Originaire du Michigan, Fred Thomas est un éminent lifer indie dont le nom a pu être aperçu à une trâlée d’endroits depuis la fin des années 90 : notamment comme leader de la formation indie-popSaturday Looks Good To Me (qui a commis des albums sous Polyvinyl et K Records au milieu des années 2000), comme musicien ou accompagnateur pour His Name Is Alive et Chain & The Gang, ou encore comme ingénieur, mixeur ou réalisateur sur des disques de Tyvek, The Hive Dwellers et Priests, parmi tant d’autres.
Un héros de l’underground michiganais, donc, qui, en août 2015, a quitté le Midwest pour accompagner sa femme qui venait étudier à Montréal. Il a laissé derrière lui ses emplois de rédacteur et critique chez allmusic.com, et d’ingénieur dans un studio. Il est arrivé dans la métropole québécoise avec beaucoup de temps libre et peu à faire sinon plancher sur un neuvième album solo.
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Paru sous Polyvinyl le 27 janvier dernier, Changer traite et témoigne de l’initiation au temps vaste – ce temps montréalais, encouragé par les loyers modiques – qui permet notamment de s’arrêter pour réfléchir aux changements qu’on s’impose, à ce qu’on laisse derrière, aux années passées.
Ta femme et toi êtes déménagés ici il y a environ deux ans – qu’est-ce qui vous a menés du Michigan à Montréal?
Emily avait fait des demandes d’admission aux quatre universités où il est possible d’étudier en Creative Arts Therapies en Amérique du Nord, et elle a été acceptée aux quatre endroits. De mon côté, je me trouvais trop vieux pour vivre à New York – je trouvais déjà que c’était tough en 2008 – et j’avais un bon souvenir de Montréal – j’y avais déjà joué quatre fois avec Saturday Looks Good To Me – mais rien ne m’attendait ici.
Comment s’est faite la transition vers Montréal, dans ton cas? Est-ce que le travail sur Changer était déjà amorcé à ce moment-là?
Avant qu’on quitte le Michigan, j’étais tellement occupé : je préparais notre déménagement, je me débarrassais ou je vendais la plupart de mes choses, je faisais 80 heures par semaine au studio où je travaillais pour mettre de l’argent de côté, et mon album précédent, All Are Saved, venait de paraître, donc j’étais encore souvent en tournée aussi. Puis soudainement, en arrivant à Montréal, je me retrouvais seul : ma femme passait ses journées à l’université, ce qui me laissait 10 heures par jour pour faire quelques gigs de mixage et de la rédaction à distance, essayer d’apprendre le français par moi-même – ç’a été un échec, mais ça m’a permis de réaliser que les notions que je tenais de l’école étaient souvent fausses, comme peanut butter, ça ne s’appelle pas du « beurre de cacahuète » – et composer de la musique.
Mes voisins m’ont rapidement fait comprendre que je ne pouvais pas jouer de guitare dans mon appartement, donc je me suis tourné vers les synthés : je pouvais passer des heures sur un patch, un son, j’ai regroupé une trentaine d’idées d’une minute sur la mixtape Minim, et il y a environ 2 % de ça qui se sont retrouvés sur Changer. Et surtout, ici, je pouvais prendre le temps de me rappeler certaines étapes de ma vie et de replacer chronologiquement mes souvenirs, comprendre ce qui s’est passé avec moi depuis toutes ces années où j’étais constamment en tournée ou en studio. Ça m’a permis de réaliser que les choses cessaient de m’arriver à moi, qu’elles se passaient plutôt autour de moi. Que j’étais un touriste, finalement. Ce sont ces réflexions et ces souvenirs-là qui ont nourri les textes du disque.
Et le changement de communauté – tu as quitté une scène où tu étais actif, reconnu, pour un lieu où, comme tu dis, tu n’avais virtuellement pas d’ancrage – est-ce que Detroit s’ennuie de toi, est-ce que Montréal t’a bien accueilli?
Ça fait 23 ans que je suis en tournée – Saturday Looks Good To Me a enchaîné 200 shows par année pendant un moment, juste en 2004 on a fait trois tournées européennes. L’an dernier, entre deux albums, j’ai malgré tout fait 110 concerts en solo : je ne suis pas si souvent à la maison. Mais depuis que j’habite Montréal, j’ai eu une période de remise en question, c’est sûr, « est-ce qu’on veut de moi, est-ce que je devrais me retirer de la musique », un drôle de headfuck passager, mais je veux que les choses puissent arriver organiquement. Je réalise que je suis juste another guy, que je peux être pris at face value. C’est bon pour l’humilité!
En décembre 2016, je suis retourné à Detroit pour quelques semaines, j’allais dans des partys tous les soirs, j’ai fait des tas de shows, j’ai enregistré dix bands en 20 jours, on me disait : « Come back! We need you here! » Ici, je suis content de simplement pouvoir observer. Je me suis fait quelques amis musiciens à travers des rencontres, des artistes que je connais et qui étaient de passage dans le coin m’ont offert d’ouvrir pour eux, mais, au total, en deux ans, je crois que j’ai joué six fois. Et ça m’a permis de m’éloigner d’une certaine compétition, de l’obsession qu’il faut toujours être présent pour ne pas être oublié.
Sur Changer , tu débites tes textes comme à travers un flux de conscience – est-ce qu’il y a beaucoup de travail derrière cette impression d’immédiateté?
Il y a tellement, tellement de travail derrière tout ça. Je vais freestyler longtemps, pour aller jusqu’au noyau d’un sentiment – c’est pourquoi il y a souvent des listes et des souvenirs dans mes paroles – et par la suite je vais éditer mes divagations – mes premières drafts sont souvent assez embarrassantes – jusqu’à ce que ça ait du sens. L’axe principal de la vie, c’est la communication, et je le ressens encore davantage en étant immergé dans un milieu où je ne maîtrise pas la langue prédominante, ce qui fait que je travaille vraiment fort pour être certain qu’on comprenne ce que je veux dire.
Ton émigration a nourri Changer , autant musicalement – par le temps que tu as pu mettre sur les synthés, par exemple – que dans les paroles. Tu as déjà entamé l’enregistrement de ton 10 e album – est-ce que Montréal l’imprègne encore?
Le prochain album traite beaucoup de la situation actuelle aux États-Unis, et de moi qui suis à Montréal, qui vois le pays brûler et qui ne me sens pas nécessairement en sécurité ici, ou apaisé par la distance. En fait, il y a une chanson à propos d’une mère et de sa fille qui ont une dispute à la pharmacie, ça s’appelle Mother Daughter Pharmaprix – donc, oui, Montréal est certainement là!