violences policières France futur
Photo de Zakaria ABDELKAFI / AFP
Société

Un futur sans police est-il possible ?

Aux États-Unis, le courant dit « abolitionniste » visant à se passer de police commence à se faire une place dans le débat public. Avant peut-être d’arriver jusqu’en France.
Pierre Longeray
Paris, FR

Suite à la mort de George Floyd aux mains de la police de Minneapolis, les Américains sont descendus dans les rues pour manifester contre les violences policières et le racisme. Puis rapidement, une autre question est apparue au sein de ces marches : ne pourrait-on pas se passer de la police, ou du moins la réinventer ? Aux sons des « Defund the police », « Abolish the police » ou encore « Disband the police », nombre de manifestants outre-Atlantique ont commencé à réclamer non pas une énième réforme de l’institution policière, mais une nouvelle manière de garantir la sécurité publique.

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Ce discours, que l’on qualifie d’abolitionniste, vise l’abolition de la police et du système carcéral, notamment en réduisant progressivement le rôle de la police, afin de d'allouer une partie de son budget à d’autres services plus à même de gérer les missions aujourd’hui confiées aux policiers. « L'idée étant que des individus armés et formés à faire des contrôles et des arrestations ne sont pas les mieux placés pour résoudre la grande majorité des situations dans lesquelles la police intervient », explique Magda Boutros, sociologue française à Brown University, et auteure d’une thèse sur les mobilisations contre les violences et discriminations policières en France. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit de gérer des problèmes sociaux, de santé mentale, de drogues ou de violences au sein du domicile.

Si ces théories ne sont pas encore très répandues en France, plusieurs initiatives existent déjà et s’inspirent de ce courant de pensée sans forcément s’en réclamer. L’idée de ces projets est de trouver des solutions visant à réduire le besoin de police, les situations où elle intervient ou encore son armement. Par exemple, certains quartiers mettent en place des médiations autonomes afin de réduire le besoin d’interventions policières. D’autres cherchent à réduire l’armement de la police, comme c’est déjà le cas dans certains pays, comme la Nouvelle-Zélande.

Pour mieux comprendre comment imaginer un futur avec moins – ou sans – police, on a donc discuté avec Magda Boutros et sa consœur américaine, Claudia Garcia-Rojas, doctorante au département d’études afro-américaines de Northwestern University et militante engagée dans plusieurs groupes abolitionnistes à Chicago.

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VICE : Comment est-ce qu’on pourrait définir ce discours abolitionniste ?
Magda Boutros : L’abolition est à la fois une vision politique à long terme et une pratique politique. Elle implique non seulement de travailler à abolir la police et les institutions carcérales, mais également d’imaginer et de construire de nouvelles manières d’assurer la sécurité et la justice. Elle invite à repenser les notions mêmes de sécurité et de justice : d’une manière qui ne se réduit pas à répondre à la violence par la violence et la privation de liberté. Les solutions qui sont imaginées et expérimentées varient, mais elles ont toutes en commun l’idée d’agir pour réduire les violences et les souffrances dans la société, sans avoir besoin de faire intervenir la police. Ces solutions s’attaquent aux causes : en luttant contre la pauvreté, le mal logement, l’exclusion sociale, et le racisme.

Mais cela donne quoi concrètement ?
MB : Par exemple à Chicago où j’habite en ce moment, une femme noire qui habite l’un des quartiers les plus défavorisés de la ville, Tamar Mannaseh, a crée un groupe de mères et d’habitants qui luttent contre la violence armée en renforçant la solidarité dans le quartier et en traitant les problèmes à l’origine de ces violences. Ces mères occupent les espaces publics, distribuent des repas, organisent des activités avec les jeunes du quartier, et ont ainsi réussi à réduire le taux de violences et à renforcer les liens entre les habitants. Si ces solutions s’inventent au niveau local, les abolitionnistes travaillent aussi à transformer la politique nationale en réclamant la réduction du budget de la police, pour le réallouer dans les services sociaux, de soins, de logement, pour les migrants, contre la dépendance, etc. Ils s’opposent à la construction de nouvelles prisons ainsi qu’aux alternatives qui en réalité ne sont que des formes modifiées d’incarcération (le bracelet électronique par exemple), et ils appellent à décriminaliser certaines infractions comme la possession de drogues.

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Quand est-ce que ce discours est né aux États-Unis ?
Claudia Garcia-Rojas : Si aujourd’hui on parle d’abolition c’est en grande partie grâce au travail de l’organisation américaine Critical Resistance qui travaille sur l’abolition des prisons depuis deux décennies. Quand ils ont commencé, l’idée d’abolir ce que les Américains appellent le prison-industrial complex (soit le « complexe carcéral industriel », alimenté par un système de prisons privées) était perçue comme ridicule. Mais les choses ont beaucoup changé.

violences policières Paris

Lucas BARIOULET / AFP

Comment ?
CGR : Pour Critical Resistance, le complexe carcéral industriel sert les intérêts croisés des gouvernements et de l’industrie qui utilisent la surveillance, la police, et l’emprisonnement, comme solutions aux problèmes économiques, sociaux, et politiques. À partir de là, Critical Resistance explique que « l’abolition ne vise pas simplement à se débarrasser des prisons. Elle vise aussi à se défaire de cette société dans laquelle nous vivons. Comme le complexe carcéral industriel n’est pas un système isolé, l’abolition est une stratégie large. La vision abolitionniste est de construire des modèles aujourd’hui qui représentent la façon dont on voudrait vivre dans le futur. Elle implique de développer des stratégies concrètes pour, pas à pas, se rapprocher de la réalisation de nos rêves, de vivre cet horizon dans notre vie de tous les jours. L’abolition est à la fois un outil militant et un objectif à long terme ».

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Et en France, ce discours vient aussi d’une critique du système carcéral ?
MB : En France, le mouvement abolitionniste émerge principalement autour de la revendication d’abolir la prison. Dans les années 1970 et 1980, des groupes de détenus et d’anciens détenus, comme le Comité d’Action des Prisonniers et l’Association Syndicale des Prisonniers de France, ont milité pour l’abolition des prisons. Aujourd’hui encore, des collectifs comme l’Envolée continuent de développer un discours pour l’abolition des prisons. Pour ce qui est du discours pour l’abolition de la police, il est moins fort en France. Mais il existe des groupes qui travaillent dans ce sens, même si peu d’entre eux adoptent un discours abolitionniste affiché.

« Aux États-Unis, moins d’un tiers du travail qu’un officier fait en service est lié aux infractions »

Pourquoi ne pourrait-on pas simplement réformer la police ?
CGR : La réponse est assez simple pour les États-Unis : on ne peut pas réformer une institution qui est intrinsèquement raciste. L’histoire du policing là-bas est ancrée dans la suprématie blanche : les patrouilles d’esclaves (slave patrols) sont apparues pour poursuivre, chasser et parfois tuer les esclaves fugitifs, et pour protéger les personnes blanches et leur propriété. Ce sont ces mêmes patrouilles qui ont été réformées pour devenir la police d’aujourd’hui. Ceux qui demandent « Pourquoi ne peut-on pas réformer la police ? » ne voient pas cette dimension historique. Deuxièmement, toute l’histoire des États-Unis est une histoire de réformes. Mais malgré ces « réformes », la police est devenue toujours plus raciste, plus violente, et plus punitive. La militarisation de la police en est un exemple. Troisièmement, on a également beaucoup de données qui démontrent que les réformes et les formations sont tout simplement inefficaces. Enfin, les réformes ne suffisent pas parce que, comme le dit la philosophe Angela Davis, la police est liée au capitalisme, qui a une tendance à l’amnésie historique. La temporalité du capitalisme est le présent perpétuel, et c’est pour ça qu’on se retrouve à constamment réclamer des réformes.

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Que répondre à ceux qui sont effrayés par ce discours, estimant que sans police la situation ne va que s’aggraver ?
CGR : Aux États-Unis, les gens pensent que la police fait ce qu’ils voient dans les séries à succès comme Law & Order. Alors qu’en réalité, la majorité du travail qu’effectue la police ne concerne pas les crimes et les délits. Comme la militante abolitionniste Mariame Kaba l’a récemment dit : « On peut réduire radicalement les forces de police parce que l’institution ne gère en réalité que peu de crimes et de délits. Aux États-Unis, moins d’un tiers du travail qu’un officier fait en service est lié aux infractions. Environ 8 incidents sur 10 où la police intervient sont considérés, par la police elle-même, comme relevant de faits non-criminels. Le pourcentage du travail policier qui se concentre sur les crimes et les délits pourrait ne pas dépasser les 10%. Seul 6% du temps d’un officier de patrouille est alloué à des incidents qui s’avèrent être des infractions. » Il faut aussi garder en tête que dans les 40 dernières années, beaucoup de comportements ont été criminalisés, alors qu’ils ne devraient pas l’être.

Mais comment faire en sorte que les gens continuent de respecter certaines règles ?
CGR : Il est essentiel de comprendre que les abolitionnistes ne disent pas qu’il ne devrait pas y avoir d’ « accountability [responsabilité] » ou de conséquences, mais seulement que la sanction n’est pas la solution. Et comme le note la chercheuse abolitionniste Ruthie Wilson Gilmore, l’abolition n’est pas une absence, mais une présence. Cela signifie qu’on n’appelle pas à fermer tous les commissariats demain, mais plutôt à créer les conditions d’une société où les prisons et la police ne seront plus nécessaires parce qu’on aura abordé les problèmes de pauvreté, de logement, de santé mentale, de racisme de manière adéquate plutôt que de criminaliser des personnes qui sont pauvres, sans domicile, ou noires.

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Pour certains, ce discours est vu comme utopiste.
CGR : J’ai trois réponses brèves à cela : premièrement, si l’abolition était utopiste, nous n’aurions pas cette discussion. Deuxièmement, les gens qui pensent que l’abolition est utopiste ont souvent cette perception parce qu’ils sont économiquement et/ou racialement privilégiés. Pourquoi rêver d’un monde différent si le monde dans lequel vous vivez fonctionne pour vous? Mais plus important encore, je demanderais à ces personnes : trouvez-vous acceptable de vivre dans un monde où la police et la punition ne sont pas seulement la façon dont nous répondons aux problèmes de pauvreté, de racisme… Mais aussi comment nous les entretenons ? Sinon, que faites-vous pour changer ces conditions ? Troisièmement, les gens qui croient cela sont les mêmes qui auraient cru que l’abolition de l’esclavage sous la domination coloniale française était impossible. Mais comme nous l’enseigne la révolution haïtienne, l’abolition est possible et ce n’est qu’une question de temps.

Existe-il des exemples de solutions abolitionnistes qui ont porté leurs fruits ?
CGR : Oui, il y a des exemples. Aux États-Unis, il y a des villes qui ont démantelé leur police et où les communautés ont réussi à développer leur propres réseaux de sécurité et de solidarité. En ce moment, il y a eu des petites victoires avec des villes qui réduisent le financement de la police, ce qui est un objectif majeur actuellement. Récemment, un groupe d'abolitionnistes ont organisé la campagne #8toAbolition pour introduire des mesures concrètes que les gens peuvent prendre pour commencer à créer un monde sans police ni prisons. D’autres exemples : des projets de constructions de nouvelles prisons et centres de rétention ont été stoppés. Le militantisme marche, les manifestations marchent !

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« Les citoyens peuvent mettre en place une pratique politique abolitionniste même dans un État où il n’y a pas de volonté politique de transformer le système pénal »

Quels types d’actions abolitionnistes sont déjà mises en place en France ?
MB : Il y a plusieurs types d’actions en France qui sont conformes à une vision politique abolitionniste, même s’ils ne s’inscrivent pas forcément dans un discours abolitionniste affiché. L’occupation de Zones à Défendre (ZAD) en est un exemple, où des personnes s’organisent de manière autonome et refusent l’intervention de la police pour régler les conflits. Autre exemple : dans la tradition des luttes de l’immigration et dans la continuité du travail du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, il y a des groupes locaux qui travaillent à l’auto-organisation des quartiers populaires. Cette organisation autonome peut prendre la forme d’éducation populaire, de mobilisation collective autour de problèmes liés au logement ou à l’école, ou d’actions de solidarité pour soutenir les populations les plus précaires.

Il existe aussi des groupes militants qui appellent à réduire le pouvoir de la police, en réclamant par exemple le désarmement de la police, ou la décriminalisation de certaines infractions. Enfin, certains collectifs s’organisent pour protéger les populations les plus vulnérables de la police. Par exemple, le collectif La Chapelle Debout a mis en place des « brigades anti rafles » en 2016 pour protéger les migrants et les migrantes, en mettant en place des systèmes d’alerte lorsque la police s’apprête à intervenir pour démanteler des campements, où des habitants viennent soutenir les migrants, les aident à éviter l’arrestation, les accompagnent au commissariat et dans les procédures judiciaires, observent et filment la police, etc.

Est-ce qu’en France ce discours peut trouver un écho sur le long terme ?
MB : Je ne peux pas prédire l’avenir, mais vu l’écho actuel du discours aux Etats-Unis, il est probable qu’en France aussi, où les populations marginalisées font face elles aussi à la violence et au racisme policier, les idées abolitionnistes se répandent. Surtout dans un contexte où l’institution policière se mure dans le déni et refuse toute proposition de réforme, malgré des preuves de plus en plus nombreuses de l’ampleur des violences illégitimes et de la parole ouvertement raciste et tolérée au sein de l’institution.

Pour vous, le développement de ce type de solutions en France doit-il immanquablement s’accompagner d’une volonté politique ou bien, les citoyens peuvent déjà y travailler ?
MB : Comme les exemples que nous avons cités le montrent, les citoyens peuvent mettre en place une pratique politique abolitionniste même dans un État où il n’y a pas de volonté politique de transformer le système pénal. Si aux États-Unis aujourd’hui certaines villes ont décidé de réduire le budget de leur police, ou même de démanteler entièrement la police pour la refonder sur de nouvelles bases, c’est grâce aux travail de militants qui ont dénoncé les violences policières racistes et l’impunité. Ils ont montré qu’il existe des façons alternatives de penser la sécurité et la justice. En France, dans un État centralisé, des changements similaires concernant le budget de la police par exemple, doivent nécessairement intervenir au niveau national, ce qui peut être à la fois un obstacle ou une opportunité pour les militants abolitionnistes : obstacle car il est plus difficile d’obtenir des changements du pouvoir central, mais opportunité dans le sens où toute avancée obtenue aura un impact sur le territoire national dans son entièreté.

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