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Le fabuleux destin de FruityLoops


Illustrations – Christopher Classens

Dans cette vidéo de 2009 échouée au plus profond des entrailles de YouTube, le rappeur Soulja Boy nous présentait son home-studio, composé d’un petit micro, d’un clavier MIDI et… de pas grand chose d’autre, à vrai dire. Avec l’insolence qui le caractérisait et qui lui a valu à l’époque de s’attirer les foudres des plus grandes figures du hip-hop, le rappeur d’Atlanta nous expliquait qu’il avait composé la plupart de ses morceaux, et notamment son hit interplanétaire « Crank Dat », sur son laptop. Le reste de son (maigre) matos, il l’a acheté bien plus tard.

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« Je n’ai eu besoin que de 10 minutes pour composer ‘Crank Dat’ et tout le monde sait que ce morceau m’a rapporté 10 millions de dollars, déclare-t-il. Les gens hallucinaient : ‘Mec, tu as utilisé la version démo d’un logiciel pour écrire ce truc qui a été numéro 1 et t’a rendu riche à millions ?! »

Et même s’il cite à plusieurs reprises le nom du logiciel en question dans la vidéo, le simple fait qu’il parle de « version démo » suffira à la plupart d’entre vous pour comprendre de quoi il parle. Car tout le monde ou presque s’est essayé à FruityLoops au début des années 2000. Ultra-accessible (la version démo était disponible partout et il suffisait de quelques clics pour en trouver une version crackée sur Napster ou Kazaa), le logiciel était aussi et surtout très intuitif. Pas besoin d’instruments ni de controlleur MIDI, pas besoin non plus de connaître le solfège ou d’avoir à lire un manuel d’utilisation : tout ce que vous aviez à faire, c’était de placer des blocs de couleur sur une grille pour créer vos morceaux. Simple à utiliser et offrant des possibilités extrêmement larges, FruityLoops était le logiciel idéal pour qui voulait se lancer dans la musique sans perdre une seconde.

« Des tas de gens sont venus me voir pour me dire : ‘Mec, grâce à toi j’ai pu faire de la musique dans ma chambre, sans avoir à passer par des instruments que je ne pouvais pas me payer’ », me raconte 9th Wonder, un des premiers producteurs de renom à avoir adopté FruityLoops, dans le cadre notamment de son boulot avec Little Brother et Jay Z. Mais cette accessibilité et cette simplicité qui faisaient le succès du logiciel lui valaient également de nombreuses critiques.

Au moment où la vidéo de Soulja Boy en studio fait surface, en 2009, le rappeur est régulièrement pointé du doigt pour la simplicité et la pauvreté de sa musique. Certains, comme Ice-T, vont même jusqu’à le surnommer « le fossoyeur du hip-hop ». Mais loin de le décourager, ce déferlement de haine endurcit Soulja Boy qui se sert de cette vidéo comme d’un véritable manifeste, déclarant fièrement qu’il fait des beats en dix minutes avec un logiciel qu’il n’a même pas acheté. Et pour ne rien gâcher, tous les titres qu’il compose cartonnent.

« Je n’avais pas les moyens de me payer un vrai producteur pour mes beats », me confie-t-il au téléphone. Aujourd’hui, six ans après, Soulja Boy utilise toujours FruityLoops, rebaptisé FL Studio, et n’a besoin de guère plus de 5 minutes désormais pour boucler un morceau. « J’ai dû tout faire moi-même, poursuit-il. Je faisais des beats tous les jours en rentrant de l’école. J’en ai fait 150 en deux mois. » Et l’un d’entre eux lui a valu la première place des charts US et un deal en major.

Soulja Boy n’est pas le seul à avoir percé grâce à FruityLoops : de Hit-Boy à Metro Boomin en passant par Young Chop et Hudson Mohawke, les exemples d’apprentis beatmakers devenus producteurs pour Drake ou Kanye West grâce à ce logiciel sont nombreux. Mais FL n’a pas seulement servi de rampe de lancement à des tas de musiciens : il a également marqué de façon significative l’Histoire et l’évolution du hip-hop, de la musique électronique et de la pop.

C’est sur ce séquenceur que des gens comme Lex Luger ont par exemple posé les bases de la trap, avec ce son de charley caractéristique, accentué sur les 8e et 16e mesures, qui a été copié par la suite par les producteurs drill de Chicago et par des artistes mainstream comme Justin Bieber, The Weeknd ou Miley Cyrus—sans même parler de grands noms du hip-hop actuel, tels que Gucci Mane, Chief Keef et Future.

Tous revendiquent aujourd’hui fièrement le fait de travailler sur FL. Le producteur d’Atlanta Sonny Digital admet par exemple ouvertement que tous ses plus gros hits—« Same Damn Time » de Future, « Birthday Song » de 2 Chainz et Kanye West ou encore « Tuesday » de iLoveMakonnen, pour n’en citer que trois—ont été composés sur FruityLoops. Comme tout le monde, il s’est fait la main sur la version démo avant de passer au logiciel complet. Et il lui est resté fidèle, bien qu’il soit aujourd’hui en mesure de se payer tout le matos dont il aurait envie.

« Ce logiciel m’a ouvert tellement de portes, m’explique-t-il. C’était une révolution pour nous. » Sa force ? « Le fait qu’on puisse le prendre en main et la maîtriser à n’importe quel âge ». Pas besoin d’être un musicien ou un nerd : n’importe qui peut s’en servir et en sortir quelque chose de génial. Un sentiment que partage Jahlil Beats de Roc Nation. Quand je l’ai appelé, il était justement en studio, en train d’utiliser FruityLoops pour son show avec Skrillex prévu le week-end suivant. Comme Soulja Boy, il met en avant la simplicité d’utilisation du logiciel et le fait qu’il est capable de boucler un morceau entier en moins de 15 minutes.

« Tu peux prendre tous les instruments dont tu as besoin, les balancer sur ta grille et construire ton morceau à coups de clics », s’exclame-t-il.

C’est le père de Jahlil qui l’a initié à FL—là encore, c’était une version crackée. Aujourd’hui, il utilise la version 10 du logiciel (qui en est à la 12) pour composer des beats inhumains, comme ceux du « Amen » de Meek Mill ou de « Hot Boy » de Bobby Shmurda. Pour Jahlil comme pour Sonny, FL est un outil qui sert à créer des hits—une fonction que son inventeur, le franco-belge Didier « Gol » Dambrin, n’avait pas franchement envisagé.

Le logiciel était en effet un projet mineur pour Gol, alors employé par Image-Line, une compagnie belgo-néerlandaise spécialisée dans les jeux pornos tels que Porntris. FL était juste censé être une petite application, « plutôt moche », permettant de faire des boucles MIDI. C’était marrant, simple à utiliser, et ça n’allait pas plus loin. « Au départ, ce n’était pas un projet très sérieux, me raconte-t-il. Ça n’avait rien à voir avec ce que c’est devenu par la suite. »

Gol a grandi dans les années 80 et a fait partie de la première génération ayant eu accès aux consoles et aux ordinateurs domestiques. Passionné d’informatique, il a appris l’encodage dans les magazines de gamers qui publiaient les codes complets de jeux vidéos. C’est comme ça qu’il a, par exemple, transformé le classique de bornes d’arcades Breakout (ancêtre d’Arkanoïd), modifiant les formes ectangulaires du jeu pour leur donner l’apparence de petits personnages.

À 19 ans, il participe à un concours d’encodage organisé par IBM, où il est repéré par Image-Line. Il travaillera sur leurs jeux porno pendant plusieurs années, se passionnant en parallèle pour ce projet de boucles MIDI. Bien que n’étant pas fan de musique, il était fasciné par des logiciels tels que Rubberduck où Hammerhead, qui permettaient de composer de la musique mais donnaient, en même temps, l’impression d’être de vrais jeux vidéos.

« Ça a commencé comme un projet perso, poursuit Gol. L’idée, c’était de faire quelque chose de simple pour les gens comme moi, qui ne sont pas musiciens. » Malgré son nom faisant ouvertement référence aux Fruit Loops, les fameuses céréales hyper-sucrées de Kellogg’s (« Je pense que les logiciels devraient toujours avoir des noms débiles ») le logiciel plaît, grâce à son interface à la fois simple et ludique.

À l’ère des résaux sociaux et de l’hyper-médiatisation, Gol est un fantôme. S’intéressant peu à la musique, il ne se rend absolument pas compte de l’influence de son longiciel, même s’il est aujourd’hui devenu la locomotive d’Image-Line, qui a laissé tomber les jeux classés X depuis quelques années. On parle de lui régulièrement sur les forums, une page Facebook lui a été dédiée et il est parfois cité par des musiciens, comme le producteur français Madeon, qui l’a qualifé dans une interview de « génie du mal ». Mais peu de gens connaissent son visage, les rares photos qu’on trouve de lui en ligne étant en réalité des portraits de son agent.

Contacté par email, il est resté sobre et discret. Quand je lui ai posé une question sur l’influence de FL dans le hip-hop, utilisant un lien YouTube vers un instrumental de Young Chop pour illustrer mon propos, il m’a simplement répondu : « Je ne peux pas vraiment faire de commentaire là-dessus ». Quand je lui ai parlé du fameux son de charley mis en avant dans la trap, il m’a carrément dit qu’il « n’avait aucune idée » de ce dont je parlais, me rapellant régulièrement qu’il ne s’était « jamais vraiment intéressé à la musique. »

Rien d’étonnant pourtant à ce qu’on trouve un tel personnage derrière FruityLoops : Dambrin admet lui-même que son invention est un « un truc pour tricheurs ». Sous son apparente simplicité se cache en effet un outil d’une puissance étonnante. Il suffit de quelques minutes pour composer un brouillon, que vous pourrez ensuite développer et transformer à l’envi, grâce aux nombreuses options et plug-ins disponibles. « C’est tellement facile de poser les bases d’un morceau avec FL, a récemment déclaré le producteur Metro Boomin’ dans le magazine Fader. Dans le même article, Hit-Boy, l’homme derrière « XO » de Beyoncé et le « Niggas In Paris » de Kanye West et Jay Z, ajoute que « certains de ses beats les plus réussis sont le résultat d’expérimentations sur FL ».

La plupart des producteurs que j’ai rencontré ont comparé FruityLoops à une version digitale du MPC 60 d’Akai, le sampler qui a permis au hip-hp de se développer et d’exploser durant la deuxième moitié des années 80. 9th Wonder raconte qu’il s’est tourné vers FL parce qu’il ne pouvait pas se trouver un MPC à un prix correct (la meilleur offre qu’il ait eu était celle d’un ami d’enfance, qui lui en demandait « seulement » 3000$). Et s’il préfère aujourd’hui travailler sur les Maschine de Native Instruments, il continuer à louer les mérites de FL, le seul logiciel qui, selon lui, « permette un tel sentiment de liberté. » Quand 9th Wonder a commencé à utiliser FruityLoops au début des années 2000, beaucoup de gens l’ont critiqué. « J’étais ‘le mec qui fait ses beats sur ordinateur’, je n’étais pas pris au sérieux. » Il a fallu qu’il signe un titre sur le Black Album de Jay-Z pour qu’on arrête de le regarder de haut.

Une des particularités de FL, c’est la possibilité de créer des sons de batterie ultra-puissants. Un détail qui n’a pas échappé à Soulja Boy quand il a composé son premier titre sans FruityLoops, « 30 Thousand, 100 Million ».

« Le morceau était mortel mais le beat ne cognait pas aussi dur. Quelques années plus tard, je me suis retrouvé en studio avec Kanye West. Je venais de faire un remix de ‘Robocop’, un extrait de 808s And Heartbreak, et il voulait comprendre comment je faisais pour faire sonner les éléments de batterie comme ça. Je lui ai dit que j’utilisais FL et il a halluciné. » Le remix n’est jamais sorti officiellement mais c’est, selon Soulja Boy, le morceau qui a bâti sa réputation dans le milieu du hip-hop, et celui dont on vient lui parler le plus souvent, comme ça a encore été le cas récemment avec Travi$ Scott (grand amateur de trap mais fervent critique de FruityLoops).

Il est arrivé sensiblement la même chose à Jahlil Beats, à qui No I.D. (directeur artistique de Def Jam et mentor de Kanye West) a demandé en 2012 comment il obtenait ce son de charley. Jahlil a tout simplement ouvert son laptop et montré le logiciel à No I.D. D’un coup, l’élève s’est métamorphosé en maître. « Je me suis retrouvé à essayer de le convaincre de lâcher Ableton pour FL. »

La simplicité et l’aspect ludique de FL Studio lui ont permis de toucher une population bien particulière : les amateurs, les gamins qui bidouillaient dans leurs chambres, sur leurs ordinateurs. Soulja Boy, 9th Wonder, Sonny Digital et Jahlil Beats en ont tous fait partie. Et comme le précise Dambrin : « l’important ce n’est pas l’expérience ou la connaissance de celui qui va utiliser le logiciel, c’est ce qu’il va en faire. »

Et s’il est difficile de savoir avec certitude si tel ou tel morceau a été composé sur FL, les sonorités particulières de sa boîte à rythmes sont aujourd’hui partout, du « 679 » de Fetty Wap, au « Jumpman » de Drake et Future, en passant par « The Hills » de The Weeknd, « Lean On » de DJ Snake et Major Lazer, « Antidote » de Travi$ Scott, « White Inversion » de Post Malone ou « Don’t » de Bryson Tiller. Certains artistes, comme le producteur écossais Hudson Mohawke, sont même allés jusqu’à déclarer, lors de conférences à la Red Bull Music Academy, que « dans le top 10 US, 8 morceaux au moins avaient été composés sur FruityLoops. »

Le logiciel—ou tout du moins ses sonorités—a fini par infiltrer le mainstream. Et c’est aujourd’hui FL qu’utilisent les jeunes beatmakers à la recherche d’un son original et inédit, comme l’ont utilisé avant eux 9th Wonder, Soulja Boy ou Young Chop. C’est comme ça que s’est développé par exemple le Lite Feet, genre exclusivement basé sur FruityLoops. J’ai passé une après-midi chez deux jeunes producteurs de cette scène, un duo baptisé Hann, qui composaient dans le salon de leur manager, directement sur l’écran télé. Je les ai regardé cliquer furieusement sur leurs laptops, m’expliquant seconde après seconde ce qu’il se passait à l’écran, pendant que leurs morceaux prenaient forme avec une force et un naturel désarmants. Et leur musique ne sonnait comme rien de ce que j’avais pu entendre avant.

Reed Jackson est sur Twitter.