Le cinéma a ses blockbusters et ses films d’auteur. La bouffe, ses McDo et ses cantines de quartier. Le foot, lui, a ses deux Coupes du monde : celle de la FIFA – ses milliards d’euros, ses stars mondiales et ses scandales – et celle de la ConIFA, beaucoup plus artisanale. Une sorte de petite sœur altermondialiste où ne figurent pas les grandes puissances, mais des « peuples sans État ». Comprendre : des sélections aussi surprenantes que le Matebelaland (une région du sud-ouest du Zimbabwe), la Haute-Hongrie ou la Cascadie, à la frontière entre les États-Unis et le Canada. Ces équipes sont toutes membres de la ConIFA, une fédération créée en 2013 pour donner aux minorités le droit de s’exprimer balle au pied.
Une belle ambition que tentent de réaliser les bénévoles et le président, Per Anders-Blind, seul salarié de l’association, dont la fiche de paye n’a rien de commun avec celles de ses homologues de la FIFA. Pour tout budget, la ConIFA se contente de 500 euros de frais d’inscription par membre et des revenus de sponsoring générés à chaque compétition, soit 285 000 euros pour la prochaine Coupe du monde qui s’ouvre le 31 mai à Londres. Autant dire une goutte d’eau par rapport à l’océan de flouze qui a inondé les caisses de la FIFA lors de la dernière Coupe du monde 2014 au Brésil : rien qu’en revenus marketing, l’association « à but non lucratif » la plus rentable au monde avait récolté 1,6 milliard d’euros grâce à ses partenariats avec des marques.
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« Préparer un match contre la France, c’est facile, contre le Vanuatu c’est pas la même chose ! » – Marco Gotta, manager de la sélection de Padanie
Ses 285 000 euros, la ConIFA les tire de son contrat signé avec Paddy Power, une plate-forme de paris sportifs qui permettra donc aux gamblers de s’aventurer sur des matches aussi exotiques qu’un Abkhazie-Tibet ou un Tuvalu-Padanie. De quoi donner des cheveux blancs aux bookmakers pour définir les cotes, tant il est difficile d’évaluer le niveau des équipes aux joueurs inconnus et aux performances variables. Pour les sélections engagées, le problème est le même, comme le souligne Marco Gotta, manager de l’équipe de Padanie, un territoire recoupant tout le nord de l’Italie : « Préparer un match contre la France ou le Brésil, c’est facile, tu as des vidéos, tu les vois tout le temps jouer. Mais contre le Vanuatu, c’est pas la même chose ! C’est très dur de trouver des infos sur eux. » Pour ces équipes constituées à 99 % d’amateurs, l’autre enjeu consiste bien sûr à arriver à composer une équipe compétitive le jour J. Pas facile quand les joueurs travaillent ou n’arrivent pas prêts à 100 % physiquement : « C’est une compétition spéciale dans le sens où on joue 6 matches en 10 jours. Comme notre banc est un peu moins fort que notre « 11 » titulaire, il suffit que tu aies un blessé ou un joueur qui ait un problème, et la compétition peut vite mal tourner », pose le technicien. Dans son effectif, la Padanie compte son goleador Marrazzo, honnête joueur de 4e division italienne, mais aussi Tignosini, 36 ans, le patron de la défense, et Enoch Balotelli, frère de Mario, la caution star. Un casting plutôt prestigieux par rapport à d’autres équipes issues de cultures où le football n’est pas roi.
Parmi elles, le Tibet fait figure de Petit Poucet. L’équipe est née sous l’impulsion de Michael Nybrandt, un Danois tombé amoureux du pays lors d’un voyage en tandem en 1997. Un périple durant lequel il s’est découvert une vocation : « Nous faisions étape dans un monastère, où j’ai fait un rêve très clair et précis dans lequel je créais la sélection nationale tibétaine », se remémore-t-il aujourd’hui. 21 ans plus tard, le rêve s’est réalisé, notamment avec l’aide de la sœur du Dalaï-Lama, une aventure que Michael Nybrandt a raconté dans sa BD Rêves sur le toit du Monde. « Le projet a beaucoup inquiété la Chine, pose-t-il en rembobinant le film du premier match joué par la sélection contre le Groenland en 2001. Pékin avait mis la pression sur le ministère des Affaires Étrangères danois et avait menacé le Groenland, qui est un gros exportateur de crevettes, d’arrêter les achats. Ça prouve quand même que ce projet n’avait rien d’anodin puisqu’il a poussé l’une des plus grandes puissances mondiales à se découvrir diplomatiquement. » Car derrière ce match, c’est autre chose qui se joue, assure Michael Nybrandt : « Le problème pour la Chine, c’est que, durant 90 minutes, le Groenland reconnaissait le Tibet comme son égal et lui donnait l’occasion de se parer des atours d’un véritable pays : l’hymne, le drapeau, les maillots. C’est ça qui est inquiétant du point de vue chinois. »
« Je n’irai pas seulement pour jouer, mais aussi pour militer » – Kouceila Saidouni, joueur kabyle
Le Tibet n’est pas la seule équipe pour qui la compétition revêt un caractère politique. La première participation de la Kabylie constitue aussi une belle occasion pour cette région à l’identité très forte d’affirmer ses divergences avec le pouvoir central algérien : « Si je suis sélectionné, je n’y irai pas seulement pour jouer mais aussi pour militer », explique Kouceila Saidouni, candidat à une place dans l’équipe. D’autres, en revanche, se défendent de tout projet politique mené balle au pied. Ainsi, la Padanie communique beaucoup pour se défaire d’une image héritée du passé : celle d’une équipe montée par la Ligue du Nord (parti d’extrême droite italien) qui avait utilisé le foot pour porter son message politique très marqué. « Nous n’avons plus rien à voir avec cette époque. L’équipe a été supprimée, puis nous l’avons remontée sur un projet totalement apolitique », appuie Marco Gotta. Même positionnement du côté du Matebelaland, dans le sud-ouest du Zimbabwe, où le sélectionneur Justin Walley insiste sur le fait que la sélection est uniquement « un outil pour le développement humain de la région ». Pourtant, le contexte se prêterait à plus de revendications politiques : le Matebelaland, anciennement sous la coupe de la Rhodésie blanche, puis sous le coup d’une violente répression de la part de Robert Mugabe, le doyen des dictateurs mondiaux, a une histoire agitée. Mais Justin Walley l’assure, l’équipe est bien plus inquiète du financement du voyage pour les joueurs et le staff que de la politique locale : « Il nous manque encore 8 000 euros pour que tout le monde puisse être du voyage [ un mois avant le début de la compétition, N.D.L.R.] », ajoute Justin Walley, qui tente de réunir les fonds pour vivre cette aventure.
Du côté de la ConIFA justement, on reste prudent sur le sujet de la politique, comme l’appuie bien Sascha Düerkop, secrétaire général de la confédération et accessoirement mathématicien fan de maillots de foot : « Nous sommes une association totalement apolitique. On interdit toute forme de revendication pendant nos compétitions. Évidemment, étant donné que certains de nos membres ont des objectifs d’autonomie ou d’indépendance, nous faisons bien attention à ce qu’ils n’utilisent pas les matches organisés par la ConIFA comme des tribunes pour leurs ambitions politiques. Notre mission se cantonne à donner l’occasion à ceux qui ne sont pas considérés ou écoutés de jouer au football. Mais il est vrai que la limite entre foot et politique est parfois assez ténue et que nous devons faire attention. » En 2016, la dernière Coupe du monde organisée en Abkhazie – région séparatiste de Géorgie soutenue par la Russie – n’avait pas échappé à certaines tensions en la matière. Un souvenir qui donne un sens nouveau à la phrase habituelle des commentateurs sportifs : au foot, l’enjeu prend parfois le pas sur le jeu.