Quand vous manifestez vos envies de poitín, ils vous calment tout de suite en vous claquant un « c’est illégal » cinglant – comme si vous veniez de leur demander un caillou de crack.

Les rues de Galway. Tous les photos sont de Jo Turner.

Donal O’Gallachoir gère l’image des distilleries Glendalough, dont il est également le co-propriétaire, aux États-Unis. Cette distillerie artisanale installée dans le comté de Wicklow produit trois types de poitín. Tandis que lui s’occupe de faire connaître l’alcool à l’étranger, ses collègues ont la dure mission de laver la réputation du poitín dans sa terre natale.

« C’est le tout premier alcool distillé », me raconte-t-il. « Chaque bouteille d’alcool dans n’importe quel bar miteux du monde est en fait une descendante du poitín. » Des écrits monastiques datant de 584 av-J.C. attestent de son existence. Ce n’est qu’en 1661 que le poitín décide de se faire discret, les Irlandais préférant éviter de payer la taxe que les Anglais imposent sur l’alcool à l’époque.

« Le poitín a alors commencé une existence champêtre et bucolique loin de la Couronne », narre Donal. « Les distillations se faisaient généralement quand il y avait du vent pour que les fumées se dispersent tout de suite. Une poignée de familles dans quelques régions se sont attachées à préserver le poitín jusqu’à sa légalisation en 1997. »

C’est bien bucolique tout ça mais il faut quand même préciser que mal préparé, le poitín – comme tout moonshine – peut rendre aveugle ou même tuer. Donal souligne que la réputation des familles productrices de poitín se base entièrement sur la qualité de leur alcool.

« On observe actuellement une tendance visant à faire renaître l’art de la distillerie artisanale. La distillerie Glendalough est à la pointe dans ce domaine », se gorge Donal.

Mais est-ce que l’alcool qui sort de Glendalough est du poitín ? Certains émettent des doutes.

Le musée du Whisky à Dublin.

Mark Bagnall travaille au musée du whisky de Dublin. Pour lui, le poitín vendu en magasins n’est « pas le même » que le poitín traditionnel. « Les nouveaux producteurs produisent en fait un nouvel alcool qu’ils vendent sous le nom de poitín. »

Pour Mark, le vrai poitín est forcément illégal. La preuve en est que le meilleur poitín d’Irlande est selon lui vendu par les condés après les saisies. La production personnelle est « presque tolérée » tant qu’elle ne prend pas des proportions trop importantes.

Il évoque une grosse prise en 2015 qui a eu lieu dans le comté de Cavan. Un homme a été arrêté car il avait installé une distillerie dans son jardin. Deux mille litres de bibine ainsi que du matériel avaient alors été saisis.

Mark m’explique que le poitín vendu légalement n’est rien d’autre que du whisky qui n’a pas été mis à vieillir. Cet alcool légal est fait avec des céréales plutôt que des pommes de terre et il ne titre « qu’à » 40% alors que le poitín fait maison peut aller jusqu’à 80 ou 90%.

Mark a passé son enfance dans les Midlands. Il me dit que là-bas, on trouve facilement du poitín. Il m’explique que les gens ne se contentent pas de le boire mais s’en servent aussi comme d’une lotion contre les douleurs. « Mon père a dû se faire opérer du genou il y a longtemps. C’est un type du coin qui s’est occupé de sa rééducation. Il préparait une décoction tellement puante que je n’oublierais jamais cette odeur. Un mélange d’huile d’olive, de Deep Heat (une sorte de Synthol irlandais, ndlt) et de poitín. » Le reste des employés du Musée du Whisky me confirme que le poitín est plutôt pas mauvais contre l’arthrite et les maux de dos.

Mais si le poitín est omniprésent, pourquoi je n’arrive pas à mettre la main dessus ?

C’est comme quand on cherche de la marijuana à Vancouver : on vous dit que c’est facile à trouver, vous en sentez l’odeur partout dans les rues mais dès que vous commencez à poser des questions les gens s’imaginent que vous êtes un poulet (même si vous avez un accent d’étranger) et c’est mort.

Un pub de Cork.

Dans toutes les villes d’Irlande que j’ai visitées, j’ai essayé de trouver du vrai poitín. Mais dans tous les pubs, on m’a répondu d’un regard glacial ou d’un refus pas très commercial. Au Crane Bar de Galway, le barman qui se trouvait jouer du bouzouki a eu la politesse de me répondre « c’est interdit, maintenant. » Il m’explique que s’il gardait du poitín dans son pub, il perdrait sa licence.

Lui et quelques clients se sont ensuite lancés dans une longue discussion pour savoir où je pourrais mettre la main sur de la vraie came. Selon eux, le mieux est de conduire jusqu’en rase campagne (sauf que je n’avais pas de voiture) et d’aller ensuite toquer aux portes. Ils avaient l’air d’estimer que la petite ville de Galway était déjà trop importante pour que ses habitants soient intéressés par la production de poitín.

J’en étais réduit à demander à mes amis et à des gens rencontrés par Airbnb ou par hasard. Les personnes à qui on s’adressait (tous les employés du Musée du Whisky inclus) étaient persuadées de connaître quelqu’un qui en faisait. Mais dès qu’ils appelaient leur contact, ils se rendaient compte que ce n’était pas le cas.

Un petit jeune avec qui on traînait parassaît confiant, mais c’était avant de passer quelques coups de fil et de revenir bredouille. Pareil, un vieux pote était certain que son propre père en avait avant de découvrir que la réserve familiale avait été bue. Au bout d’un moment, on avait lancé une véritable petite armée de weirdos irlandais en quête de poitín.

Maeve O’Reilly, une amie irlandaise résidant actuellement à Londres, se souvient en avoir bu lors de l’Oxegen Festival de la Punchestown Racecourse. Elle était alors ado. Quelqu’un lui a rempli son gobelet en plastique et comme elle n’avait que 17 ans, ça l’a bien marqué. « C’est comme du décapant », me décrit-elle. Elle a ensuite évité d’en boire toute sa vie. Toute sa famille évite d’en boire, en fait.

Une bouteille de poitín approuvée par la loi mais pas par mes papilles.

J’ai finalement réussi à mettre la main sur un exemplaire de la version légale et commercialisée du poitín. Après une quête particulièrement ardue, je suis tombé sur une petite bouteille de Two Trees Poitín dans une boutique de Kilkenny. Le soir-même, on s’enfilait quelques shooters.

Maeve n’avait pas tort quand elle me parlait d’un goût ressemblant à du décapant – c’était bien dégueu. Le seul point de comparaison auquel je peux penser, c’est le baijiu, l’alcool chinois qui n’existe que pour aider à supporter la vie en Chine.

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Même Donal, dont le métier est quand même d’en vendre un maximum, admet qu’il faut un peu de temps avant d’en apprécier le goût.

« Le profil aromatique du poitín est vraiment particulier. Quand les gens en goûtent, ils se demandent automatiquement ce que c’est que ce bordel. La plupart des gens n’ont jamais rien bu de semblable au poitín, » dit-il. Il soutient que le poitín n’est pas mal du tout en cocktail.

Après deux semaines en Irlande, nous prenions le ferry pour la France. Sans avoir jamais mis la main sur du vrai poitín, il est vrai, mais au moins je suis toujours en vie et voyant.