C’est sans aucune transition qu’on est sorti·es du confinement et ses relations virtuelles pour nous noyer dans la vraie vie et son gouffre sans fond de débats intenses et houleux. Aucun filet de sauvetage, juste le vertige et des nausées. Depuis mars dernier, la vie ne s’est pas faite avare de sujets sur lesquels spéculer juteusement et n’importe comment : le coronavirus bien entendu, les violences policières, le racisme institutionnel, les statues coloniales, les Ouïghour·es ou le féminisme.
J’étais pas prêt.
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Bien sûr, toutes ces luttes existaient avant ; mais j’ai comme l’impression d’être noyé. Pas par ces trucs qui, de mon point de vue, sont des combats légitimes à mener ; mais par tout ce qui les entoure, c’est-à-dire vos avis. Ça reste une très bonne chose que plus de gens mettent enfin ces sujets sur la table pour en débattre, mais je n’ai qu’une observation en ce qui me concerne : les débats me gavent et me fatiguent. J’ai mon avis sur tout, mais j’ai tendance à penser que les gens qui ne pensent pas comme moi sont trop cons pour que je puisse les convaincre et les rallier à mes idées. À quoi bon. Tout ça pour que chacun·e campe sur ses convictions ; si bien qu’au final, on a juste perdu de la salive et du temps ?
Évidemment, dans la vie rien n’est binaire. Tout comme il y a un éventail de pensées et de variables – et pas juste les « pour » et les « contre » –, ces débats provoquent chez moi une variété de nuances de pensées : j’ai autant envie de faire parler la poudre et vous canarder que de juste tout balayer d’un doux revers de main et aller jouer à Football Manager 2013. Du coup, je passe outre. Mais qu’en serait-il de la société si tout le monde faisait comme ça ? Question subsidiaire : pour ou contre le suicide collectif ?
Le débat est voué à l’échec. J’ai rarement pu convaincre, comme on m’a rarement sorti de mes retranchements. J’ai toujours tendance à trouver éclatés les arguments qu’on me sort, surtout quand c’est du genre : « Le féminisme, ça exclut les hommes ; y’a pas le mot “homme” dans “féminisme” » – on en parle des « Droits de l’homme » ? Il faut bien rétablir la balance. Et puis il n’y a rien de plus éreintant que d’expliquer à quelqu’un que oui, « Black Lives Matter » est synonyme d’égalité quand, en dépit de sons sens initial, « All Lives Matter » est indissociable du suprémacisme blanc. Niveau violences policières, c’est avec les mains moites que je donnerais ex-aequo la palme de la mauvaise foi (ou de la connerie) à « Si tu remets en question la police, compte pas sur elle quand on va te cambrioler » et « Pourquoi Adil a fui s’il n’avait rien à se reprocher ? ».
Que dire aussi de cette fertile mascarade autour du port du masque et de son efficacité ? C’est ce masque qui vous fait geindre pour votre liberté ? Bien sûr, ce masque remet en question l’autorité, la manière dont on nous manipule et comment on se conforme ; mais n’oubliez pas que vous êtes des esclaves du capitalisme depuis votre naissance. C’est maintenant qu’on se réveille ? Je m’en branle du masque, je le portais déjà vu que ça pue toujours la merde fraîche, la pisse, la sueur ou l’haleine fétide dans le métro – et que je suis Japonais – ; mais ça me paraît fou de se focaliser sur ce truc alors qu’à côté, le personnel soignant est en train de couler, la culture meurt à petit feu et les féminicides vont bon train.
En attendant la sortie du livre « Pourquoi il faut déboulonner les statues coloniales et les foutre dans des musées afin de pouvoir les recontextualiser et non les glorifier / Pour les nuls », les militant·es de tous horizons et de tous niveaux s’affairent aux multiples combats qui se tiennent et doivent faire face à une partie de la population qui s’ennuie assez fort pour faire ce qu’elle sait faire de mieux : minimiser et mettre en doute.
On pourrait presque diviser ces gens en deux : ceux frappés par l’effet Dunning-Kruger et ceux, trop conservateurs, qui ne remettront en question leurs privilèges pour rien au monde. Dans les deux cas, c’est comme parler à un·e pervers·e narcissique : il faut être fin·e stratège et avoir de l’énergie. Je ne dispose d’aucun des deux.
Ces gens préféreront toujours mettre à mal vos dires en se basant sur des détails plutôt que de remettre en question leurs privilèges. Parce que ces comportements sont évidemment propres aux personnes privilégiées, qu’on parle de genre, de race, de classe, de préférences sexuelles ou d’orientation politique. Leurs comportements sont les pires pour la société ; ces gens sont les chiens de garde du maintien des injustices. Minimiser et invisibiliser vos combats pour maintenir le statu quo dans la société, voilà leur objectif.
Et c’est parce que leurs arguments vont se baser sur des détails, la non-contextualisation, des exceptions ou des généralités qu’ils vous fatigueront ; parce qu’ils vous donneront l’impression de ne pas parler de la même chose, ou seront totalement perdu·es dans une autre galaxie, du style « En juin tout le monde était BLM mais là, on les voit plus les soi-disant activistes » ou « Un pote marocain m’a dit qu’Adil, il a joué et il a perdu. » Ce temps passé à écouter ces débilités dignes des commentaires sur Sudinfo, vous auriez par exemple pu le passer à cultiver vos idées et renforcer vos luttes. Mais il y a toujours ce besoin de vouloir convaincre l’autre, même si c’est peine perdue.
Ce serait évidemment trop dangereux de rester dans sa douce zone de confort, et les réseaux sociaux et leurs bulles de filtres sont des portes ouvertes au repli sectaire. Le problème – sur internet comme dans la vraie vie –, c’est que beaucoup semblent vouloir argumenter dans l’optique d’avoir raison. L’escarmouche schopenhauerienne est alors inévitable et autant dire qu’à ce jeu, même les sophistes de bas niveau ont leurs chances. Préservons-nous de ça.
Le seul intérêt de cette pratique épuisante serait de la rendre publique, pour convaincre les esprits plus incertains. Et encore.
Je ne dis pas que je ne respecte pas les positions différentes des miennes ; mais quand tout ce que vous dites me fait rouler des yeux, j’ai juste envie de les fermer. Et si cet article vous semble claqué à mort, vous savez pourquoi ; je n’ai discuté de tout ça avec personne. Entre autres parce que je n’ai pas besoin de tergiverser comme je n’ai pas besoin de me poser une multitude de questions avant de me positionner contre n’importe quelle forme d’inégalité sociale ou l’impérialisme.
Les livres ça coûte cher, mais moins que le temps perdu à jamais. Parfois, il faut arrêter de faire croire que c’est plus compliqué que ça ne l’est.
Je vous laisse avec mes certitudes : beaucoup de gens meurent du Covid-19, la surproduction et la surconsommation nous mènent dans le trou, il faut remettre en question la police et déboulonner certaines statues, le racisme institutionnel anti-blanc n’existe pas et je vais me faire insulter en DM par des esprits conservateurs de plus en plus troublés par l’abondance de contenus progressistes et « islamo-gauchistes » dans l’espace public. Mais au final, comme je l’ai vu noir sur blanc en Comic Sans MS sur une page conspirationniste : « Les abeilles ne perdent pas leur temps à expliquer aux mouches que le nectar est meilleur que la merde ».
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