Il y a tout juste 20 ans, François Bayrou occupait son dernier poste dans un gouvernement, au ministère de l’éducation nationale. Enfin c’est ce qu’on croyait, ne sachant encore rien de son surprenant et fulgurant come-back de cette année. Cinq ans plus tôt, en 1992, Jimmy Cauty et Bill Drummond avaient, eux, pris leur retraite du ministère britannique du terrorisme acid-house. Adeptes de l’extrême, autant musicalement qu’au niveau communication, les deux britanniques allaient pourtant faire un retour aussi bref que fracassant le 17 septembre 1997, à l’occasion d’une performance de moins d’une demi-heure joliment intitulée Fuck the Millenium, suivie quelques semaines plus tard d’un single du même nom, ultimes contributions à la musique moderne avant extinction définitive des feux de l’amour portés à la house. Pourquoi ? Parce que le monde ne les méritait pas. Que le show-business avait tout perverti dans la création depuis sa création. Qu’ils avaient peut-être tout dit sans vouloir l’avouer et qu’une sortie digne, même si prématurée, façon coup de boule de Zidane, vaut toujours mieux qu’une pathétique reformation ou qu’un artiste qui prend l’eau et finit par rouiller.
The KLF, on vous a raconté leur histoire début 2016, au moment où Bill Drummond s’offrait aux écrans du monde à travers l’hallucinant documentaire Imagine Waking Up Tomorrow and All Music Has Disappeared qui lui est consacré. Où l’on découvre que l’ex-musicien a cessé toute activité au profit d’enregistrements lunaires et éphémères qui tendent à rendre le chant à tout un chacun au hasard des rencontres lors de ses ballades en Range Rover.
Guitariste dans des groupes de la scène post-punk du Liverpool de la fin des années 70, Drummond devint patron de label indépendant, manager d’Echo & the Bunnymen, puis chanteur folk décalé de seconde zone. De son côté, après avoir participé à Zodiac Mindwarp and the Love Reaction, sorte de Motörhead pour auto-tamponneuses, Jimmy Cauty formera Brilliant, trio post-funk qui compta aussi dans ses rangs un ex-Killing Joke. C’est là qu’il fait la connaissance de Drummond qui avait signé le groupe dans la maison de disques dont il était salarié. Après toutes ces expériences plus ou moins réussies, celui-ci a une envie qui le démange : réaliser un disque de hip-hop, un genre en pleine explosion aux Etats-Unis mais que l’Angleterre n’arrivera jamais à apprivoiser.
Il demande de l’aide à Cauty et de cette collaboration explosive naît un premier single en mars 1987, « All You Need Is Love ». Construit sur la base de samples sauvages qui s’étendent des Beatles, bien sûr, au MC5, Samantha Fox y susurre, le flingue sur la tempe, ses légendaires « touch me, touch me » arrachés à son « Touch Me (I Wanna Feel Your Body) » ainsi que des mots de John Hurt empruntés à un film de sensibilisation sur le sida. Les Justified Ancients of Mu Mu sont nés et à travers eux, le socle de l’union entre Drummond et Cauty où se croiseront les genres musicaux de demain, des samples en pagaille et un engagement politique et sociétal digne des plus grands protest-singers.
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Plusieurs singles et trois albums plus tard, le duo deviendra Timelords, auteur d’un tube gigantesque, « Doctorin’ the Tardis » en 1988, vaste mélange acid-glam du « Rock’n’Roll » de Gary Glitter, de « Blockbuster! » de Sweet et du thème de la série Doctor Who. En prenant le nom The KLF, les deux se transforment en redoutable bétonneuse à malaxer les boites à rythmes et les samples au service de l’acid-house, de la trance et de la pop. Entre temps, Cauty a formé The Orb, autre duo qui lui, œuvre dans une veine ambient dont il sera l’emblème en pleine explosion house, assurant le lien entre Brian Eno et l’école Warp naissante.
Pour The KLF, la suite a déjà un goût de mauvaise descente puisqu’après deux albums mythiques et des hits par wagons, Drummond et Cauty mettent fin à leur duo en 1992 et détruisent leur back-catalogue. Leur œuvre leur survivra chez leurs fans mais ne sera désormais plus accessible en magasin. C’est pour eux la seule façon d’afficher leur dégout de l’industrie de la musique qu’ils estiment aussi stupide que minée par la corruption.
Ils reviendront bien sous d’autres noms, comme The K Foundation, auteur en 1993 du single « K Cera Cera » où ils font chanter la vénérable scie « Que Sera, Sera (Whatever Will Be, Will Be) » par le chœur de l’Armée Rouge en la mélangeant à un vieux Lennon, le tout pour célébrer les efforts de paix entre Israël et Palestine. Le single ne sortira d’ailleurs que là-bas. La K Foundation leur sert aussi d’enseigne artistique pour des projets et performances, comme le célèbre feu de joie qui leur a permis de cramer le million de livres en billets qu’il leur reste de tout ce qu’ils avaient empoché avec The KLF, soit environ 6 millions. Nous sommes alors en 1994.
Trois ans plus tard, c’est donc l’heure d’un ultime Bayrou d’honneur. Face à tous ces groupes qui se reforment pour de gros chèques, à cette industrie musicale qui court à sa perte (son dérapage non contrôlé sur le verglas du numérique dix ans plus tard leur donnera raison), à cette musique qui devient de plus en plus la proie des impératifs commerciaux, Cauty et Drummond ramènent une dernière fois leurs fraises. Trois ans avant son démarrage officiel, le nouveau siècle qu’on nous vendait comme celui des progrès et du mieux dans un peu tous les domaines, s’annonce déjà comme une bonne grosse arnaque. Un vaste bug humain à l’échelle planétaire, bien plus réel que celui annoncé dans l’informatique qui n’aura jamais lieu. Leur performance porte ainsi le doux nom de Fuck the Millenium et aurait difficilement pu trouver mots plus explicites.
Sur la scène du Barbican Arts Centre de Londres, Drummond et Cauty invitent un projet qui les a autant impressionnés qu’amusés, l’Acid Brass. Cette association entre l’artiste contemporain Jeremy Deller et un ensemble de cuivres de Manchester a repris à sa sauce des classiques de l’acid-house comme « Pacific 202 » de 808 State, « Strings Of Life » de Rhythim Is Rhythim, « Voodoo Ray » d’A Guy Called Gerald. Ainsi que leur propre « What Time Is Love? ». Drummond et Cauty convient la bande à adapter une nouvelle fois leur mythique single en le mélangeant à un vieux chant de marins pour ce qui deviendra le morceau titre de leur représentation.
La fiesta démarre par une projection des extraits du film sur le feu de joie qui fit partir en fumée leurs livres sterling. Puis démarre une présentation par Tony Wilson, le boss du label Factory Records, lui aussi bien branché par les situationnistes. Grimés en personnes âgées, vêtus de pyjamas, Drummond et Cauty se baladent en fauteuils roulants électriques, une corne accrochée au crâne. Plus tard, on verra Drummond, toujours sur son fauteuil, arrachant des plumes à un cygne mort. Ils incarnent les deux vieux retraités grincheux présentés dans l’énigmatique communiqué de presse annonçant la soirée. Où l’on verra aussi une chanteuse d’opéra interpréter « K Cera Cera » avec un chœur masculin, et enfin, des dockers de Liverpool reprenant « Fuck the Millenium », vêtus du fameux t-shirt qui détournait le logo CK de la marque de fringues américaine afin de le coller dans le nom leur profession durant les manifestations.
Que « Fuck the Millennium » sorte ensuite en single dans une version studio de 14 minutes sous le nom de 2K serait presque anecdotique. Cauty et Drummond avaient déjà tout dit. Deux retraités qui refusent de se compromettre dans une juteuse reformation et se complaisent dans une parodie bordélique du système, un ensemble de cuivres, symbole des musiques populaires anglaises, des dockers qui menèrent une grève de quatre ans contre leur direction : tous les signes de la déroute du capitalisme tenaient en ces 23 minutes aussi bordéliques qu’historiques.
Janvier 2017. Un communiqué toujours aussi crypté et quelques affiches dans Londres annonçaient pour le 23 août le retour de The Justified Ancients of Mu Mu sous le titre « 2017: What the Fuck Is Going On? », en référence à leur premier album « 1987 (What the Fuck Is Going On?) ». A priori pas de disque, et c’est sûrement mieux comme ça. Peut-être une nouvelle performance qui rattraperait vingt années de coups de gueule contre la dégradation des conditions déjà dénoncées durant leur activité ? Plus que deux mois avant de découvrir ce qui se mijote dans leurs crânes tortueux et torturés.
Fuck the Millenium restera comme le témoignage d’un monde musical désormais englouti où le fun, l’engagement, l’inventivité, la communication subversive et l’auto-dérision avaient encore un sens. Pour ce nouveau siècle, toutes ces belles valeurs s’apparentent déjà à des sens interdits, des culs-de-sac. Les années que nous traversons n’allaient que trop donner raison à Drummond et Cauty. Et c’est pas Bayrou qui dira le contraire.
Pascal Bertin est sur Twitter.
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