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Tom Penny. Santa Rosa. 1995. (Toutes les photos sont de Pete Thompson)
Culture

Virée photographique dans le skate des années 1990

Dans son ouvrage « '93 Til », le photographe Pete Thompson se replonge dans ses copieuses archives.
Pierre Longeray
Paris, FR

Pendant quinze longues années, Pete Thompson a promené ses boitiers et objectifs de spots en spots. Devant lui, une tripotée de skaters légendaires – Stevie Williams, Jamie Thomas, Andrew Reynolds, Tom Penny, Arto Saari… – s’est succédée. Puis un jour, en 2004, il a décidé de laisser cette vie de motels et de voyages en vans déglingués de côté, pour se consacrer à d’autres projets.

Mais il y a quelques temps, l’ancien photographe des magazines SLAP et Transworld s’est replongé dans ses archives avec l’idée d’en faire un bouquin. « ‘93 Til » (édité par Goff Books et disponible début septembre en France) propose un sympathique voyage dans le temps – entre photos jamais publiées et témoignages d’anciens.

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Alors que l’ouragan Isaias venait de passer sur New-York, on a passé un coup de fil à Pete Thompson pour papoter de cette période bénie où le skate n’était pas encore perçu comme cool.

VICE : Pourquoi faire débuter le livre en 1993 ?
Pete Thompson : C’est l’année où j’ai eu ma première photo publiée dans un mag. C’était une photo de Mike Sinclair dans SLAP. Si j’ai choisi ce titre, c’est aussi pour la chanson de Souls of Mischief « ’93 ’Til Infinity », qui ramène tout le monde à cette époque. J’ai simplement enlevé le « Infinity », parce que je voulais que ça soit un titre à trou. Comme ça, chacun peut y mettre ce qui veut.

Bam Margera 1995

Bam Margera. Philadelphie. 1995.

T’as passé une bonne partie de ton enfance en Caroline du Nord, après un passage en Californie. C’était comment de skater là-bas dans les années 1990 ?
Ce n’était pas cool. Pas cool du tout (rires). On n’était pas beaucoup à skater dans le coin, et on nous regardait un peu bizarrement. Puis disons que la Caroline du Nord n’est pas le terrain le plus propice au skate. C’est très rural. Il y a bien quelques coins dans les centre-villes, mais la côte Est est vieille, l’architecture n’est pas moderne comme en Californie. Tout ça pour te dire que ce n’était pas simple.

Pete Thompson et Tony Hawk. Palo Alto

Pete Thompson (à gauche) et Tony Hawk. Palo Alto. 1984.

D’où l’idée d’aller suivre les scènes de Washington, D.C., Philadelphie et compagnie que l’on retrouve dans le livre ?
Je faisais déjà des photos en Caroline avec des gars comme Chet Childress, Will Harmon ou Kenny Hugues. Mais pour me faire publier, j’ai dû aller voir ce qu’il se passait dans des villes comme DC, Philly, Boston, Baltimore, où il y avait beaucoup plus de spots à skater et de skaters. Puis c’était pratique puisque généralement, tout était centralisé autour d’un spot. À DC par exemple, c’était la Freedom Plaza. Tu pouvais y skater, manger, fumer de la weed… C’était la maison pour pas mal de gars.

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DC Crew

DC Crew. Washington, D.C. 1993.

Ta carrière a donc débuté sur la côte Est, alors qu’à l’époque l’industrie du skate tournait uniquement autour de la Californie.
Quand j’ai commencé à prendre sérieusement des photos, les mags de skate se sont mis à s’intéresser à ce qui se passait sur la côte Est. Le skate y était vraiment différent, du coup les mags étaient plutôt content d’avoir autre chose à montrer. C’est notamment grâce à Lance Dawes, le fondateur de SLAP, qui venait de la banlieue de DC, que cette vibe East Coast s’est retrouvée dans les mags de l’époque.

Tu arrivais à vivre de ton travail de photographe ?
Quand je travaillais pour SLAP, j’avais d’autres jobs à côté. C’était vraiment un petit magazine. Trasher était dans le même bâtiment que nous. On était au sous-sol dans une pièce qui devait faire l’équivalent de deux chambres à coucher. C’était pas grand. Après deux ans chez SLAP,  j’ai rejoint Transworld, et là c’était vraiment différent. J’avais plus de ressources.

Stevie Williams

Stevie Williams. Philadelphie. 1993.

Quand on regarde certaines photos que tu as choisies pour le bouquin, on pourrait se dire qu’elles ont été prises la semaine dernière.
Les photos que j’ai choisies ont une sorte de qualité intemporelle. Intemporelle dans le sens où tu sais bien que cette image a 20 piges, mais tu y vois plein d’aspects qui font le skate d’aujourd’hui. Puis d’un point de vue purement photographique, je voulais aussi que cela soit intemporel : il n’y a pas vraiment de photos prises au fish-eye en bas d’un set de marches, comme cela se faisait beaucoup dans les années 1990. J’ai privilégié les photos à l’éclairage naturel, histoire de voir la scène comme si tu y étais.

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Kenny Reed

Kenny Reed. San Francisco. 1999.

As-tu le sentiment d’avoir fait un livre nostalgique ?
Pas vraiment. Je pense que les gens les plus nostalgiques de cette époque sont en fait les jeunes qui n’étaient pas vraiment impliqués dans l’industrie du skate. C’est paradoxal, mais mon avis, ceux qui ont une profonde affection pour cette période l’ont en fait vécue avec plus de distance que moi. Je faisais partie de ce monde-là, je traînais avec des pros, prenait des photos… C’est difficile pour moi d’imaginer comment j’aurais vécu cette époque, si j’étais juste un gamin qui skatait dans son petit bled en solo. Après, forcément que je ressens une part de nostalgie, puisque je n’avais pas regardé ces photos depuis plus de 15 ans.

Rob Dyrdek

Rob Dyrdek. Venice. 1994.

Ceux qui sont nostalgiques de cette période ont tendance à dire que la scène skate était plus pure, plus brute, plus « vraie ». T’en penses quoi ?
C’est difficile à dire, puisque j’ai arrêté de suivre le skate il y a un moment – même si je vois plus ou moins à quoi ça ressemble aujourd’hui. Mais, il y avait sans doute une certaine pureté à l’époque. Il n’y avait pas beaucoup d’argent en jeu, puis le « langage » du skate se créait un peu sous nos yeux. Donc ceux qui étaient vraiment impliqués dans les années 1990 avaient une véritable connexion émotionnelle avec le skate. Les gamins qui skataient, ils sentaient que ça leur appartenait.

« Je ne sais pas bien pourquoi cela s’est passé comme ça, mais à l’époque skater revenait un peu à chercher qui tu étais »

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Quand t’as 14 ans et que tu trouves un truc où personne ne peut te dire que tu le fais bien ou mal, c’est enivrant. Parce que c’est une période de la vie, où tout le monde te dit quoi faire : « Va à l’école », « Ramène des bonnes notes », « Pense à ton dossier pour la fac ». D’un côté, tu as donc toutes ces règles que le monde t’impose, puis de l’autre, tu as le skate, où on te dit « Fais ce que tu veux ». Je pense que c’est pour cette raison que certains sont nostalgiques de cette période : c’est potentiellement la seule fois de leur vie où ils se sont sentis comme ça. Jamais, on n’oublie cette sensation.

Andrew Reynolds

Andrew Reynolds. Copenhague. 1995.

À cette époque, ce n’était donc pas cool de skater…
Ce n’était pas cool, parce que les gens n’y comprenaient rien. Le skate, ce n’est pas comme le foot [américain], le basket ou le baseball. Même si on ne pratique pas ces sports, on finit bien par y être exposé. On comprend l’objectif, il y a des classements, des championnats. Du coup, beaucoup de gens étaient déconcertés par le skate. Et quand les gens sont confus, qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe, et bien, leur réflexe est de le tourner en ridicule. Pour les gens des années 1990, on passait pour des types complètement cinglés (Rires). La grande question qu’on nous posait, c’était « Pourquoi ? » : Pourquoi tu t’imposes ça, pourquoi tu te ramènes à l’école avec des chaussures trouées, pourquoi tu portes des baggys chelous déchirés, pourquoi tu as les tibias plein de bleus… Cela ne faisait pas sens pour les gens.

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Venice. 1994.

Si les gens ne vous comprenaient pas, et les flics ne vous aimaient pas trop non plus aussi.
Personne ne nous aimait. Et forcément, les flics non plus, ce qui a poussé notre côté rebelle encore un peu plus loin. Ça me rappelle une histoire. En 1996, je passais beaucoup de temps à Boston. On skatait tous à Copley Square, juste en face la bibliothèque. Là-bas, il y avait un flic, dont la passion était de nous faire chier. Ça le régalait. Si bien que tout le monde le connaissait. On le surnommait « Terminator Cop », sans doute parce qu’il portait tout le temps des Oakley comme celles de Schwarzenegger dans le film. Les flics adoraient faire chier les skaters, parce qu’on était sans défense. On était tous des gamins un peu marginaux, sans pouvoir ni influence. Donc ils se disaient qu’ils pouvaient nous traiter comme ils voulaient, puisque cela n’aurait aucune conséquence.

Raleigh, Caroline du Nord

Raleigh, Caroline du Nord. 1993.

Le fait de n’être pas trop aimés, a apparemment crée un puissant sentiment d’appartenance à un groupe chez les skaters. Dans le livre, Jamie Thomas explique qu’il a été complètement rejeté de la scène skate de San Francisco quand il a débarqué de son Alabama natal. Comment t’expliques ça ?
C’était très territorial. Les skaters fonctionnaient par cliques. Je ne sais pas bien pourquoi cela s’est passé comme ça, mais à l’époque skater revenait un peu à chercher qui tu étais. Il y avait tellement peu de gens qui skataient, que les skaters se serraient les coudes. Puis la plupart de ces kids avaient été rejetés toute leur vie, donc quand ils avaient trouvé des gens sur la même longueur d’ondes, ils avaient tendance à être un peu protecteurs.

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Andrew Reynolds

Andrew Reynolds. Wallenberg, San Francisco. 2004.

Pour résumer, c’était donc une sacrée galère de skater à l’époque.
C’est sûr que ta mère ne t’amenait pas au skatepark en voiture le mercredi aprem. De toute façon, il n’y avait quasiment pas de skateparks… Puis le street n’était pas encore vraiment développé. On n’avait pas vraiment conscience du potentiel de l’architecture qui nous entourait.  On voyait bien ce qu’on pouvait faire avec les legdes, les handrails… Mais tous les trucs créatifs que tu vois aujourd’hui, il fallait encore l’inventer.

« Quand t’as 18 ans, c’est le meilleur sentiment du monde. Tu sors, tu fais ce que tu veux, avec des types qui partagent une bonne partie de ta vie »

Physiquement et mentalement ce n’était pas simple non plus au vu des témoignages présents dans le livre.
Ce qui m’a toujours fasciné chez les skaters, c’est de comprendre ce qui motive un type comme Jamie Thomas par exemple, à se pousser toujours plus loin. Qu’est-ce qui le différencie un gamin qui skate pour son simple loisir ? Je pense que ceux qui ont percé, c’étaient des gamins qui étaient prêts à en payer le prix. Physiquement. Ça m’a toujours intéressé d’essayer de comprendre quel rôle l’autodestruction jouait chez les grands skaters. Il y a comme une volonté de se détruire chez eux. Cela vient de l’intérieur.

Cairo Foster

Cairo Foster. San Francisco. 1999.

C’est-à-dire ?
En fait, ces types ont un fonctionnement par rapport à la peur qui est à l’opposé du reste. En règle générale, les gens sont conditionnés pour se mettre à distance de leur peur. À l’inverse, pour nombre de ces gamins qui sont devenus de bons skaters, ils fonçaient droit vers leurs peurs. La tête la première.

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Tu te souviens pourquoi tu as décidé en 2004 d’arrêter la photo de skate ?
Il y a plusieurs raisons à ça. Pour être photographe de skate, il faut vraiment aimer le skate. J’ai aimé ça pendant longtemps. Mais au bout d’un moment, ce n’était plus très inspirant. Prendre des photos de skate, c’est comme être en reportage, tu shootes ce que tu vois et ce qui se passe. Et j’étais arrivé à un moment de ma vie où je voulais être plus impliqué dans la fabrication de mes images. Je voulais un peu plus maitriser ce que je prenais en photo. Et pour arriver à ça, je devais quitter le skate pour laisser la place à autre chose.

Pete Thompson

Pete Thompson (à droite) et Ewan Bowman. Melbourne. 2002.

Elle ne te manque pas trop cette vie faite de voyages en vans, d’hôtels un peu miteux et de démos ?
Pas vraiment. Enfin, ce qui est sûr c’est que les galères ne me manquent pas. Est-ce qu’aujourd’hui je voudrais dormir par terre, boire du Coca et manger du Burger King pendant une semaine ? Non ! Jamais de la vie. Mais à l’époque, ces galères faisaient partie de l’expérience. Quand t’as 18 ans, c’est le meilleur sentiment du monde. Tu sors, tu fais ce que tu veux, avec des types qui partagent une bonne partie de ta vie. Ce moment là, tu sais qu’il ne reviendra jamais. C’est fini. Tu n’auras plus jamais 18 ans.

Pete Thompson tient un compte Instagram où il publie des photos de skate des années 1990.

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